Chapitre 3 - Je ne suis pas un drogué !
Sur Panodyssey, tu peux lire 30 publications par mois sans être connecté. Profite encore de 29 articles à découvrir ce mois-ci.
Pour ne pas être limité, connecte-toi ou créé un compte en cliquant ci-dessous, c’est gratuit !
Se connecter
Chapitre 3 - Je ne suis pas un drogué !
La soirée s’acheva par le visionnage d’un épisode de la série Dr House. C’était la préférée de Conrad, bien que le protagoniste, brillant médecin, était vraiment le pire dans le relationnel.
Après les événements étranges qui eurent lieu ce 30 juin, les interactions entre Conrad et son père furent plus froides et distantes que d’habitudes. Plus que jamais, le garçon accompagnait Evan à son cabinet au point que son aide était devenue quotidienne. Il examinait les patients avec un œil nouveau, comme s’il espérait que quelque chose d’anormal se passe.
Le médecin était devenu plus taciturne qu’avant. À chaque question qu’il lui posait, Conrad sentait que le brun réfléchissait soigneusement au choix de ses mots. Cette attitude de plus en plus étrange ne fit que confirmer qu’il avait quelque chose à cacher.
L’enfant se sentait dans la peau du plus grand des hypocrites. Il continuait avec son père d’échanger des discussions cordiales, tranquilles, mais chacun ressentait les mots plus cinglants qui leur brûlaient les lèvres. Malgré le fait qu’il adorait Evan du plus profond de son cœur, il ne pouvait s’empêcher de se sentir trahi.
S’il me cache des choses, c’est sûrement parce qu’il ne me fait pas confiance…
Et dire que tout ça avait commencé parce qu’il avait vu un homme ayant probablement une simple entorse à la cheville marcher comme s’il n’avait pas la moindre blessure…
Cette constatation rendait leur petit conflit vraiment ridicule. Mais le simple fait que l’adulte refusait de lui donner des explications trahissait des problèmes plus graves qu’il s’efforçait de dissimuler.
Conrad revit Holmes deux semaines après sa première visite, en plein milieu du mois de juillet. Maintenant qu’il assistait à toutes les consultations d’Evan sans exception, le garçon avait hâte de voir ce que donnerait celle-ci.
Malgré qu’il sache que ce n’était pas vraiment poli à l’égard d’un inconnu, le rouquin ne pouvait s’empêcher de songer que Sieur Malpoli était un surnom qui lui allait à la perfection.
Lorsqu’il entra dans le cabinet, il arborait le même visage sérieux et austère que la dernière fois. Comme à son habitude lorsqu’il entendait la porte s’ouvrir, Conrad faisait entrer le patient qui arrivait. Mais il se figea en voyant que Sieur Malpoli était revenu. Appuyé de sa main droite sur sa canne, l’homme s’immobilisa également, plissant légèrement les yeux.
— Bonjour, marmonna le rouquin en lui adressant un bref signe de tête.
— Est-ce que le docteur Morris est là ? demanda Holmes en ignorant sa salutation.
Le garçon se retint de soupirer d’exaspération et de lever les yeux au ciel. Ce type était donc vraiment dénué de toute forme de politesse ?
— Pas pour le moment, répondit-il en s’efforçant de ne pas paraître malpoli.
— Dans ce cas, je repasserai plus tard, décréta l’adulte.
Il s’apprêtait à faire demi-tour pour repartir, quand Conrad l’arrêta.
— Il reviendra d’une minute à l’autre, il est simplement parti chercher quelques médicaments qui lui manquaient. Il sera bientôt là.
Sieur Malpoli s’immobilisa et après un soupir, lui jeta un regard par-dessus son épaule. Conrad resta le plus neutre possible, avant de s’écarter pour l’inviter à entrer. Holmes poussa un autre soupir, avant de faire volte-face pour s’approcher. Son boitement était plutôt important, et manifestement, il avait besoin de s’appuyer sur sa canne pour soulager sa jambe droite. L’homme passa à côté de lui sans rien dire pour rejoindre le bureau. Il marqua jusqu’à un des deux fauteuils et se laissa tomber dessus. Il tendit sa jambe et massa son genou d’une main.
