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39. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 2, L'Utopie de Mohên, Chapitre II, Les trois moines, 1,2

39. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 2, L'Utopie de Mohên, Chapitre II, Les trois moines, 1,2

Publicado el 30, jul., 2023 Actualizado 30, jul., 2023 Cultura
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39. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 2, L'Utopie de Mohên, Chapitre II, Les trois moines, 1,2

 

 

En s’évadant de l’île des Collines escarpées, où Oramûn l’avait déposé pour être détenu sous la garde d’Asber et ses compagnons, Zaref avait dépassé Is pour débarquer à Sarmande ; et, là, à la tombée du jour, il gagna le lieu de sa première destination importante : la « Montagne sacrée », ainsi nommée par les insulaires. À son sommet une sorte de monastère abrite une congrégation. Sitôt qu’il eut donné son nom au portier, on le fit entrer, et le Supérieur de la Congrégation l’accueillit par ces paroles :

— Vous disposez chez nous, Zaref, d’un droit d’hospitalité permanent. Olkeiri, votre père, a étudié longtemps au monastère, en un temps où les gens de Mérode n’en étaient qu’à des rudiments d’agriculture. Olkeiri a beaucoup fait pour notre Communauté, de même que Morâne, votre mère. Nous leur avons promis de répondre à votre appel, si vous avez besoin d’assistance. J’ai commis l’un des nôtres, Asber, avec mission de veiller sur leur fils unique. Asber est un homme loyal et fidèle. Mais je vois qu’il ne vous accompagne pas. Serait-il souffrant ?

— Il est resté sur l’île des Collines escarpées.

— En effet, son corps est resté sur l’île des Collines escarpées. Vous dîtes donc la vérité. Pourtant, votre réponse est un mensonge, n’est-ce pas ?

Zaref demeura muet, ses yeux fixes ne regardant personne.

— Vous avez tué Asber. Oui, nous possédons la faculté de lire les âmes ; de percevoir les êtres selon leur schéma spirituel. Pour la plupart, nos Frères s’en tiennent à une impression de couleur, de dessin. Nous formons des images mentales à partir d’un donné dont nous ignorons l’étoffe. Nul mot de nos langues ne saurait rendre cette expérience. Parmi nos Frères nous nommons « Voyants » ceux qui parviennent à une perception claire du spectre de chacun. Ils voient la personne telle qu’en elle-même, c’est du moins ce que nous aimons croire. Cette vision enseigne plus que toutes les confessions.

Le prêtre qui s’adressait ainsi à Zaref parvint à dissimuler sa déception face à l’indifférence que donne à lire le visage de son interlocuteur. Comment ne pas être troublé par la révélation d’un monde invisible mais non moins réel, et d’un pouvoir de mise en transparence des âmes ? Sans se laisser décourager le Supérieur entend mener sa révélation à terme :

— Sachez aussi que le spectre des personnes demeure actif hors du corps, vit par-delà ce qui pour vous est la mort. Asber, que vous venez d’assassiner, est en ce moment ici-même parmi nous. Il nous voit, nous entend.

Zaref demeure toujours muet, et son regard fixe, aussi vide. Le Supérieur reprit :

— Nous ne vous jugeons pas, Zaref. Le jugement s’effectue de façon naturelle, immanente : votre spectre se portera, se porte d’ores et déjà vers ceux qui vous sont compatibles. Affranchi de votre corps moléculaire, votre corps spectral se dirigera spontanément vers le milieu que forment ensemble ceux qui vous ressemblent. De cette loi peut résulter un paradis comme un enfer… Enfin, je vous exhorte à assumer ce que, jusqu’à présent, vous êtes : un meurtrier perclus de ressentiment, de colère, de haine… Je vous vois saisi d’une détresse au fond de laquelle gît la peur. Elle vous a poussé au mal.

