Chapitre 1 Coup de flair
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Chapitre 1 Coup de flair
photo Zhang-Kaiyv Unsplash
« 25, une fois… 25, deux fois… 25, trois fois… Adjugé ! 25000 bitcoins pour ce lot de six bouteilles Forêt de Grande Chartreuse, de 2034. Madame, toutes mes félicitations ! »
La femme en question ne laissa paraître aucune émotion tandis qu’elle parlait à son client par téléphone. Elle avait acquis, en son nom, un trésor inestimable. Je doute que beaucoup de gens dans cette salle en aient eu conscience. Les sommes en jeu les fascinaient. Pas la nature de la marchandise. Invisible, impalpable, du presque vide…
J’étais assis au deuxième rang. Evidemment je n’étais pas là pour acheter. Juste pour rêver un peu, mes modiques revenus de fonctionnaire ne m’autorisant rien d’autre. Et puis, ça faisait partie de mon job, connaître le marché de l’air, suivre les cotations… Ça ne me dérangeait pas de bosser durant mes congés, surtout pour joindre l’utile à l’agréable.
« Et maintenant le clou de cette vente extraordinaire, un cru d’exception : une bouteille de Futaie Colbert, en provenance du domaine de Tronçais, millésime 2021. »
Un murmure d’excitation électrisa l’atmosphère. Comme chaque année, la vente de quelques pièces prestigieuses de la maison Wohlleben atteignait des sommets. Mais Wohlleben n’était-il pas un des préleveurs les plus célèbres au monde ?
Au cours du siècle passé, un membre de cette modeste famille de forestiers, particulièrement inspiré ou clairvoyant, avait prélevé de grandes quantités d’air dans les milieux naturels les plus purs, les derniers exempts de toute pollution, avant leur disparition. Combien ? Personne ne le savait exactement. Mais ses descendants s’étaient chargés de faire fructifier l’héritage et revendaient à prix d’or et au compte-goutte le nectar volatil.
Comme prévu, le prix de la Futaie Colbert grimpa vite dans la stratosphère. Inclinée sur son socle de verre, la bouteille en titane laqué blanc mat et détendeur platine, signature de la marque, aimantait les regards. Bientôt, un oligarque russe ou un milliardaire sud-coréen raflerait la mise. Peu probable qu’elle soit destinée à la dégustation. Elle alimenterait plutôt la spéculation qui entourait les grands crus.
L’amateur d’air que j’étais ne pouvait que le déplorer. En connaisseur, il m’était arrivé de m’offrir des bouteilles de préleveurs moins renommés, que j’avais humées en bonne compagnie. Pas des Futaie Colbert, évidemment, mais de modestes assemblages, des Prairie mille fleurs, des Matin champêtre... Sinon, je me contentais de sniffer ponctuellement, lors des contrôles et des saisies. Pour moi l’air naturel, c’est du velours dans la trachée, de l’éther vital à nos poumons, pas un vulgaire investissement ! Mais sa rareté suscitait les convoitises et générait tous les trafics. L’autre raison de ma présence à la vente.
C’est alors que l’impensable se produisit. Emporté par sa fougue, le commissaire-priseur ébranla son pupitre qui heurta le présentoir. La bouteille bascula et tomba de la hauteur de l’estrade, détendeur en avant. Un sifflement de mauvais augure se fit entendre. L’imbécile ne réagit même pas, paralysé par sa propre maladresse. Sans même en avoir conscience, je bondis hors de mon siège et saisis la bouteille. Il ne me fallut que trois secondes pour dégainer mon dropper et l’adapter sur le détendeur. La fuite de gaz fut stoppée net.
Piteux, le commissaire-priseur vint me féliciter pour ma présence d’esprit tandis que je cramponnais le précieux flacon. J’écoutais à peine sa logorrhée, troublé par un étrange constat. Par réflexe, en saisissant la bouteille, j’avais inhalé de toutes mes forces pour ne pas laisser perdre la délicate nuée, prêt à ressentir la fraîcheur d’un sous-bois, la saveur épicée de la sève, la rondeur d’un lichen, l’âcreté de l’humus. Mais en guise de jus vert tendre et boisé, mes fosses nasales ne captèrent que l’acidité familière de notre atmosphère de synthèse. L’essence de la Futaie Colbert était-elle viciée ? La bouteille premium bouchonnée ? Malgré toutes les précautions prises par le préleveur, si le stockage s’était effectué dans de mauvaises conditions, le joint vieillissant du détendeur pouvait avoir dégradé l’inestimable fluide en lui communiquant une odeur de caoutchouc. Ce n’était pas ce que j’avais senti. En fait je n’avais rien senti, à part l’air ambiant.
« Une chance que vous ayez eu un dropper sur vous, me dit alors le commissaire-priseur.
- La chance n’a rien à voir là-dedans, répliquai-je sèchement. Je suis de la police de l’air. » Je sortis mon badge. « Capitaine Mayer. Je vous demande de mettre fin aux enchères pour irrégularité et suspicion de fraude. Quant à la bouteille, je la mets sous scellé.
- Quoi ? Mais enfin, pour quelle raison ? demanda le bonhomme abasourdi.
- Allons ailleurs. Il y a une pièce où on peut discuter tranquillement ? »
Il hocha la tête. « J’ai mon bureau au rez-de-chaussée de l’hôtel des ventes.
- Allons-y. Faites-moi amener toutes les autres bouteilles mises aux enchères, y compris celles qui ont déjà été vendues. »