Conrad resta immobile et silencieux en le regardant. Il ne pouvait pas vraiment dire ce qui le fascinait chez cet homme. Peut-être était-ce le fait que son père semblait cacher quelque chose sur ce type…
Holmes avait l’air de faire comme s’il n’était pas là. Il sortit de la poche de sa veste un tube de médicament presque vide. L’absence d’étiquette et le petit comprimé rond et blanc qu’il contenait informèrent rapidement Conrad de quoi il s’agissait.
Sa réserve de médoc…
— Est-ce que vous voulez de l’eau ? proposa le rouquin.
En guise de réponse, l’adulte avala le médicament d’un coup. Il devait avoir l’habitude de le prendre ainsi ; ce geste était presque mécanique pour lui.
Le noiraud agita son tube, dans lequel il restait deux ou trois pilules.
Ils restèrent tous deux en silence, sans même se regarder. En réalité, Conrad avait des tas de questions qui lui brûlaient la langue…
— Conrad ?
La voix du médecin résonna dans l’entrée, avant que le claquement de la porte ne signale qu’elle était fermée.
— Je suis là, prévint le garçon à l’adresse de son père.
Les pas dans le couloir se firent entendre avant qu’Evan n’entre, vêtu de son habituelle blouse blanche. Il avait dans la main un sachet en plastique contenant des boîtes de médicaments et des bandages propres. Cependant, il s’immobilisa en voyant le patient qui était installé devant son bureau.
— Tiens, Holmes, lança-t-il en haussant un sourcil en refermant la porte derrière lui. Bonjour…
— Bonjour, répondit l’intéressé.
Il s’apprêta à se lever, mais le praticien l’enjoignit à rester assis d’un geste de la main. Il s’approcha de son fils et lui tendit le sachet.
— Peux-tu aller ranger ceci, s’il te plaît ? demanda-t-il doucement.
L’enfant hocha la tête en faisant soigneusement taire son agacement. Il s’empressa de se diriger vers le placard pour tout remettre à sa place.
— Nous n’avions pas rendez-vous, me semble-t-il, déclara le brun en s’installant sur sa chaise. Que se passe-t-il ?
— Il m’en faut un peu plus…
La voix de Sieur Malpoli avait un agréable timbre grave, bien qu’elle cachait une faible intonation d’impatience. Conrad referma la porte de l’armoire avant de jeter un regard vers son père. Holmes posa son tube de médicament presque vide sur le bureau. Evan le prit et examina son contenu qui était dessus.
— Une autre prescription d’ibuprofène ? s’étonna-t-il. La dernière remonte à seulement deux semaines et on avait déjà doublé les doses. Vous auriez dû tenir au moins un mois.
— Apparemment pas, répondit son patient d’un air fermé. Ce n’est plus suffisant pour moi.
Le brun poussa un soupir et cacha son visage dans ses mains, le massant délicatement. Il semblait hésitant à parler, et en voyant un petit regard en coin dans sa direction, Conrad comprit rapidement que c’était saprésence qui le dérangeait.
— Vous avez déjà la dose maximale qui existe dans les analgésiques non-opioïdes, fit remarquer Evan d’un air légèrement inquiet. La douleur est vraiment si forte ?
— Non, je simule, ironisa le concerné avec un rictus glacial. J’adore le goût des médicaments…
Malgré la situation embarassante, le médecin ne put s’empêcher d’esquisser un sourire furtif. Conrad restait silencieux, essayant de capter la moindre information…
— Dans ce cas, je pense que nous allons passer aux opioïdes, soupira son père. Il y a de la codéine, en 15 milligrammes. C’est à prendre toutes les quatre à six heures en fonction du besoin. Ne dépassez pas les 200 milligrammes. Et bien sûr, il y a un risque de dépendance et des effets secondaires.
— Je sais, marmonna Holmes avec un air lassé.
— Je sais que vous le savez, répliqua son interlocuteur sans même le regarder. Mais je vous le dis quand même, on ne sait jamais…
Le garçon hésitait à bouger, de peur d’attirer l’attention sur lui. Et il ne pouvait s’empêcher de vouloir en savoir plus.
— Vous savez, ce ne sont pas des su… commença Evan.
— Je ne suis pas un drogué, répliqua sèchement Sieur Malpoli. J’ai mal.
Le médecin l’observa quelques secondes, avant de pousser un discret soupir. Il attrapa son carnet d’ordonnance, et griffonna quelques mots avant de signer la feuille. Il la tandis à Holmes qui esquissa un sourire satisfait. Il déposa un billet de vingt euros sur le bureau. Agrippant sa canne, il quitta son fauteuil avant de se tourner vers la porte. Son sourire lui donnait un air narquois, comme s’il avait roulé le praticien.