Zaref sembla déstabilisé. Enfin ! L’opportunité s’offrait au prêtre d’aller maintenant au but :

—  Je vous demande une chose, Zaref : ne cherchez pas à contrarier cette destinée. Elle doit s’accomplir. Vous vous êtes voué au mal, c’est votre liberté et cette destination nous importe. Nous sommes disposés à vous remettre les moyens que vous estimerez requis.

Zaref ne put, à l’écoute de telles paroles, s’empêcher de ressentir un trouble moral. Mais il est trop endurci pour perdre de vue ses intentions. S’il faut en croire le Supérieur, l’occasion en est offerte, et Zaref sait ce qu’il veut demander.

— Mon intention est de me rendre à un endroit connu de moi seul pour y quérir des pierres précieuses. Vous m’invitez à assumer ma méchanceté ? Bien ! Alors, ne soyez pas surpris ni choqué par deux mots qui résument mon but : vengeance, pouvoir. Je compte rallier les Aspalans contre les Nassugs ; faire éclater l’union de ces derniers avec les gens de Mérode ; me venger de Santem, de ses affronts ; mettre un terme définitif à son prestige comme à son pouvoir ; jeter à bas le royaume des Terres bleues ; établir mon hégémonie sur le continent et l’archipel à partir de Mérov. Santem a tenté de déjouer mes plans, il se goberge de sa petite victoire. Je lui ferai mordre la poussière.

Ce fut au tour du Supérieur d’être quelque peu décontenancé par une telle acrimonie. Mais il est surtout dubitatif, quant aux capacités de son interlocuteur. Il cherchait à rencontrer le regard de Zaref, comptant sur le pouvoir hypnotique de ses yeux inexpressifs. Mais ce fut peine perdue : Zaref s’obstinait à regarder dans le vide. Le Supérieur en conçut de l’irritation.

— Zaref, permettez-moi ce conseil : nous avons des antennes en Terres bleues, Terres noires, et dans l’Archipel. Ne tentez pas d’être plus rusé que Santem ! Il sait se garder plusieurs coups d’avance. Surprenez-le en déclenchant une guerre ouverte et totale ! C’est à fomenter cela que deux des nôtres sont prêts à vous seconder. Voilà l’aide que je vous propose. Ces Frères vous seront dévoués. Ils sont doués dans bien des domaines. Je vous remets une carte maritime, des vêtements de notre Congrégation, un navire, des vivres et les pierres précieuses dont vous estimez avoir besoin. Elles m’ont jadis été remises par Olkeiri, votre regretté père. Cela vous épargne un détour par Sarel-Jad. Enfin, je vous suggère de demeurer parmi nous, un mois encore. Votre signalement est propagé dans l’Archipel. Laissez-vous pousser la barbe. Prenez le temps de vous familiariser avec nos pratiques. Ainsi pourrez-vous donner le change à ceux qui chercheraient à savoir qui vous êtes, d’où vous venez, où vous allez en compagnie de ces deux moines. Vous pourrez leur répondre que vous venez de la Montagne sacrée de Sarmande ; que vous vous rendez dans les montagnes de Welten, aux fins fonds des Terres blanches, afin d’y quérir un livre ancien et précieux. Si l’on vous interroge plus avant, sachez qu’il s’agit du pays des Olghods. Parmi les tribus conséquentes, cinq se partagent l’espace des Terres blanches : Olghods et Tuldîns, à l’Ouest et au Nord, Djaghats et Tangharems, dans la partie centrale, Kharez, à la frontière orientale, voisins directs des Aspalans. Il ne m’appartient pas de vous suggérer un plan de campagne. Vous le mènerez comme vous l’entendez et vos deux acolytes n’auront qu’à suivre : ils sont là pour vous apporter le concours que vous jugerez utile. Cependant vous aurez affaire avec des peuples encore mal connus…

Pour le moment, Zaref se soucie peu de ces « peuples encore mal connus ». Sa réflexion est tout entière occupée par la destination première de son périple : Syr-Massoug, la Cité des sciences, car c’est là qu’il compte persuader des scientifiques de travailler pour lui.  Il n’y a plus d’espoir, c’est clair, du côté de Nïmsâtt. Mais dans son équipe pourraient se trouver des collaborateurs compréhensifs.

