53. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohên. Chapitre VIII, "Fragmentations"
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53. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohên. Chapitre VIII, "Fragmentations"
De retour au camp d’Ulân, Oramûn constata l’absence de beaucoup d’hommes, en particulier chez les Kharez mais aussi chez les Tangharems. Les hémiones n’étaient plus au corral. À la périphérie du camp, cependant, les Djaghats s’emploient à couler du métal dans des matrices en forme de pointe de flèche. Ils en ont déjà fabriqué en nombre, « les archers d’Ulân les ont emportées », ont-ils expliqué. « Il en faut encore beaucoup ». Au centre du camp, des guerriers Tangharems se préparent au départ. Oramûn demanda à voir Ulân. Un garde lui fit signe avec une expression bizarre d’entrer dans la tente. Quelque chose d’inhabituel flottait dans l’air. Oramûn hésitait à troubler l’intimité du jeune chef Tangharem. Il le vit vautré parmi des jeunes gens et jeunes filles, tous dénudés. Avec naturel Ulân invita Oramûn à le rejoindre :
— Viens, Oramûn ! Il est temps de nous changer les idées. Demain est un grand jour. Il sera suivi d’heures plus dures au milieu d’hommes qui n’ont pas l’insouciance de cette jeunesse. Viens profiter de sa fraîcheur ! Filles ou garçons, toutes et tous sont à toi pour cette nuit, si ton corps le désire.
Garçons et filles s’écartèrent pour lui offrir une place. Oramûn porta son regard vers les filles. Cuisses, bras, seins, fesses, ventres semblaient faire une danse. S’emparant indifféremment des adolescents des deux sexes, Ulân les saillait sommairement, inépuisable à ce jeu, à se demander s’il ne tiendrait pas de là son surnom : « Le Tigre ». Il attend des filles qu’elles l’entourent de leur corps, tandis que les garçons doivent se présenter pour évaluation, avant d’être autorisés ou non à pénétrer les filles. Celles que le jeu a provisoirement laissées libres sourirent à Oramûn. Voyant qu’il ne paraissait pas disposé, elles se tournèrent vers Ulân pour à nouveau lui prodiguer leur attention. Lui, les reçoit dans ses bras, les retourne comme des poupées, rit avec elles aux éclats. La scène se déroulait dans un tel tourbillon qu’Oramûn dut se secouer mentalement pour s’arracher à l’effet d’hallucination et prononcer enfin les mots destinés à décliner l’invitation.
— Ma femme va avoir un enfant. Elle est et sera mon unique épouse, la bien-aimée de ma vie. Si je ne l’avais rencontrée, j’aurais apprécié cette compagnie… Puis-je t’attendre dehors ? J’ai à te parler de mes entretiens avec les Olghods et Rus Ferghan.
En toute simplicité Ulân se leva, nu, pour sortir de sa tente, prenant au passage, pendu à sa porte, un manteau de peaux de loutre, qu’il jeta sur ses épaules.
— Tu es un homme heureux, Oramûn ! Moi, je ne suis pas fait pour une femme, ni une femme pour moi. J’ai lu dans tes yeux que le spectacle ne te déplait pas, mais tu n’éprouves aucune envie, ça se voit. Quel est ton secret ?
Ulân avait accueilli Oramûn, à son retour, en le tutoyant. Voilà qu’à présent il lui exprime un intérêt qui prend un tour personnel. La question d’Ulân n’en donne pas moins à réfléchir. Elle porta Oramûn à l’introspection. C’est exact que le spectacle de ces jolis corps ne suscite pas en lui le sentiment de frustration qu’il aurait pu éprouver à la perspective d’un renoncement. Au lieu de cela, il ne constate qu’un effet euphorisant. C’est que toutes les représentations qu’il associe à l’amour et au désir n’ont d’objet qu’Yvi. Le spectacle de filles ravissantes, de leur sourire et de leurs invites, n’avait fait qu’animer ces représentations, éveiller son désir d’être auprès de sa bien-aimée. C’est encore plus vrai depuis leurs échanges amoureux, près du lac de Lob. Avant cela, il fallait compter sur l’excitation première qui, laissée à elle-même, est vouée à s’estomper. Or, Yvi lui a permis de franchir le mur de la pudeur. Ils ont ainsi gagné une intimité telle que c’est comme si l’excitation première, loin d’être entamée par la routine, se voyait rehaussée, exaltée à un seuil qui assure à tout jamais les amants de leur désir réciproque. Comment expliquer cela ?
