

LILY ET FRIDA ❤️ EPISODE 3
Sur Panodyssey, tu peux lire 10 publications par mois sans être connecté. Profite encore de 2 articles à découvrir ce mois-ci.
Pour ne pas être limité, connecte-toi ou créé un compte en cliquant ci-dessous, c’est gratuit !
Se connecter
LILY ET FRIDA ❤️ EPISODE 3
Lily a maintenant 14 ans. Elle part au Mexique en voyage scolaire, alors qu'elle aurait préféré rester chez elle... Le soir qui suit la visite de la casa azul au cours de laquelle, elle est envahie par l'émotion, lui apparait Frida Kahlo.
— Octavio Paz, le poète, dit : « Pour l’habitant de Paris, New
York ou Londres, la mort est ce mot qu’on ne prononce jamais
parce qu’il brûle les lèvres. Le Mexicain, en revanche, la fréquente,
la raille, la brave, dort avec, la fête, c’est l’un de ses amusements
favoris, et son amour le plus fidèle. »
Élisabeth sortit du lit et s’approcha de Frida, toucha son épaule
du bout des doigts. Le fantôme étouffa un rire derrière sa main.
Élisabeth reconnut l’expression de Frida Kahlo sur la vidéo.
— Tu croyais que les fantômes flottaient au vent, gonflés d’air
et vains ? Non, je reviens avec ce corps de misère mais pleine de
vie…
— D’habitude, je ne crois pas en grandchose. Si vous voyiez
vraiment, ailleurs que dans l’obscurité, ma face tellement peu
croyable !
— Viens.
Frida prit Élisabeth par la main et l’emmena près de la fenêtre.
Tirant un peu sur le rideau, elle observa le visage de l’adolescente
à la lueur du réverbère.
— Regardemoi. Oh, ce bleu maya… Avec un tel regard,
impossible de ne croire en rien… Comment t’appellestu ?
— Élisabeth.
— Alors tu veux bien me fréquenter, me braver, me railler,
dormir avec moi et faire la fête ? Cela serait dans ma mort et dans
ta vie un sacré amusement, non ? Un divertissement. C’est bien
de se distraire de sa vie habituelle. Je t’appellerais… Lily azurada.
Sur l’oreiller, la poupée Frida Kahlo semblait endormie.
— Je me demande bien qui a eu l’idée de faire une poupée à
mon image…
— Pas seulement une poupée, des centaines de poupées.
Toujours chuchotante, Frida s’émerveilla de ce morceau de tissu
coloré, glissé dans la poche, enfermé dans la main de centaines
d’amoureux, de fiancés et de mariés.
— J’espère que je suis posée contre le cœur des passionnés…
Toute jeune, Frida avait confié à Alejandro, son premier amour,
que, pour lui, elle aurait aimé être une petite chose qu’il pourrait
garder dans sa poche toujours, toujours… Après l’accident,
Alejandro avait fui Frida. Elle sourit à l’adolescente.
— Alors, prête à aller faire un tour à mon bras réincarné ?
— Presque prête.
Élisabeth enfila un sweat rose audessus de son haut de pyjama
et son jean ultra large audessus du short. Tout en s’habillant, elle
se demanda si la visiteuse du soir, dans ces éclairs de lumière à la
fenêtre, audelà de l’azur de ses yeux, avait déjà remarqué ses
manques, de cheveux, de pigmentation, de normalité, de joie. Elle
toucha sa peau nue, sans le masque du maquillage. Elle se disait
que, une fois dehors, sa laideur cognerait au front de Frida.
Pénélope était tellement plus jolie… L’artiste désigna l’autre jeune
fille dormant profondément.
— C’est ton amie ?
— Non.
— Quel accoutrement ! dit Frida, après avoir jeté un coup d’œil
à l’adolescente en faisant glisser la porte de la baie vitrée. Ce soir,
je ne sors pas avec la fille la mieux parée de Mexico, on dirait.