 

 

Comme en une cellule de crise, le dîner d’intimité offert par Ygrem réunissait autour de lui : Nïmsâtt, Almira, Ols, Oramûn, Nasrul et Santem. Un violent orage vient d’éclater au-dessus de Syr-Massoug, lors du coucher de soleil. Almira ne peut détacher ses yeux d’Oramûn. Elle a deviné son anxiété, mais elle n’en comprend pas le motif. Santem, lui, sait : Oramûn s’inquiète pour Yvi. Son désir occupe son esprit. Il aimerait l’avoir à ses côtés en sécurité au palais. Quant à Ygrem, il est aux prises avec deux soucis contradictoires : il tient à assurer une belle soirée à ses hôtes, faire régner à cette table une atmosphère de sérénité conviviale et de bonne amitié, mais une question le hante : la fuite des ingénieries hors du royaume, ainsi que des capitaux d’industrie et de banque. Iésé est-elle en passe de se remplir de ce dont se dépossède Syr-Massoug, prestigieuse ville portuaire, ville royale, capitale des Terres bleues ? Va-t-elle se vider de sa substance ? Ols, le fils d’Ygrem, époux d’Almira, la fille de Santem, a saisi ce qui tourmente son père. Il voit que celui-ci prend sur lui par égard pour ses invités, afin de ne pas les importuner avec des soucis de monarque. Pourtant, mieux vaudrait qu’il en parle. Les amis sont justement ceux à qui il conviendrait de se confier. Ols décide donc de mettre en débat le problème qui occupe Ygrem :

— Sait-on évaluer la nature et l’importance des activités que développent maintenant les industriels expatriés à Iésé et sur la rive Ouest de la Nohr ?

Les regards se tournent vers Rus Nasrul qui s’apprête à répondre. Mais Ygrem s’empresse de réagir, trahissant par là son inquiétude :

— Déjà l’industrie des microprocesseurs, transistors et autres composants électroniques est à Iésé et, avec elle, une bonne partie de notre savoir-faire dans le domaine des nanotechnologies. Les industriels sont en outre parvenus à stimuler des émissions cohérentes de rayonnement dont ils utilisent la technique en métallurgie pour découper des plaques d’acier. Les usages de ces technologies se développent à présent dans plusieurs directions. Nos propres industries, autour de Syr-Massoug et ailleurs dans le royaume, tentent de suivre les progrès de leurs confrères, de l’autre côté de la Nohr. Cependant, la concurrence fait que la rivalité se creuse. Les Nassugs de Iésé visent peut-être un rapprochement avec les industriels Aspalans…

— Y a-t-il un danger en vue pour la sécurité du royaume et de l’archipel ?

C’est Oramûn qui venait de poser la question, et l’on se tourna, cette fois encore, vers Rus Nasrul. Or le roi coupa court :

— Les Nassugs ont toujours vécu sous une menace de conflit avec leurs voisins de l’Ouest. La situation, en ce qui concerne la sécurité nationale, est plutôt meilleure qu’avant la dernière invasion. Demandons-nous sur quels atouts pourrait compter une Alliance défensive qui associerait…, par exemple, Mérode, les Terres bleues et… Seltenjœth !

En prononçant ces derniers mots, Ygrem avait appuyé un regard de connivence en direction de Nasrul. Il mit à profit l’effet d’émotion qu’il venait de produire, pour interroger Nïmsâtt, non sans l’avoir préalablement présentée :

— J’ai confié à Nïmsâtt la direction de la Cité de la science. J’en avais envisagé l’installation à Syr-Massoug, mais Nïmsâtt a préféré que la Cellule de recherche principale soit basée à Sarel-Jad. Cependant, nous avons une antenne, ici, dans la capitale. Nïmsâtt dirige le tout. Ce sont des scientifiques, ingénieurs et techniciens de haut niveau, triés sur le volet. Peux-tu nous dire, Nïmsâtt, où vous en êtes, à présent, dans la mise en route du projet ? Quels sont vos objectifs à court et moyen termes ?