— Meercii, docteur ! s’exclama-t-il, devenu brusquement plus jovial.
— Je vous en prie…
Sieur Malpoli sortit du cabinet en boitant, avant que la porte ne claque derrière lui. Conrad rejoignit son père avec hésitation.
— Pourquoi il prend de la codéine ? interrogea-t-il sans préambule.
— Il l’a dit lui-même, répondit Evan d’un air clairement évasif. Il souffre, donc il prend des analgésiques.
— Mais avec les opioïdes…
— Conrad, tu m’énerves à toujours parler de lui ! l’interrompit brutalement le médecin en jetant son carnet sur la table. J’en ai assez que ce soit ton seul sujet de conversation !
Le rouquin resta bouche bée, surpris par une telle réaction. Son père le regarda longuement, les sourcils froncés sous la fureur. Il resta immobile, perdu, avant que son père ne se lève.
— Je vais chercher le patient suivant, déclara-t-il en s’éloignant.
Conrad se fit plus discret dans les jours suivants. Son père ne parla plus du tout de Holmes, comme si ce type n’existait pas. Lui-même préférait éviter d’en parler, comprenant bien que c’était un sujet qui l’énervait tout particulièrement.
Cependant, il ne pouvait s’empêcher de nourrir un intérêt pour Sieur Malpoli. Empruntant le portable d’Evan, il se lança tout de même dans des recherches sur Internet.
Installé à son bureau dans sa chambre, un carnet dans la main, le rouquin faisait défiler la page Internet sous ses yeux. Il avait besoin de synthétiser toutes les choses bizarres qui s’étaient produites.
Il avait noté depuis déjà des années les phénomènes étranges qui avaient lieu autour de lui. Principalement ses apparitions inexpliquées et inexplicables sur les toits de l’école, ainsi que la guérison de ses blessures en une nuit.
Conrad avait également détaillé les maladies qu’il apprenait avec son père, et celles dont il entendait parler dans Dr House. Ces dernières étaient complétées par des infos trouvées sur Internet.
En l’occurrence, il ne pouvait s’empêcher de se sentir intéressé par Sieur Malpoli. Et plus particulièrement, par ce qu’il avait.
Il savait que la codéine pouvait être prise pour deux raisons : c’était un analgésique et un antitussif. Mais il savait également que Holmes en prenait parce qu’il avait mal à la jambe.
Il écartait d’ores et déjà le fameux syndrome post-traumatique. Si c’était de cela qu’il s’agissait, son père ne lui aurait pas prescrit du Codifen[1], mais des visites chez le psychothérapeute.
En revanche, une blessure, comme une déchirure musculaire, serait déjà plus plausible, bien que le médicament lui semblait exagérément fort. Le garçon nota aussi la fracture, avant de la rayer hâtivement. Il en fit de même avec les crampes musculaires. Cela infligeait effectivement une douleur forte, mais elle était temporaire. Et Sieur Mapoli semblait être un habitué très attaché à sa canne et ses médicaments.
En excluant les cancers, les thromboses et autres maladies plus graves que son père aurait fini par suspecter, il ne restait plus grand-chose sur sa liste.
Conrad rajouta encore la névralgie qui, merci Internet, était une douleur vive le long des nerfs et pouvait expliquer un problème à la jambe.
En y pensant à deux fois, il décida d’ajouter une autre cause possible : l’infarctus à la cuisse, comme Gregory House. Peut-être qu’il pouvait y avoir un lien avec sa douleur au genou. C’était peut-être tiré par les cheveux, mais au moins, il envisageait le maximum de possibilités.
Pour des raisons plutôt évidentes, il avait décidé de ne pas parler de ses recherches à son père et effaça l’historique de ses recherches. Il ne tenait pas à se faire de nouveau hurler dessus.
Au fil des jours, Conrad trouvait Evan de plus en plus agité. Il passait beaucoup de temps au cabinet, et à son retour, il ne semblait pas détendu pour autant. Il avait l’air d’avoir totalement oublié l’idée de partir ailleurs pour les vacances, et lorsque le mois d’août commença, le rouquin devait bien admettre qu’il n’y croyait plus trop.