Dans le petit carré de jardin qui touchait la rue, Élisabeth sentit
le jupon de Frida la frôler dans un murmure, une caresse de rêve.
Elle n’avait jamais été libre de sortir au cœur de la nuit à Paris. Lily
azurada était nouvelle.
Frida alluma une cigarette en fronçant légèrement les sourcils.
À la clarté de ce halo de ville, on aurait dit qu’un oiseau miniature
aux ailes nocturnes prenait son élan depuis les arcades sourcilières
jusqu’au ciel noir d’encre. Elle expira la fumée à la poursuite de
l’oisillon imaginaire.
— J’aime ton audace à me suivre, Lily !
Le temps était démuni d’heures. Il n’y avait plus pour la
baptisée profane, Lily la toute neuve, que l’étalement illimité de
la nuit. L’une à côté de l’autre, de taille similaire, deux silhouettes
fugueuses progressaient en ombres chinoises, dans les rues de
Mexico. En se taisant, elles marchèrent, mystérieuses l’une pour
l’autre. Lily n’avait d’autre obsession que d’écouter la respiration
de celle qui l’accompagnait comme pour vérifier stupéfaite et
ravie qu’il y avait bien la vie, le souffle, le sang qui traversaient ce
corpslà. C’était tellement audible, tellement vrai. Si loin de Paris,
Lily azurada se sentait choisie pour vivre cet extraordinaire dérèglement
du réel. Tout d’un coup, Frida s’arrêta net et Lily sursauta.
Ce n’était plus un souffle qui sortait de la bouche rouge de Frida
mais un essoufflement.
— Et si on allait écouter les mariachis place Garibaldi ?
— Je sais pas c’que c’est…
— Justement !
Lily sortit de sa poche un écran qui s’alluma dans la nuit. Frida,
surprise, accepta de le prendre dans sa main, le soupesa, le tourna,
l’évalua.
— C’est brûlant, ce truc !
— Tu n’as pas idée ! Rendsle moi.
— Et aussi précieux qu’un cœur sacré, on dirait !
— 1 h 41 à pied ! s’exclama Lily.
— Taxi !
À peine Frida avaitelle prononcé la formule magique qu’une
voiture s’arrêtait à leur hauteur.
— Place Garibaldi, j’emmène la petite Française écouter les
mariachis.
Pendant le trajet, Lily eut la sensation d’être aussi légère que la
Virgen de Guadalupe qui chaloupait, suspendue au rétroviseur.
— Y a une soirée Frida Kahlo ? Toi, tu es parfaite, dit le chauffeur
en s’adressant à Frida, mais elle, là…
— Ce serait plutôt un jour des morts avant l’heure, répondit
Frida en souriant. Et puis regarde la route au lieu de t’intéresser à
la tenue de mon amie.
Lily rougit. À qui diraitelle qu’elle était l’amie d’un fantôme ? À
personne et c’était ce secret qui faisait frissonner sa peau dans la
bulle pétillante du taxi. À l’instant même, trois cœurs firent un
bond unanime, au passage des roues dans un niddepoule aussi
profond que le cratère d’un volcan.
— J’adore, ça réveillerait un mort, chuchota Frida à l’oreille de
Lily.
Dans la nuit fantastique de l’adolescente, les statues, Paseo de
las Luminarias, Lola, Juan Gabriel, José Ángel, et d’autres, aux noms
dansants et romanesques, musiciens, musiciennes, chanteurs,
chanteuses, vivifiaient la pierre et déplaçaient les drôles de limites
de Lily. Ils formaient comme une haie d’honneur. Elle entendait
près d’elle le vrai tissu épais de la jupe bruire dans le mouvement
de la femme revenue.
— Tu es étrange… Tant mieux. La normalité m’emmerde.
Ce regard sombre prenait dans l’obscurité, en son centre, une
vibration lumineuse, des éclats de terre, d’ombre dorée.
— Un fantôme qui me trouve étrange !
