Paul - Partie III : Le prix Calvin
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Paul - Partie III : Le prix Calvin
- PAUL ! PAUL ! C'EST TOI ?!
Il entend quelqu'un vociférer son prénom. Il reconnaît la voix. Il s'agit de Blaise, son agent. L'allure fringante, il se fraie un chemin parmi une dizaine d'invités, évite la collision avec une serveuse de justesse, esquive habilement une autre en faisant un tour à 360 degrés sur lui-même et atteint Paul. Il est à trois centimètres de son visage, transpirant, essoufflé.
- J'espère que tu n'as pas essayé de me joindre, s'inquiète-t-il.
- Garde tes distances ! Grogne Paul en lui claquant la poche de glace sur le visage pour le repousser. Et cesse de révéler à l'assemblée tout entière mon véritable prénom.
- Ta main est complètement gonflée et ta chemise ressemble à un test de Rorschach ! S'alarme-t-il.
- Je sais.
- Qu'est-ce qui t'es arrivé ?
- C'est un peu long à expliquer. La tâche se voit beaucoup ?
- On remarque qu'elle est là.
- Quelle merde.
L'auteur passe sa main endolorie dans la poche intérieure gauche de son veston et en extrait un papier qu'il plaque contre la poitrine de Blaise.
- Tiens ! C'est à toi.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Une prune pour stationnement impayé.
- Tu es sérieux ?
- Ça va. Ce sont seulement quelques Euros. Tu vas t'en sortir.
- Pourquoi tu n'as pas payé ?
- Je ne paie jamais une place de parking. C'est un principe. Si tu t'imposes des principes et que tu t'y tiens, tu peux aller loin. Par exemple, tu peux faire des économies.
- Sur mon dos ! C'est pour ça que tu as emprunté ma voiture ?
- Je n'en avais aucune autre sous la main ! Et franchement, ce n'est pas de bol. C'est rare qu'on me colle des amendes. Mais aujourd'hui, c'est une journée bizarre…
- Tu exagères.
- J'ai essayé de te joindre, informe Paul pour changer de sujet. Je suis tombé sur ta boîte vocale.
- C'est ce que je pensais. On est en sous-sol, donc il n'y pas de réseau. Alors, comment ça s'est passé avec Henri ?
- Mes soupçons étaient fondés. J'ai pu le mettre à nu. La stratégie du silence a fonctionné. Comme tu ne lui as pas donné la moindre nouvelle, il en a profité pour mettre en avant un jeune nouveau. L'enfoiré !
- C'est ce que tu voulais, non ? Ça faisait partie de ton plan, de toute manière. Tu peux librement signer avec Jupiteria Editions en te débarrassant d'Henri.
- Exact… Mais ça me dérange quand même de savoir qu'il compte me jeter comme un vulgaire chiffon et me remplacer sans aucun remord après tant d'années. Quand je pense à tout le pognon que je lui ai fait gagner. Je croyais qu'on pouvait se faire confiance. Eh bien, non, Blaise. Absolument pas. On ne peut faire confiance à personne de nos jours.
- Tu peux me faire confiance, tu sais.
- S'il te plaît, n'aggrave pas les choses.
- Parce que tu peux compter sur moi ?
- Oui. Tu dis ça maintenant, mais si quelqu'un de mieux que moi se présente à ta porte, tu feras de même.
- Comment peux-tu penser une chose pareille ? D'ailleurs, tu es largement gagnant dans cette affaire. C'est toi qui obtiens un contrat juteux.
- Un gagnant en demi-teinte.
Paul est le type d'homme qui imagine des histoires qu'il romance avec une énorme facilité. C'est un don et il en fait bon usage. Ce qu'il écrit est redoutable de réalisme. Il applique certaines fois les mêmes stratagèmes que ses personnages. Il les incarne, comme si ceux qui naissent dans son esprit venaient à prendre possession de ses faits et gestes.
"La stratégie du silence" est considéré comme son meilleur ouvrage. La thématique aborde le pouvoir du silence, à l'instar de son titre. Le protagoniste emploie mille et une manières afin de récupérer une vie qui lui a été volée, y compris celle de se faire passer pour mort. Il manipule ses amis, ses collègues et sa famille, les amenant à se détester ou les poussant à s'entretuer. Ce n'est qu'à la fin que les quelques survivants découvrent la machination. Sauf qu'il est trop tard pour le contrer, parce que ceux qu'il considère comme ses ennemis sont trop occupés à se quereller. Il profite pour prendre le contrôle d'une multinationale, de s'emparer de la fortune familiale et fait condamner une bonne partie de son entourage pour différents crimes qu'ils n'ont pas commis.