Légèrement penchée, comme pour peser ses mots, Nïmsâtt a soin de regarder tour à tour ses destinataires, sans précipiter sa réponse, afin de se faire comprendre de tous :

— Deux projets : 1) la mise en orbite d’un équipement de télécommunication autour de Nil ; 2) la confection d’un drone destiné à cartographier notre planète. Bien des régions sont inexplorées : à l’Est de Sarel-Jad, à l’Ouest des Welten, au Sud du grand golfe. Il est possible, probable, même, que vivent sur Nil d’autres humanités que les gens de Mérode, les peuples des Terres blanches, les Nassugs, les Aspalans, les Sils. Des récits existent à cet égard. Quant au principe adopté pour des expéditions au-delà de Nil, je ne peux encore rien dévoiler. Si nous ne faisons pas fausse route, son développement est prometteur. Il ne sera pas coûteux en énergie, il épargnera les ressources combustibles de notre planète…

Nïmsâtt fut interrompue par un éclair presque aussitôt accompagné par le fracas de la foudre, tout contre le palais royal. Des grosses gouttes d’eau mélangées de glace firent irruption dans la salle de réunion. Oramûn bondit fermer les deux battants de la fenêtre centrale. En même temps, il pressentit que ces précipitations allaient décharger la pièce de la tension régnant jusqu’alors. Ygrem s’était levé lui aussi. Il se rassit et invita Nïmsâtt à poursuivre. Un point, manifestement, la préoccupe.

— … J’aimerais revenir sur les avancées réalisées par les industriels de Iésé. Je pense aux émissions de lumière cohérente. La technique en suppose que l’on sache stimuler des atomes afin de leur faire émettre des particules de lumière identiques : même longueur d’onde, même phase, même direction. Il en résulte un rayon intense, capable de traverser la matière. Ce rayon est directionnel, sa couleur n’est pas nécessairement visible à l’œil nu, mais elle est bien définie. Son intensité peut être amplifiée à l’aide d’un système de miroirs, au point qu’il y a un risque de parvenir à une arme redoutable. La projection de faisceaux de particules ne serait pas si difficile à réaliser, bien que sa conception relève d’une science développée de la structure de l’atome et des interactions qui s’y produisent. À se demander s’il y a eu des fuites… Je ne pense pas. Pas du côté des scientifiques, en tout cas…

Ygrem s’empressa de dissiper le soupçon :

— … La théorie en a été élaborée par nos physiciens de Syr-Massoug. Ils n’auraient pas trahi le secret. Maintenant, les expérimentations ont mobilisé ingénieurs et techniciens… Il est probable que les fuites proviennent de ce côté.

­— Espérons-le ! Il y aurait lieu de s’alarmer, si les Aspalans venaient à posséder la science de cette technologie.

Santem ne put retenir son scepticisme :

— Dès lors qu’ils possèdent la technique, ils en découvriront la clé tôt ou tard, ne pensez-vous pas ?

Nïmsâtt s’abstint de répondre directement. Peut-être Santem a-t-il raison. Cela n’empêche pas de prendre des mesures.

— La décision n’est pas de mon ressort, mais je vous dis ma conviction : mieux vaudrait que cette technologie soit placée sous contrôle.

 À l’écoute de ces dernières paroles, Santem approuve ostensiblement du chef, tout en regardant successivement Ygrem et Nasrul. Le roi invita son vieil ami à prendre la parole.

— Que penses-tu, Santem ?