— Vois-tu, Ulân, mon corps, mon cœur et mon âme sont entièrement à Yvi, ma femme, et c’est pareil pour elle.
La réponse laissa Ulân rêveur. Puis il passa à de tout autres considérations.
— Les Tangharems assurent la cavalerie. Je la divise en deux. Une partie attaquera l’arrière-garde des mercenaires, au Sud-Est. J’en ai confié la direction à mon oncle. Une autre me suivra, direction Nord-Ouest, jusqu’à la Gunga. Les mercenaires ont dégarni leur arrière-garde. Leur objectif est de forcer la ligne de la Gunga et de pénétrer le territoire Tuldîn. Mon oncle lancera l’offensive en premier. L’ennemi sera déstabilisé. S’il envoie des troupes de secours à l’arrière, j’en profiterai pour attaquer à mon tour. En tous cas, je lancerai la cavalerie. Cela créera un effet d’encerclement : mes cavaliers sur leur front, ceux de mon oncle sur leurs arrières, au Nord, la chaîne des Seltenjœth, tandis qu’au Sud, avant la mer, les peuples Kharez, Olghods et Djaghats, ferment les issues. Oramûn, j’escompte une victoire écrasante.
Oramûn se dit qu’il est temps de révéler à Ulân le refus opposé par Ferghan de laisser la cavalerie des Tangharems passer en territoire Tuldîn.
— Rus Ferghan veut assurer sous son seul commandement la ligne de défense sur la rive de la Gunga avec ses braves de Seltenjœth et l’appui des archers Tuldîns. Sa stratégie sera strictement défensive. Il ne franchira pas la Gunga, si ce n’est pour protéger une éventuelle retraite des Tuldîns. Il ne participera à aucune offensive à l’Est. Il suggère que ta cavalerie porte son attaque, plus au Sud, en appui sur les Welten. Les Olghods seront d’accord pour laisser venir tes troupes.
Le visage contrarié d’Ulân laissa transparaître une expression féroce. Oramûn ne s’en émut pas, attendant tranquillement la réaction de son protagoniste à qui il fallut du temps pour surmonter son dépit avant de lâcher enfin ces mots :
— Cela ne changera pas grand-chose.
Il avait été convenu entre Ulân et son oncle que celui-ci lancerait l’offensive dans cinq jours francs. Cela laisse le temps à Ulân de gagner les Welten avec sa cavalerie. Suivaient, conduits par des Djaghats, des chariots chargés de vivres et d’armes dont un stock appréciable de pointes de flèche en bronze. Les colonnes entrèrent sans problème en pays Olghod, mais sans le traverser, Ulân préférant longer la frontière orientale, à distance toutefois des troupes mercenaires. Il ne rejoignit ainsi les Welten qu’à la hauteur où, plus à l’Ouest, la Gunga se divise en deux bras ; soit, au Nord du massif, à la charnière des territoires des Olghods, des Tuldîns et des Tangharems avant l’invasion. C’est à cet endroit qu’Ulân établit son camp ; de là qu’il compte lancer l’attaque après l’offensive menée par son oncle.
Mais il doit auparavant voir Ferghan. Escorté de six hommes, il décida de remonter la rive droite de la Gunga vers le Nord, en territoire Tuldîn. Il ordonna à son escorte de le suivre en file indienne et de chevaucher au pas. En amont du lac, sur la rive droite du fleuve, en pays Tuldîn, c’est la forêt à perte de vue, alors que sur la rive gauche, en territoire Tangharem, s’étend une immense plaine à pâturages. Seule la rive droite peut offrir des abris qui dissimulent au regard. Ulân et son escorte progressaient en lisière de forêt, le long de la Gunga. Ils durent par deux fois bifurquer vers l’intérieur du massif, car des ours s’ébattaient dans le fleuve, tout à leur pèche aux saumons. Les gros mâles sont agressifs et peuvent charger, même contre des hommes armés. De même les femelles, bien que beaucoup plus petites, peuvent être dangereuses, lorsqu’elles ont des oursons. La nuit venue, les ours avaient regagné leur tanière. Les Tangharems ne redoutent pas vraiment les ours, car ils les repèrent aisément. Plus inquiétants étaient les feulements sonores d’un tigre avertissant d’autres mâles de sa présence. On dit qu’ils n’ont peur de rien et s’attaquent à tout ce qui vit. Cependant, Ulân a hâte de rencontrer Ferghan. Aussi refusa-t-il à ses hommes un bivouac pour la nuit : ils devraient poursuivre jusqu’au lever du jour.