De toute manière, ces vacances ne nous détendraient sûrement pas.
Mais tout se bouleversa en une nuit.
Ce soir-là, le garçon avait passé un long moment devant la télévision. La raison en était simple : trois épisodes de sa série favorite à la suite. Pour lui, il était absolument impossible de manquer ça. Son père avait préparé des pâtes carbonara pour le repas, et avait fini par accepter de manger dans le salon.
Alors que son fils griffonnait les nouvelles maladies énoncées, il restait collé sur son téléphone. Du coin de l’œil, Conrad avait remarqué qu’il était encore en train de lire ses e-mails. Evan le faisait de plus en plus régulièrement, et en profitait visiblement pour faire un peu de tri dans tous les messages qu’il avait reçus.
À vingt-deux heures et demie, le garçon lâcha un bâillement sonore et salua son père avant de grimper dans sa chambre. Il expédia ses vêtements dans un coin de la pièce, avant d’enfiler son pyjama et s’étirer lentement. Se laissant tomber sur son matelas, il s’étala de tout son long. La moiteur et la chaleur de l’été le rendaient apathique. Il avait laissé sa fenêtre ouverte pour essayer de refroidir la pièce à la nuit tombée, mais sans grand résultat. Dans l’espoir de ne pas cuire comme un plat au four à micro-ondes, il ouvrit sa porte pour aérer le reste de la maison en supplément.
La moiteur qui régnait dans sa chambre eut rapidement raison de Conrad. Il se laissa entraîner dans les bras de Morphée.
Pour se réveiller quelques heures plus tard. Un claquement sec le tira de son sommeil, et Conrad se redressa brusquement. Il était entortillé dans sa couverture, et son oreiller avait volé par terre. Sa tête était au pied de son lit, et le réveil de sa table de chevet était tombé par terre. Il faisait encore nuit, et la lune s’était élevée dans le ciel constellé d’étoiles. À présent, un courant d’air frais soufflait par sa fenêtre ouverte, faisant s’envoler les rideaux.
Tout en regardant autour de lui, il essayait de forcer ses paupières à ne pas se refermer. Son cerveau émergeait à peine, et au travers de la brume du sommeil, lui rappela le claquement qui l’avait réveillé contre son gré. Ses yeux bleus se posèrent sur la porte qui, ouverte auparavant, était maintenant fermée.
Sans doute mon père, ou bien le vent…
Au vu de la légère brise qui soufflait dehors, ce n’était sûrement pas ça qui avait fermé le battant aussi violemment. Ce qui voulait dire que son père était toujours debout.
Péniblement, le garçon se traîna sur son matelas pour récupérer le réveil qui était tombé. Il tendit la main, et du bout des doigts, il parvint à le ramener vers lui.
Au clair de lune, il put voir l’heure qui était indiquée sur le cadran numérique.
Mon père est encore réveillé à trois heures quarante-deux ?!
Le rouquin se laissa retomber sur ses draps encore chauds en soupirant. Il n’avait aucune envie de se lever pour voir ce que le médecin faisait hors de son lit à une heure pareille. Mais si son corps ne voulait pas bouger, sa curiosité n’en était que plus avide. Alors Conrad s’extirpa difficilement de sa couverture, qui était tout entortillée autour de lui. Il l’abandonna sur son lit, et se leva en bâillant.
D’un pas traînant, il avança jusqu’à sa porte, et l’entrouvrit. Bien que le couloir soit relativement plongé dans le noir, l’enfant remarqua immédiatement qu’il y avait une lumière encore allumée au rez-de-chaussée. C’était sans doute celle du salon. Indécis sur ce qu’il pouvait faire, Conrad resta immobile quelques instants. Devait-il descendre ou bien retourner dans sa chambre et se rendormir ?
Avant que son esprit n’ait pu prendre une décision rationnelle, ses jambes le portaient déjà vers l’escalier, dont il commença à descendre les marches en silence. Quelque chose, qu’il pouvait plus ou moins attribuer à de l’instinct ou un pressentiment, l’empêchait de faire du bruit. Et il eût bien fait de se fier à cette impression, car il entendit bientôt une voix en provenance du salon.
— Evan, vous ne pouvez plus attendre…
La voix qui parlait était à la fois douce et ferme. Et ce n’était sûrement pas celle de son père, et ce pour deux raisons. Premièrement, ce n’était pas celle du praticien, et deuxièmement, le brun n’avait pas pour habitude de se parler à lui-même, à voix haute à quatre heures moins le quart.