Dans cette comédie noire, personne ne gagne à l'exception d'un personnage inattendu, et même sans importance de prime abord. Les lecteurs et autres admirateurs ont approuvé unanimement l'ensemble du récit. La fin est particulièrement originale, parce qu'à l'inverse de ses autres romans, elle défend une cause bien plus noble que de simples intérêts personnels.
La comparaison entre "La stratégie du silence" et Paul s'arrête là. L'écrivain sert clairement ses propres intérêts sans vergogne aucune. Une proposition alléchante lui a été faite par une autre maison d'édition, concurrente directe de Mercurio Editions. De nature gourmande, il n'a pas hésité une seule seconde. Surtout qu'il suspectait Henri de vouloir faire du profit avec du renouveau depuis un long moment.
- Un contrat juteux aujourd'hui, une duperie demain ! Le monde est un vaste océan où nagent des requins voraces aux dents acérées. Tu sais comment on y survit, Blaise ?
- En mangeant les requins ?
- En y mettant le feu. En brûlant tout.
- Dans l'eau ?
- C'est métaphorique, mon vieux ! Fais un effort et projette-toi.
- D'accord.
Paul passe son bras derrière Blaise et harponne son épaule d'une main ferme, tandis qu'il allonge l'autre devant lui.
- Tu aperçois tous les lambeaux de ces sales requins, éparpillés partout autour de moi.
- Plus ou moins.
- C'est mon œuvre. Je les ai explosés.
- C'est beau, intense et… un peu effrayant.
- C'est l'objectif.
L'échange est interrompu par un tintement. Un jeune-homme tapote délicatement son verre de vin à l'aide d'un couteau pour attirer l'attention de tout le monde.
- Mesdames et messieurs, je vous invite à venir vous installer à table. Le repas va commencer promptement. Avant d'entamer le succulent menu que le chef a préparé pour notre banquet, j'aimerais laisser la parole à l'illustre femme grâce à qui tout ceci est possible.
Il tend son bras en indiquant la direction de l'estrade installée pour l'occasion. Une dame âgée se tient péniblement debout face à un micro. Elle vacille légèrement, mais un garde du corps en costume noir, posté juste à côté d'elle, assure son équilibre.
Madame Aurore De Sastein compte parmi les plus grosses fortunes du monde. Elle est aussi l'éminente présidente de la fondation des Vieux Artilleurs que sa famille a créée il y a plus d'un siècle. L'institution réunit des penseurs, des philosophes, des professeurs, des auteurs et toute une panoplie de têtes pensantes convertis en généreux donateurs. Les fonds servent à ce que les plus défavorisés puissent accéder à l'éducation et à la scolarité.
Madame De Sastein rassemble lentement ses forces. Elle se concentre afin de capturer le micro avec ses mains tremblantes, comme si l'objet était une proie qui allait lui échapper. Elle inspire bruyamment de l'air avant de souffler sur l'appareil. Incertaine, elle s'adresse à son garde du corps en le frappant à la poitrine d'un revers de la main.
- Est-ce que ça marche cette cochonnerie, Félicien ? Ils m'entendent ?
- Oui, Madame, lui chuchote-t-il discrètement à l'oreille.
- Ah ! Parfait, parfait. Merci, mon très cher. Vous pouvez retourner à votre place.
- Ma place est auprès de vous. Je suis là pour votre sécurité, Madame.
- Je n'ai pas besoin de sécurité, Félicien. Je n'en ai jamais eu besoin.
- Madame, avec tout mon respect, je ne m'appelle pas Félicien et j'exécute ma mission. Je ne peux pas m'éloigner de vous.
- Ah bon ? C'est surprenant ça. Qui vous a donné cette stupide mission ?
- C'est vous, Madame.
- Ça aussi, c'est très surprenant. Je n'en ai aucun souvenir.
- Madame… les gens attendent votre discours.
- Les gens ? Ah oui, les gens.
La vieille dame sort un papier chiffonné qu'elle déplie au rythme de quelques bâillements provenant de l'assemblée. Elle essaie de lire le texte, mais les lettres ne sont qu'un amas d'indécelables caractères. Elle tâte ses vêtements.