Frida lança un clin d’œil à Lily.
Et puis, au bout de l’allée, la place Garibaldi s’ouvrit toute
grande aux yeux des filles.
— Et celle qui n’est pas ton amie et qui partage ta chambre à
Polanco, estelle un peu bizarre, elle aussi ?
— Oh, la fille qui pleure là ?
— Ne me dis pas que ton cœur est aussi sec que ton crâne !
Lily ne savait pas quoi dire. Pas de texte prévu pour répondre à
l’attaque. Mais en étaitce une ?
— Tu n’es pas une fille qui pleure, toi ? Allez, viens, on va boire
et se saouler de musique.
Le cœur s’envolait d’appréhension et de plaisir. Les montées et
les descentes secouaient la vie en elle. Frida remuait la vie en elle.
L’humeur tonitruante et tournoyante des trompettes, violons
et guitares, imbibait les lieux comme une odeur gourmande et
tenace. Frida commença à soulever sa longue jupe Tehuana, juste
au dessus du bonjour pour libérer sa cheville dansante.
On aurait dit que les fleurs vivantes se mouvaient depuis ses hanches jusqu’à
ses pieds. Sa tête dessinait des arabesques accordées à celles de
ses bras. Les chanteurs et musiciens s’exaltaient autour d’elle. L’un
d’eux s’exclama :
— Cette Fridalà est plus vraie que la vraie !
— Je descends de la colline du jaguar, imbécile !
Elle rit sans retenir le bruit de sa gorge, libre. Elle haussa les
épaules et fendit le cercle pour rejoindre Lily qui l’observait,
extérieure à la danse.
— Évidemment, dans tes paquets de tissu mou, tu ne peux pas
te délivrer, toi ! lui lança Frida.
— Pff ! C’est pas pour ça !
Frida se rapprocha de l’adolescente.
— Tu es toute engoncée dans ton corps, il va falloir apprendre
à voler.
Lily était vexée, mais Frida l’attrapa par la main.
— Allez, viens ! Une tequila ?
Elles s’assirent à une table et Frida appela sans regarder autour
d’elles :
— Deux tequilas, s’il vous plaît !
Les sourcils s’élevèrent sur le front de Frida stupéfaite, quand
la serveuse claqua sur la table son caballito orné d’une Frida Kahlo
à tête de mort, une divine Catrina qui avait l’air de l’évaluer du
fond de ses orbites vides. Frida regarda autour d’elle.
— Quoi ? demanda Lily.
— Enfin, ça ! répondit Frida en soulevant le shot.
— Oh, ça, il va falloir t’habituer, parce que je crois que tu es
partout…
— Belle métaphore sur mon retour. Tu es flatteuse. Regarde,
personne ne s’émeut de ma présence, ne m’aborde, à part ce
mariachi… Je passe inaperçue…
— Forcément, puisque tu es partout…
— Je ne comprends rien à ce que tu me racontes. Santé !
Elles burent d’un seul trait la tequila. La Frida du verre était
couverte des doigts de la Frida en visite fantôme et personne ne
trouva cela étrange, à part Lily azurada, merveilleusement alanguie
par l’alcool et la morte qui lui offrait de vivre enfin une exaltation.
Lily réclama un deuxième shot, l’incendiaire tequila entamait
ses ravages, instantanément salvateurs. Frida appela le serveur.
— Deux autres, s’il te plaît, cette pauvre fille imagine qu’elle va
semer ses tristesses dans une coulée de tequila. Elle ne sait pas
que ce qu’elle sème va germer de plus belle et se gorger de
mélancolie. Lily azurada, écoute moi, j’ai voulu noyer mon chagrin,
mais il a appris à nager.
Le serveur les observait toutes les deux, celle qui s’était
déguisée en Frida Kahlo et la jeune touriste sans doute prise au
piège. Il soupira et se pencha vers Lily.
— Bon, alors tu lui payes sa deuxième tequila à ta Frida ou
quoi ?