— Je sais, je sais, soupira l’intéressé d’un air désespéré, mais je ne vois pas comment je vais m’y prendre pour le lui dire…
Conrad n’avait plus du tout envie de se coucher. À présent, tous ses sens étaient en alerte. Il voulait savoir de quoi ces deux hommes parlaient. Son esprit qui dormait deux minutes plus tôt fonctionnait maintenant à plein régime. Une réunion aussi tardive n’était clairement pas normale, et il avait l’impression qu’elle avait été prévue aussi tard pour que lui, en tant que gamin de onze ans, ne l’entende pas.
Il arriva en bas des marches, et ses pieds nus touchèrent les dalles froides du hall. Il s’approcha lentement du salon, tout en restant caché dans l’ombre.
— Malheureusement, je pense que vous vous êtes mis dans une situation compliquée, déclara calmement l’inconnu sans s’énerver. Si vous lui en aviez parlé plus tôt, il vous aurait cru plus facilement. À présent, il est déjà plus sage et rationnel, ce qui ne va pas faciliter votre affaire…
— Je vous en prie, Mac, n’en rajoutez pas une couche !
Se plaquant contre le mur, l’enfant jeta un petit regard dans la pièce. Son père était sur le fauteuil, la tête entre les mains, le visage assombri par un air accablé. Face à lui, tournant en rond sur le tapis, un homme semblait en proie à une intense réflexion. Ses traits âgés et ses cheveux gris foncé lui donnaient l’air d’un soixantenaire, mais son regard clair était éveillé et pétillant d’ingéniosité. Un pli se forma en haut de son nez et ses sourcils se froncèrent.
— Ce n’est pas en attendant que la solution vous tombe toute cuite dans le bec que cela va se régler, marmonna-t-il en fixant Evan d’un air sérieux.
— Je réfléchis ! s’impatienta celui-ci en prenant garde de ne pas trop hausser la voix. Et vous alors ? Comment vous faites pour expliquer quelque chose d’aussi compliqué à des gamins qui vont bientôt devenir des ados ?
L’homme, malgré son air austère, s’autorisa un petit sourire amusé, et son regard s’illumina de malice.
— C’est simple, j’envoie un professeur.
Conrad essaya de maîtriser sa respiration pour se faire discret. Cet individu semblait bien connaître son père, et vice-versa.
Il envoie un professeur ?
— Hein ?! Vous le faites vraiment ? s’étonna le médecin avec un sursaut en se redressant. Ce n’était pas une blague ?
— Pas du tout, confirma son interlocuteur avec un hochement de tête. Mais dans ce cas-ci, je ne vais pas le faire étant donné que vous êtes déjà là.
Mais il est médecin, et pas professeur… et de quoi ils parlent ?
— J’ai juste besoin d’un peu de temps pour essayer de…
— Nous n’avons plus le temps, Evan, coupa immédiatement le soixantenaire, le faisant frémir. Il reste moins d’un mois avant la rentrée, il est plus que temps !
— C’est bon, je vais lui en parler… capitula le jeune homme en levant les mains en signe d’impuissance… du moins, quand je saurai quoi lui dire…
— Je préfère ça, approuva l’inconnu avec un signe de tête satisfait. Mais je préfère vous prévenir tout de même ! Si d’ici trois jours, vous ne lui en avez toujours pas parlé, j’envoie quelqu’un ici.
— Je… je ne pense pas que ce sera nécessaire, bredouilla Evan avec un air mal à l’aise. Je suis sûrement le mieux placé pour le convaincre…
— Oh, dans le pire des cas, j’enverrai Holmes, se moqua gentiment son invité avec un sourire narquois. Il manque de tact, mais il est efficace.
— Non, non ! se précipita le praticien en se levant brusquement. Ça ira, je lui dirai moi-même !
Affolé par ce geste inattendu, Conrad recula du mur, craignant que son père ne vienne vers lui. Il se précipita tant que son pied cogna les marches en bois de l’escalier. Une douleur se diffusa les nerfs de sa cheville pour parcourir ceux de son pied entier. Il retint difficilement un juron et se mordit la lèvre pour ne laisser aucun son sortir de sa bouche.
Mais alors que les picotements continuaient, son oreille capta un autre bruit : celui du médecin venant bel et bien dans sa direction.