- Que cherchez-vous, Madame ? Demande le garde du corps.
- Mes lunettes, Félicien. J'étais certaine de les avoir.
- Vous les portez autour du cou.
Elle baisse la tête pour le constater. Elle enfile la paire de lunettes en faisant signe au garde du corps de faire attention à l'aide de son index.
- Vous êtes à la limite de l'insolence, jeune-homme.
Les conditions sont désormais parfaites pour le discours.
- Cette fois, on y est. Mesdames et messieurs, bienvenus à tous pour cette 112ème réunion parisienne de la fondation des Vieux Artilleurs. Comme vous le savez, c'est au cours de nos repas que nous soulevons le manque cruel de moyens, les inégalités sociales et les conditions de vie défavorables qui entravent l'apprentissage scolaire dans des régions moins bien loties…
La fin de la phrase est incompréhensible. Madame De Sastein vient de s'endormir en plein milieu de son allocution.
- Madame…
Le garde du corps, dont le calme olympien est digne d'admiration, réveille sa protégée avec le plus grand des soins.
- C'est l'heure de prendre le Tramadol ?! S'exclame-t-elle en sortant de son sommeil.
- Non. Vous êtes en train de faire votre discours à la réunion des Vieux Artilleurs.
- C'est exact. Où en étais-je ?
L'homme lui indique le passage où elle s'était arrêtée.
- Tout au long de l'année…
- C'est bon, je l'ai ! Vous n'allez pas faire le discours à ma place, Félicien… Tout au long de l'année, nous récoltons vos dons pour parer à ce fléau international. Certains d'entre vous sont impliqués au-delà des donations et se déplacent sur le terrain pour participer à la construction d'écoles. Mais… Je n'arrive pas à me relire… Un instant, s'il vous plaît. Félicien, mon garçon, dites-moi ce que j'ai écrit ici…
- Cette année, j'ai été…
- Voilà, merci. …Cette année, j'ai été particulièrement touchée par l'action d'un homme qui a décidé de dénoncer ce triste fait par le biais de son talent. Il a pris l'initiative de voyager jusqu'en Afrique subsaharienne avec un ami photographe pour relater et documenter son périple dans cette zone géographique. À partir de cette admirable prise de décision, il a tiré un livre magnifique que je… que je n'ai pas sur moi. Il est resté à la maison. C'est ennuyeux. J'aurais dû penser à le prendre. Comment peut-on faire l'apologie d'un ouvrage si on ne l'a pas sur soi ? Sachez tout de même que mon égarement ne change rien au plaisir que j'ai eu à le consulter. J'invite donc à venir me rejoindre ici Monsieur…
Le service est initié. L'entrée est une délicieuse tuile en mille-feuille de saumon fumé avec une écume mousseuse acidulée. L'équilibre du mets est parfaitement réparti. Le mélange des saveurs est minutieusement étudié pour obtenir de plaisantes sensations lors de la dégustation. La préparation excelle en qualité. Paul n'en fait qu'une bouchée. C'est la bouche pleine que son nom d'auteur percute ses tympans. Blaise lui donne un coup de coude.
- C'est à toi, murmure-t-il. La vielle t'appelle.
- J'ai entendu, proteste-t-il tout en mastiquant encore.
L'écrivain s'essuie rapidement avec une serviette de table blanche en satin, boit une infime dose du Château Carbonnieux blanc cuvée 2016 que contient son verre à vin, puis il se précipite auprès de Madame De Sastein. En chemin, il ferme les trois boutons de son veston pour dissimuler l'affreuse tache de café. Sur l'estrade, il s'empresse d'attraper la main de Madame De Sastein pour la baiser en guise de salut. La vieille femme reprend son discours.
- C'est avec une immense joie que je vous décerne le prix Calvin de la bienfaisance, car vos actes sont dignes d'être honorés par cette récompense.
C'est une phrase commune prononcée à chaque remise du prix Calvin avant que celui à qui il est accordé ne le touche. Chaque année, il est octroyé lors du banquet des Vieux Artilleurs en remplissant certaines conditions précisées dans une charte. Principalement, cela consiste à défendre une cause dans laquelle priment l'investissement personnel et une implication totale. Aussi étonnant que cela puisse paraître, en comparaison du comportement habituel envers ses semblables, Paul est réellement concerné par le manque de scolarisation dans le monde. Il possède un côté altruiste, mais il ne veut pas que ça se sache. Il tient à garder l'image d'un homme froid, obsédé par l'argent et égocentrique. Il est inébranlablement sûr que c'est bon pour les affaires d'être un dur à cuire hargneux, détesté et craint à la fois. Il ne peut se permettre de révéler qu'un cœur bat sous cette couche de roche en granit.