— Qu’en effet mieux vaudrait — mais comment ? — ramener les industriels expatriés dans le giron de la Fédération dont tu viens, Ygrem, de nous suggérer la perspective sans toutefois nous en dire plus... Maintenant, il n’y a pas qu’une réponse politique. Notre amie Nïmsâtt ouvre des perspectives pour la Défense. Les télécommunications en sont une clé importante. Je crois urgent de mener à bien les deux projets annoncés. Quant aux domaines évoqués, là où les industriels de Iésé seraient en pointe : le secteur de l’informatique, des microprocesseurs et des nanotechnologies, n’est-ce pas ? ; et, sauf erreur, le secteur des rayons cohérents, de la stimulation de l’atome et de l’amplification des émissions lumineuses. Eh bien, dans ces domaines, il est vital que nous assurions à la fois un rattrapage technologique et un contrôle sur le processus.

Ces propos ont convaincu Ols, le fils d’Ygrem, de poser sans attendre la question pratique :

— Mon cher Santem, soyez remercié, ainsi que Nïmsâtt, pour ces avis. Je reste pourtant sur ma faim. Je vous ai bien entendu, vous avez indiqué la nécessité, disiez-vous, de ramener les industriels expatriés dans le giron d’une Fédération que j’appelle aussi de mes vœux. À quoi vous ajoutiez cette question : comment ? C’est aussi ma question.

— Je n’ai pas de réponse dans l’instant. J’en serais désolé si je n’avais bon espoir que nous allons résoudre ce problème ensemble. En attendant, je vous invite à considérer ce qui se trame à Iésé et sur la rive droite de la Nohr : c’est la constitution d’un secteur industriel à la fois stratégique et de régime privé. Or, de tradition dans le Royaume, cette industrie, avec ce qu’elle incorpore de technique et de science, est un bien public. Voilà l’enjeu. Je rejoins la suggestion de Nïmsâtt : même s’il ne s’agit pas de faire des entreprises industrielles une propriété de l’État, leurs orientations ne doivent pas être soustraites aux avis et au contrôle de la Puissance publique, dès lors qu’il y va de la sécurité de nos peuples et de leur liberté.

Santem se tut, un moment, à l’attente de réactions. Mais le silence lui renvoyait la question à laquelle il n’a pas répondu. Il leur doit au moins un commencement de réponse, d’autant qu’on le soupçonne d’être, lui, à l’origine, plutôt qu’Ygrem, de l’idée d’une Fédération.

— Je ne peux que réaffirmer l’urgence de mener à bien les projets dont Nïmsâtt nous a fait part. Quant à édifier la Fédération évoquée par Ygrem, si les parties le souhaitent, le chantier peut en commencer maintenant. À cette table, il ne tient qu’à nous de considérer que l’Acte fondateur est posé. Il suffit de nous accorder sur le principe d’une alliance de paix entre les villages de Seltenjœth, les îles de Mérode et le royaume des Terres bleues. S’y assortirait le principe de libre circulation des personnes, des marchandises et des capitaux. La consistance d’une telle Union requiert une Défense commune. D’où l’importance des projets évoqués par Nïmsâtt. Mais tâchons d’éviter que nos voisins voient dans cette Alliance un acte hostile… L’Union devra marquer un esprit d’ouverture.

Santem ne veut pas presser Nïmsâtt de donner sur l’état de ses projets plus d’informations qu’elle ne souhaiterait. Il en a suffisamment marqué l’importance. C’est donc à Nïmsâtt de décider si elle veut ou non en dire davantage. Elle a bien reçu le message implicite, apprécie la délicatesse de Santem. L’ambiance de la soirée, jusqu’alors tendue, s’est rassérénée, tandis que l’orage s’éloigne en direction de l’océan oriental qui sépare les Terres bleues de Sarel-Jad. Ces circonstances invitèrent Nïmsâtt à l’aveu :

— Nos engins sont quasiment opérationnels. Il s’agit du drone destiné à la cartographie de Nil, mais aussi d’un astronef dont la mission serait d’installer une base d’étude et de télécommunication sur Ohlân. Nous avons renoncé à envoyer un engin satellitaire directement sur orbite autour de Nil, et nous utiliserons l’un des deux satellites « naturels » de notre planète.

