Passer son tour
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Passer son tour
J'ai été elevée dans la captivité d'un centre de jour dans lequel je partais de 8 heures du matin à 8 heures du soir, temps de transport compris. Ce centre placé sous la tutelle de Notre Dame de Vie accueillait des petites filles de 2 ans et des jeunes filles de 18 ans venues du tout-Madrid pour apprendre la langue, la culture et la civilisation françaises, briller en société, faire un beau mariage et des beaux bébés, mais aussi pour les plus hardies, une modeste carrière de secrétaire, d'infirmière, souvent auprès de leur mari, de fonctionnaire ou de couturière, auprès de l'administration ou dans le privé aussi.
Le temps des filles
Ma maman, née en 1942 en a "bénéficié", et s'est distinguée dans son rôle frivole d'hotesse de salons et de congrès. Elle a ensuite été la secrétaire personnelle du représentant français dans la Chambre de Commerce Internationale. Un Directeur avec un passé controversé dans l'administration de Vichy, opportunément placé à Madrid, qui est mort quarante ans plus tard dans une terrible agonie, persuadé que l'éxécution tant attendue et non la vieillesse et l'oubli venait le recueillir. Ma mère toujours auprès de lui.
J'ai eu "la chance" de ne pas commencer ma scolarité dans cet internat partiel qu'à l'âge de 5 ans. J'ai pu sentir et réfléchir par moi-même auparavant. J'ai gardé au secret mes pensées et mes sentiments treize années durant. Le soir avant de me coucher je comptais les batônnets des années d'avant et d'après. A mon adolescence, les marches vers la sortie devenaient moins nombreuses mais aussi plus étroites que celles déjà gravies.
Si le baccaleauréat espagnol ouvrait de nouvelles perspectives dans les années enfin libérées du franquisme de la décennie mille-neuf-cent-quatre-vingt, c'est toujours par la langue française et sa culture au sens large - la littérature mais aussi la musique, le cinéma et le spectacle - que je respirais au grand air. Les compositions à rendre et les chants et représentations à jouer engageaient mon corps et mon imaginaire plus que tout autre bulletin de bonne santé, celui donnant accès à l'Université, les numerus clausus ou la sélection avérée étant la dynamique du pays dont je viens.
Mention Très Bien
Tant et si bien qu'ayant obtenu la mention "Très Bien" au baccalauréat endémique de ma région d'origine, j'ai passé mon tour. J'ai laissé ma place aux amies et peut-être même à un garçon inconnu, venant du dehors, seigneur d'une autre vie, et je me suis envolée, ou plutôt en - rail - ée, le train étant direct de Madrid à Bordeaux, vers et son Ecole de Commerce reputée, à la faveur d'Erasmus.
Un exilé s'exile avant tout de son propre corps et cela commence par la langue et cela continue par la trajectoire, qui est celle du retour, inexorablement. Aujourd'hui dans les classes du supérieur, j'enseigne pour des besoins de soutenance de projet professionnel ma langue maternelle revenue à ma mémoire et sur mes pas jusqu'ici réticents.
Ce faisant je m'apprends moi-même et la vie qui est la mienne me reprend.
Il y deux ans en ce temps aussi d'hiver j'ai perdu ma maman.
Mon tour serait venu.
Femme enfant
Eva Matesanz est Professeur en Ecole privée et à l'Université. Elle accueille également en consultation individualisée pour des orientations professionnelles et des reconversions.