C'est à lui d'être le centre de l'attention. Il se prête volontiers à l'exercice de l'éloquent orateur, d'habitude. Il y place des remerciements hypocrites pour des récompenses obtenues par les voies du copinage, pour la plupart. Il pourrait dresser une longue liste de ses allocutions aux gratitudes mensongères ou de ses interviews fabriquées, où éloges et vantardise sont de mise.
Mais pas ce jour. Aujourd'hui, il ne doit pas être théâtral. Simple, sobre. Une pensée traverse son esprit. Il boirait volontiers un peu de ce Château Carbonnieux qu'il a abandonné non sans regret. Juste pour imprégner son gosier tout sec. C'est plus facile pour parler. Tant pis, il fera sans lui. Il se racle la gorge et se lance.
- Que dire… C'est une surprise. Une belle récompense. Je souhaite continuer à bâtir un avenir meilleur pour tous ceux qui n'ont pas la chance, comme vous et moi, de savoir lire et écrire, d'apprendre, de se cultiver. Nous ne pouvons ignorer l'importance de la mission qu'est la nôtre, l'objectif qu'il nous faut atteindre. Nous avons le devoir de nous assurer que chaque être humain détienne la connaissance. Je vous garantis que je continuerai à me battre pour que ce soit le cas. Un monde instruit est monde averti.
Couvert par un tonnerre d'applaudissements, madame De Sastein lui remet son trophée : un C doré reposant sur un petit socle indiquant "PRIX CALVIN". L'auteur le brandit fièrement, regard intense dirigé vers son auditoire, secouant la tête de haut en bas. L'attitude qu'il adopte offre deux hypothèses. Soit il considère recevoir l'accueil qu'il mérite, soit il estime que c'est une juste récompense pour sa personne.
Que ce soit l'un ou l'autre, auréolé par les honneurs qui lui sont accordés, il s'en retourne à sa place tel le conquérant délesté de ses déboires précédents. Blaise claque ses mains, ému.
- Ce sont des larmes ? Tu pleures ?
- C'était intense. Tu as un improvisé ?
- Oui, un peu. Ce n'était pas trop pompeux ?
- Non, absolument pas. Pendant que tu parlais, je me passais "Chariots of fire" dans la tête, pour marquer la puissance de tes paroles.
- Sérieusement ?
- J'ai l'air de plaisanter ?
- Non, c'est bien ce qui me fait peur.
Le reste du repas se déroule dans la bonne humeur. Les plats sont distribués dans un intervalle précis, dans la mesure où ils doivent être correctement savourés, et les vins sont spécifiquement sélectionnés pour chacun d'entre eux.
Le temps est vite passé. Paul ne l'a pas remarqué jusqu'à maintenant. Il jette un œil sur l'heure de son téléphone portable. C'est bientôt la fin de l'après-midi et il lui reste un dernier rendez-vous prévu dans son agenda, avant de regagner son domicile. Il grimace, puis se frotte énergiquement le front.
Blaise s'étonne de le voir changer d'humeur. Il y a à peine deux minutes, il riait sans retenue à sa propre blague. Sa préférée. Celle qu'il répète à tout-va, dans toutes les réceptions, meetings, salons et autres circonstances. N'importe lesquelles.
À une occasion, il l'avait essayée après un enterrement pour détendre l'atmosphère. Sa femme le lui avait vivement déconseillé, mais il n'en avait pas tenu compte et il l'avait allégrement narrée. C'était très mal passé. Autrement, c'est une valeur sûre pour autant que de jeunes oreilles ne traînent pas et que les âmes sensibles aient l'estomac bien accroché.
Il choisit toujours le même moment pour la relater : après le dessert, lorsque les panses sont bien remplies. Occasionnellement, sa petite facétie entraîne des dérapages, car les détails sont décrits avec une précision particulière. Paul n'est pas auteur pour rien.
L'expression de son visage est étonnement sérieuse. Les traits sont tendus. Les rides du lion, entre ses sourcils, sont lisibles. Il paraît tracassé.
- Tout va bien ? S'inquiète Blaise.