Paniqué à l’idée de se faire prendre en flagrant délit d’espionnage, le rouquin remonta rapidement dans sa chambre. Il tenta de minimiser le grincement des marches en bois, mais en écoutant les pas d’Evan se rapprocher, il se précipita dans sa chambre, oubliant toute discrétion.
Le garçon entra dans sa chambre, referma vite la porte, avant de se précipiter sous sa couverture, raide comme une planche sur son matelas.
À sa propre surprise, rien ne sembla indiquer que son père l’avait suivi à l’étage, mais une chose était certaine : il avait remarqué sa présence. Haletant malgré le peu d’effort fourni, Conrad resta sans bouger, les yeux grands ouverts. Il essayait d’assimiler la conversation qu’il avait entendue, et elle lui semblait vraiment étrange. Bien que son nom n’ait jamais été mentionné et que rien n’indiquait que c’était de lui qu’ils parlaient, il était certain qu’il était le principal concerné. Et c’était la seule chose qu’il avait réussi à comprendre dans la confusion qui s’emparait de lui. Il n’avait aucune idée de qui était cet homme, de ce que son père était censé lui dire, et surtout, pourquoi il risquait de ne pas le croire ?
Certes, leur relation était devenue plus étrange ces dernières semaines, mais ce n’était pas pour ça que l’enfant allait prendre son père pour un menteur à tout bout de champ.
Bouillonnant de mille questions sans réponses, il ne parvint pas à se rendormir. Il entendit son père remonter les marches plus de vingt minutes après lui, mais il ne vint pas le voir.
Au cours de la nuit, il tenta de comprendre le sens de cette discussion. Il avait bien entendu reconnu le nom de Sieur Malpoli. Cela ne faisait que confirmer que son père lui cachait quelque chose, et que Holmes n’était pas qu’un simple patient aux yeux d’Evan.
À sept heures du matin, alors que le soleil s’était déjà levé, Conrad se décida à quitter son lit. Il n’avait pas réussi à se rendormir, et il avait l’impression d’avoir le cerveau en gelée. Lentement, il prit des habits propres dans son armoire et partit dans la salle de bain. En ressortant, les cheveux humides, il poussa un profond soupir. Son père était sans doute levé, et l’attendait déjà en bas…
Le garçon se décida à le rejoindre. Il descendit les marches d’un pas lourd, et gagna lentement la cuisine.
Comme il l’avait prévu, Evan était déjà assis à la table, une tasse de café noir devant lui. Au milieu de la table se trouvait une assiette pleine de crêpes encore chaudes, et un chocolat chaud attendait l’enfant. Celui-ci s’installa face à son père, incapable de trouver la force de le regarder dans les yeux.
— Bonjour, lança l’adulte avant de prendre une longue gorgée de café.
— Bonjour, répondit timidement son fils.
— Bien dormi ?
Conrad resta muet, avant qu’un petit rire amusé ne se fasse entendre en face de lui. En relevant la tête, il vit un sourire sur ses lèvres.
— J’ai été un gamin avant toi, tu sais, fit observer le médecin. Je sais que tu étais là ce matin, à quatre heures.
— Je suis dé…
— Ce n’est pas grave, assura Evan avec douceur. Du moins, tant que tu n’en fais pas une habitude. En vérité, je ne savais pas comment aborder cette discussion, et le fait que tu nous aies surpris m’aide vraiment.
Ne s’attendant pas à un accueil aussi chaleureux, le rouquin s’en trouva un peu désemparé. Il ne comprenait pas pourquoi il était aussi bien accueilli alors qu’il avait espionné une conversation d’adultes…
— Je sais que tu te poses des tas de questions, continua l’adulte en joignant ses mains autour de sa tasse. Je vais essayer d’y répondre, et puis je vais devoir t’expliquer quelque chose que tu ne croiras sans doute pas.
— Euuh… quel est l’intérêt alors ? interrogea le garçon en prenant une crêpe, haussant un sourcil sceptique. Pourquoi perdre du temps à me dire quelque chose que je ne vais pas croire ?
— Ben, parce que c’est la vérité, que tu y crois ou non, hésita son interlocuteur avec un air gêné en passant sa main dans sa nuque. Mais on va commencer par tes questions. Que veux-tu savoir ?
[1] Le Codifen est un médicament inventé pour les besoins de l’histoire