Spontanément, ceux qui sont autour de la table auraient, sans exception, dû marquer le coup par des questions ou des commentaires. Pourtant, ce fut le silence. C’est qu’on lisait une préoccupation sur le visage de Nïmsâtt. Almira le res­sentit plus fortement, peut-être, que les autres, et elle encouragea Nïmsâtt à poursuivre.

— Je pense à Ferghan. Il rêve de piloter ce vaisseau. Mais il est très jeune… D’un autre côté, je n’aurais aucun pilote volontaire aussi enthousiaste et, même, je crois, aussi compétent. Rus Ferghan m’inspire confiance, si je puis dire, malgré moi. Je ne sais comment faire pour le convaincre de renoncer, car je suis partagée, en vérité… Désolée ! je vous entretiens de ce problème. C’est à moi de le résoudre…

— Nïmsâtt, je propose que Nasrul se rende avec vous à Sarel-Jad…

Oramûn poursuivit :

… Il y parlera à son fils. Ensemble, vous pourrez tous trois — et pourquoi pas ? à quatre, avec Ôm — mieux décider de ce qui est possible et raisonnable. De mon côté, j’aimerais prendre contact avec les industriels de Iésé, en particulier avec les responsables du Syndicat autonome. Serais-tu d’accord, Ols, pour venir avec moi ? Sur place, nous sentirions mieux la situation et pourrions apprécier les chances de reprendre la main.

Cette proposition d’Oramûn reçut l’assentiment de tous, d’Ols en particulier qui s’empressa de donner son accord sans remarquer le nuage de tristesse et d’inquiétude sur le visage d’Almira, sa femme. Elle redoutait une longue absence de son frère et de son époux.

 

Zaref en était venu à littéralement trépigner d’impatience et d’ennui pour avoir dû séjourner un mois durant au monastère de la Montagne sacrée. Comme à l’accoutumée il exprima pour lui-même ses sentiments à voix haute.

— Tout cela est dû au fils de Santem. C’est lui qui a diffusé mon signalement à travers l’Archipel. Il le paiera de sa misérable vie, ainsi que ses complices, sans exception. Lui-même en a prononcé la sentence dès l’instant qu’il a porté la main sur moi qui étais sans défense.

Avec ses deux acolytes Zaref embarqua directement pour Syr-Massoug. Parvenu au port, il n’a d’autre préoccupation que de prendre contact avec un scientifique ou un ingénieur susceptible de fournir les plans complets et détaillés des aéroglisseurs et de trahir quelque innovation en matière d’armes de destruction.

Il n’eut pas longtemps à prospecter. L’antenne de la Cité des sciences est connue des citadins. Elle est établie à proximité du palais royal. Zaref se vit confirmer — il en avait eu l’intuition — que la direction de la recherche est confiée à Nïmsâtt. Il en conçut de la rage, mais il fut soulagé d’apprendre qu’à un Aspalan revient la responsabilité de l’antenne à Syr-Massoug, Nïmsâtt ayant préféré s’établir quelque part sur les Grandes Terres de Sarel-Jad.

Sans se compliquer la vie par quelque ruse ou détour, Zaref demanda tout bonnement à être reçu par le directeur de l’antenne. Il s’est muni des pierres précieuses, un héritage d’Olkeiri, son père, dont le Supérieur du monastère lui a remis une partie. De belles pierres, mais brutes. Zaref sait se montrer cordial, parvient même à se rendre presque attachant. Il se présenta en homme désireux de promouvoir des innovations dans divers domaines, de réaliser des prototypes qui, s’ils ont du succès auprès d’industriels, seraient alors produits en série et commercialisés, avec à la clé une forte rémunération pour l’inventeur. D’un air gourmand Zaref demanda au directeur s’il n’aurait pas des projets tenus en réserve et pour lesquels il éprouverait une « tendresse » particulière. En aucun cas il ne voudrait inciter à trahir des secrets ! Mais si parmi les esquisses certaines risquaient de terminer leur carrière dans la corbeille au motif d’un profil atypique, alors il serait disposé à en considérer les modalités d’acquisition.

