Ces dernières semaines ont été marquées par un mélange de douleur intense et de repos forcé. J’ai dû prévenir Lana que je ne pourrais pas assister aux réunions du groupe de soutien, trop épuisée pour sortir. Elle a été incroyablement compréhensive et a même pris l’initiative de m’appeler pendant la dernière séance pour que je puisse saluer tout le monde à distance.

C’était une belle surprise d’entendre leurs voix, et j’en ai profité pour leur partager ma grande nouvelle : ma chaîne YouTube est désormais éligible à la monétisation. L’enthousiasme de leur part m’a touchée. Les filles ont été sincèrement ravies pour moi, l’une d’elles s’est même abonnée immédiatement, et une autre m’a dit qu’elle allait recommander ma chaîne à sa fille, une grande fan de metal. Ces petites attentions m’ont redonné un peu de courage, même si l’idée de sortir de chez moi continue de m’angoisser.

Aujourd’hui, c’est le jour du concert de Fallen Reverie. Un événement que je m’étais promis de ne pas manquer, même si je ressens encore la douleur lancinante dans ma hanche. Ce n’est pas seulement une sortie ; c’est une nouvelle étape, un défi personnel. M’étant engagée auprès du groupe en acceptant leur invitation et en parlant de leur musique sur ma chaîne, il est hors de question d’annuler. Mais malgré ma détermination, une question ne cesse de tourner dans ma tête : Dois-je y aller avec ma canne ou utiliser mon fauteuil roulant ?

Je fixe la canne appuyée contre le mur de ma chambre, indécise. Utiliser la canne me permettrait de paraître plus « normale », moins différente. Mais la réalité est que je ne tiendrai jamais debout tout le concert avec la douleur qui s’intensifie au fil de la journée. Le fauteuil roulant, lui, me soulagerait, mais je redoute les regards, les jugements silencieux, voire la pitié.

Et s’ils me jugeaient sur mon handicap ? Et si je devenais une gêne pour les autres dans la salle bondée du Duff’s Brooklyn ?

Je sais que le bar est accessible aux personnes à mobilité réduite, et pourtant, cette pensée ne m’apaise pas. La peur de prendre trop de place, d’être une charge, me crée une boule au ventre. Je prends une profonde inspiration et essaie de me raisonner. Ce n’est pas la première fois que je me sens ainsi, mais cette sortie est importante. Ce n’est pas seulement pour eux, c’est pour moi aussi.

Aller à ce concert, c’est renouer avec le monde extérieur, avec cette partie de ma vie que j’avais laissée derrière moi après l’accident. Ce sera un bon exercice, une répétition pour un événement encore plus grand : le concert de Reign Shadow qui arrive dans quelques semaines.

Finalement, après avoir hésité encore un instant, je me décide. Je glisse ma canne à l’arrière de mon fauteuil au cas où, mais je prépare aussi mon fauteuil roulant. Ce soir, je choisis le confort, quitte à affronter mes peurs.

Avec une once de nervosité mêlée à de l’excitation, je m’habille simplement mais avec soin, enfilant mon jean noir fétiche et un t-shirt à l’effigie de Fallen Reverie que j’ai pris soin de commander sur leur site avant. Une veste en cuir complète mon look, et je prends le temps de me maquiller légèrement. Ce n’est peut-être qu’un concert dans un bar, mais pour moi, c’est bien plus. Je retrouve peu à peu la Avery d’avant et je commence à aimer ça.

Je vérifie l’heure une dernière fois, puis me prépare à commander un VTC accessible pour m’y rendre. La soirée sera un défi, mais je suis prête à le relever.

L’application m’indique qu’un chauffeur est à proximité. À peine le temps de verrouiller mon appartement que je reçois une notification m’avertissant qu’il est déjà en bas. Lorsque je descends, il m’attend, la portière ouverte et un sourire poli sur le visage.

— Bonsoir, me dit-il en m’aidant à me stabiliser.

Je le remercie doucement, consciente que mon fauteuil attire un peu d’attention. Sans poser de questions, il plie le fauteuil avec précaution avant de le ranger dans le coffre.

Une fois installée, je me laisse bercer par le trajet, profitant de la vue qui défile au gré des rues illuminées. La nuit a enveloppé la ville, la transformant en un tableau vivant d’ombres et de lumières. Les enseignes néon, les lampadaires et les phares des voitures jouent ensemble, rendant New York plus poétique qu’elle ne l’est en journée. Si seulement on pouvait couper le son incessant des klaxons et le chaos des embouteillages…

Je respire profondément. Ce moment est presque apaisant, une rare accalmie avant l’inévitable tempête intérieure qui m’attend à l’arrivée.

Lorsque nous atteignons le Duff’s Brooklyn, un des bars les plus connus pour sa scène rock et metal, je sens la nervosité remonter en moi. Le chauffeur sort rapidement pour récupérer mon fauteuil pendant que je m’efforce de calmer mes mains tremblantes. Une fois réinstallée, je le remercie et me dirige vers l’entrée.

À ma grande surprise, quelqu’un m’attend à la porte. C’est l’un des membres de Fallen Reverie — enfin, pas un musicien, mais quelqu’un d’important. Je crois que son nom est Matthew. Il est grand, assez imposant, avec une coupe hérissée sur le haut de la tête, ses cheveux teints en blanc éclatant.

— Hey ! Tu es Ravyn, c’est ça ? lance-t-il d’un ton chaleureux en tendant une main vers moi. Enchanté, je suis Matt, le community manager du groupe. C’est avec moi que tu as échangé.

Je souris timidement, serrant sa main.

— Oui, c’est moi. Merci pour l’invitation.

Il jette un coup d'œil à mon fauteuil, que le chauffeur venait tout juste de refermer après m’avoir aidée.

— Oh, tu aurais dû me prévenir pour le fauteuil. J’aurais pu venir te chercher, ça aurait été plus simple. T’es bien de New York, non ? Ça a dû être une galère de venir toute seule.

Sa remarque est pleine de bonnes intentions, mais elle me pique légèrement. Je sens une chaleur désagréable monter dans mes joues, mi-gêne, mi-énervement. Je prends une inspiration avant de répondre.

— Merci, c’est gentil, mais ça va. J’ai l’habitude de me débrouiller.

Matthew hoche la tête, un sourire sincère aux lèvres.

— Je respecte ça. Mais si jamais, la prochaine fois, fais signe. On est du genre à s’entraider, surtout avec les gens qui soutiennent notre musique.

Son attitude décontractée me détend un peu, et je me permets un sourire plus large.

— Je note.

Il me fait signe de le suivre à l’intérieur, prenant soin d’ouvrir la porte pour moi. Dès que je pénètre dans le bar, l’atmosphère me frappe de plein fouet : les basses lourdes, les rires, les conversations animées et l’odeur familière du métal — un mélange de bière, de cuir et de sueur. Ça faisait longtemps que je n’avais pas ressenti cette énergie. Ils ne sont qu’au balance et l’accès au publique n’est pas encore ouvert.

Matthew se tourne vers moi alors que nous avançons à travers la foule.

— Les gars vont être ravis de te rencontrer. Et on te réserve une place de choix, juste à côté de la scène.

— Merci, c’est super gentil, dis-je, touchée par leur accueil.

Pour la première fois depuis des semaines, je me sens à ma place, même si une petite voix au fond de moi continue de douter. Mais ce soir, je décide de l’ignorer. Je suis là, et c’est déjà une victoire.