Leur périple fut interrompu par des hommes armés de haches à lancer, dagues, javelots, couteaux, et défendus latéralement par des archers ; des Tuldîns, supposa Ulân, qui accompagnent des Aspalans de Seltenjœth. Il demanda à parler à Rus Ferghan. Une voix lui répondit :
— Je suis Rus Ferghan. Qui es-tu ? Que veux-tu ?
— Je suis Ulân, le Tangharem. Je désire te parler… Seul à seul, autant que possible.
— Tu peux parler maintenant. Ce qui sera dit ne sortira pas d’ici.
Ulân descendit de sa monture, un hémione remarquable par sa taille haute et sa couleur uniformément beige très clair, à l’exception de la caractéristique raie noire dorsale, le long de la colonne vertébrale. Il marcha vers Ferghan et ne s’arrêta que lorsqu’il se fut suffisamment approché pour ne pas avoir à élever la voix. Les deux hommes se tenaient droits, face à face, comme en défi.
— Je vais lancer une offensive contre les mercenaires dans quatre jours environ, cinq tout au plus. L’appui des archers Tuldîns nous serait précieux. Je compte sur la cavalerie pour enfoncer les lignes ennemies. Cependant, mes cavaliers ne sont pas assez nombreux pour assurer leur avancée et repousser les mercenaires jusqu’en Terres noires. Oramûn m’a fait savoir que toi et tes braves s’en tiendraient à une ligne défensive. Je comprends cette décision. Cependant, on ne peut espérer tenir une ligne en se contentant de repousser des assauts. Tôt ou tard, et plus tôt que tard, les mercenaires recevront des renforts en hommes et armements. Si vaillants que soient tes braves, et si adroits les archers Tuldîns, les envahisseurs risquent de vous faire plier, si l’on n’agit pas maintenant par une action offensive menée à terme. Pour cela elle doit être soutenue, et soutenue par tous ceux de Ass-Halanem, car il s’agit de leur espace. C’est pourquoi je suis venu à toi. Tu as la confiance des Tuldîns, et voici ma requête : que tu voies avec eux si ma cavalerie peut compter sur l’appui des archers.
Ferghan dut reconnaître en lui-même que les paroles du Tangharem sont raisonnables.
— Les Tuldîns sont un peuple libre. Eux décideront de la suite à donner à ta demande. Je la soumettrai cependant aux chefs de tribus et je parlerai pour toi. S’il y a un refus de leur part, je te le ferai savoir. Si tu ne reçois aucun message en ce sens avant trois jours, tu peux lancer ton offensive en confiance. Elle sera soutenue.
Ulân salua Ferghan qui fit de même. Il allait s’en retourner avec ses hommes d’escorte, quand Ferghan lui proposa l’hospitalité :
— J’imagine que tes hommes ont besoin de se restaurer et de prendre quelque repos. Nous avons établi un campement à une heure de marche. Il y a des moutons à rôtir pour tous.
Les hommes d’escorte n’avaient qu’une envie : répondre à l’invitation de Ferghan. L’eau leur venait à la bouche et la perspective d’un bon repos faisant suite au bon repas est loin de leur déplaire. Mais Ulân ne l’entend pas ainsi :
— Sois remercié pour ta générosité ! Je m’en souviendrai. Je dois retourner au plus vite pour les préparatifs. Chaque détail compte. Il faut gagner cette bataille, et plus encore.