Frida jeta quelques pesos sur la table, se leva, tira Lily par le
bras et, buste en avant, défia le serveur, lui lançant à quelques
centimètres de sa bouche un bouquet de jurons. Celuici n’eut pas
à les pousser bien loin, puisqu’elles étaient en terrasse, pour les
mettre dehors. La tête de Lily tournait comme dans un manège,
de sa bouche jaillit une gerbe de rire, puissant comme le tonnerre,
une détonation qui se fichait d’inventer une ivresse qui n’était que
très douce, et du bruit qu’elle faisait.
C’est à ce momentlà, presque au cœur de la place Garibaldi, que
Frida souleva son huipil jaune et rouge. En dessous, le corset
couleur chair tenait son corps, le disciplinait. C’était beau, parce que
les seins, la taille menue, étaient emprisonnés mais fixés dans cette
matière rigide, faisant de son buste un mélange d’invention et de
vie réelle, un entredeux de l’art maintenu par de larges sangles et,
au centre, du décolleté au ventre, subsistait cette bande de chair. En
un éclair, Élisabeth revit La Colonne brisée projetée sur le tableau de
la classe. Elle ferma les yeux. La tête ne pouvait être haute que par
l’injonction d’un tuteur semblable à un fusil traversant l’intérieur de
Frida, mitraillée de clous comme une femme christique aux yeux
grands ouverts, malgré les larmes blanches comme une voix étranglée.
Une femme là, ouverte en deux, qui se voit, qui ne s’excuse ni
de sa puissance ni de sa fragilité. L’existence poussée à l’extrême.
Frida, messie forcément de douleur, messie surtout transcendant.
Frida se montrant comme elle s’entend, comme en ce retour à
Mexico City où son corps montré à l’adolescente française fut une
déflagration, le début de l’histoire.
— Regarde moi, Lily ! Je sais ta souffrance. Je les respecte
toutes. Quand on a mal, il n’y en a pas de petites.
Élisabeth tanguait et elle vacilla vers le sol, accompagnée par
les bras de Frida.
— Tu es belle, mais c’est plus simple de déclarer l’inverse et de
pleurer un manque.
Frida expliqua à Lily azurada, reprenant ses esprits allongée
sous la musique des mariachis, qu’il fallait du courage pour voir
par ses propres yeux son attrait particulier, c’estàdire la grâce, ce
que l’on s’accorde et que l’on finit par imposer. C’est un choix
supérieur à celui de la beauté, car celleci le plus souvent ne se
décrète que dans le regard de l’autre.
Les larmes d’Élisabeth coulaient. L’alcool, le discours, la féminité
enfin ! La porte qui s’ouvre.
— J’ai trop bu.
— Non, tu es ballottée sur le dos de l’ivresse.
Alors arriva près d’elle une femme. Elle éventa l’adolescente
avec son sombrero de charro.
.— Ah, la tequila, la jeunesse, la nuit de Mexico ! Les hommes ?
— Quoi, les hommes ? demanda Frida.
— Ils vous ont emmerdées ? Toi dans ton déguisement de Frida
et elle, là, petite gringa perdue dans ses vêtements… Vous en faites
un drôle de duo ! Impossible de ne pas vous remarquer.
— Tant mieux, pourquoi préférerions nous l’indifférence ?
La femme mariachi décréta que l’adolescente avait besoin de
reprendre ses esprits, loin de l’agitation de la place et les invita
toutes les deux à passer chez elle. Frida se réjouit de cette initiative
et ajouta qu’elle comptait sur…
— Comment tu t’appelles ?
— Isabel.
Qu’elle comptait sur Isabel pour trouver des tissus un peu plus
élégants à mettre sur le corps de Lily. Les longues boucles d’oreilles
d’Isabel cliquetèrent et étincelèrent quand celleci hocha plusieurs
fois la tête pour dire « oui, oui, oui », toute contente.