Zaref affectait un « intérêt désintéressé » pour des produits d’ingénierie originaux. S’il eut moins de difficulté qu’il ne craignait à en persuader son interlocuteur, c’est que celui-ci s’était par ailleurs senti d’emblée en désaccord avec Nïmsâtt et la majorité de son équipe scientifique, du temps où il travaillait avec eux, à Sarel-Jad : leur option, en ce qui concerne la motricité de l’astronef, lui paraît farfelue. Il avait donc exprimé sa préférence pour un mode de propulsion par combustion d’énergie fossile. Mais c’est une autre voie qui fut retenue, celle des champs magnétiques. Grave erreur, selon lui : la force électromagnétique ne sera jamais exploitable ! C’est ce qui le détermina à se porter volontaire pour Syr-Massoug, la capitale des Terres bleues, où Ygrem a voulu créer une antenne de la Cité des sciences.

Le directeur de l’antenne commença par soumettre à Zaref des projets d’innovations qui présentent un intérêt surtout commercial. Zaref passait distraitement les plans en revue, lorsque son attention fut attirée par des graphismes pour lui sibyllins : des schémas d’explosifs pour les carrières d’exploitation de minéraux. S’engagèrent de longs entretiens entre lui et le directeur, jusqu’à ce que celui-ci dévoile des dessins réalisés par son premier ingénieur, d’où il ressort que la matière explosive pourrait entrer dans la confection d’armes. Parmi les industriels, ni les Nassugs, ni les Aspalans, ni les gens de Mérode ne se sont jusqu’alors lancés dans l’armement : à défaut de l’aiguillon qu’aurait pu représenter l’invasion d’armées étrangères mieux équipées, on s’en était tenu aux traditionnelles dagues, épées, fléchettes, matraques, haches, arcs, arbalètes et catapultes. Aucune commande d’État n’était venue y substituer des armements modernes, alors même que la société jouit à présent d’un haut niveau de technologie. À défaut de pouvoir apaiser les soupçons de son interlocuteur, Zaref sut calmer une partie de ses scrupules en lui offrant deux rubis qu’il avait fait polir et tailler par ses joaillers. Cet argument facilita la conclusion d’un accord avec le directeur. Celui-ci s’engagea à fournir, en sus des plans d’explosifs à carrières, quelques exemplaires de grenades ainsi que, plus tard, un prototype d’engin sur pieds, pouvant préfigurer le fusil mitrailleur. Mais il resta inflexible dans son refus de communiquer à Zaref des plans d’aéroglisseurs. Il affirma ne pas les avoir, au motif qu’il aurait d’autres options technologiques. De fait, le directeur n’avait jamais eu accès aux plans, lesquels étaient gardés ultrasecrets.

Zaref parvint à surmonter sa contrariété. L’accord conclu sur la livraison de sa commande au directeur de l’antenne sera la première étape de son plan. La seconde, plus politique, devra consister pour lui à se rendre en Terres noires, à y exciter le ressentiment, les passions de rivalité, désirs de revanche, envies de prise de pouvoir, afin de faire monter l’hostilité générale : chez les ouvriers et les hobereaux face aux industriels en général ; chez les industriels, entre Aspalans et Nassugs.

Cependant, l’un des deux comparses se rendra en Terres blanches et déterminera, parmi les chefs de tribus, ceux qui seraient les plus disposés à une guerre d’invasion. Un motif puissant d’exaltation leur sera nécessaire. Zaref s’en remet à l’autre moine pour instiller chez les tribus choisies l’esprit du fanatisme religieux.

Tandis que Zaref embarquait pour Iésé, la métropole de l’embouchure de la Nohr en Terres noires, Oramûn prenait le bateau avec Ols pour la même destination, tout en se promettant une escale à Mérov dans l’espoir d’y retrouver Yvi, tandis que, déjà, Nïmsâtt venait de gagner Sarel-Jad, soucieuse de ses chantiers, en particulier celui de l’astronef, dont l’avancée la préoccupe.

 

 

 

 

 

 

 

 

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