Ferghan ne peut qu’apprécier la lucidité ainsi que la fermeté d’Ulân. Les hommes d’escorte repartirent sans la pause espérée. C’est seulement lorsqu’ils furent de retour à leur camp, à la fin de la journée suivante, qu’ils purent se rassasier de viande d’antilope et prendre un repos avant le combat.
De moi, Nil, qui éveille et qu’abondent tous les esprits de la planète, apprenez que le combat eut lieu, mais pas tout à fait comme prévu. Ulân n’avait eu aucun message de Ferghan. Il en conclut que les archers Tuldîns soutiendraient son attaque. Cependant, le souci vient d’ailleurs : le rapport d’éclaireurs Djaghats fait état d’un impressionnant contingent de troupes ennemies. La cavalerie Tangharem ne survivrait pas au choc frontal. L’offensive sur l’arrière allait avoir lieu. Ulân décida d’agir sans attendre : il allait, de nuit et cette nuit-même, attaquer le petit avant-poste des mercenaires, qui se trouve entre son camp et la ligne de Ferghan. Cela n’occasionnera qu’une trouée. Mais viendra aussitôt après une offensive de son oncle sur l’arrière. De ce coup sur coup on verra ce qui résulte, et on avisera.
La surprise nocturne fut telle, pour le camp adverse, que la quasi-totalité des soldats Aspalans y fut massacrée. Ulân fut alors tenté de poursuivre la percée plus avant vers le Nord, pour prendre les mercenaires comme en étau entre sa cavalerie et les lignes de Ferghan. Mais il se fit la réflexion qu’alors il risquerait d’être pris à revers. La prudence recommande le repli vers les montagnes. Les hémiones, entre autres qualités, ont le pied sûr. Les hommes pourront gagner les flancs de montagne avec leur hémione attitré. Ainsi procèdent les Tangharems de haute lignée : à l’adolescence, les garçons reçoivent en dressage un jeune hémione dont ils prennent grand soin et qu’ils ne quittent que lorsqu’il est trop âgé : il a alors le droit de vivre en paix ses derniers jours. Les cavaliers d’Ulân peuvent compter sur leur monture pour les mener sans faillir au travers de lieux escarpés. Ulân allait donc commander le repli, lorsqu’il entendit, puis vit au loin des troupes de mercenaires qui, probablement, reviennent du front de l’Ouest et marchent en direction du Sud-Est, soit, vers l’endroit d’où censément viendrait l’offensive de son oncle. A supposer donc que celle-ci a également été un succès.
Ulân décida alors très vite : de telles occasions ne se présentent pas deux fois, se dit-il. Le risque est grand, mais l’enjeu plus encore. Il fit charger sa cavalerie sur les troupes ennemies, afin de couper leur route vers le Sud-Est, de les contraindre à stopper leur avancée, voire à se replier vers la Gunga, mais en défense, pour le compte, non plus en attaque. Les cavaliers Tangharems, galvanisés par leur récent succès, ne ressentaient d’ailleurs nulle fatigue, ils se sentaient invincibles après avoir infligé à l’envahisseur une telle meurtrissure. Avec ardeur ils attaquèrent le bataillon envoyé vers l’arrière en renfort, et le décimèrent. Ulân sentit sur lui le vent de la victoire. La sensation se mua en certitude, lorsque, quelques temps plus tard, il réalisa que de leur côté les Tuldîns avaient lancé l’attaque.
Finalement, il ne resta plus qu’une poche de rescapés entre la ligne de défense de Ferghan et la cavalerie d’Ulân. Acculés, les mercenaires s’étaient adossés aux contreforts des Seltenjœth. Sans espoir : ils auront bientôt face à eux les archers Tuldîns et les cavaliers Tangharems, décidés à ne pas faire de quartier. Rus Ferghan intervint alors promptement. Devançant la cavalerie des Tangharems, il déploya ses braves en une ligne d’interposition, et se retrouva face à Ulân pour la deuxième fois.
— Tu as gagné cette bataille. La gloire t’en reviendra ainsi que le mérite dont participent cavaliers et archers. Ne gâchons pas cela par un massacre ! L’ennemi vient de rendre les armes. Une mise à mort des vaincus ne saurait te grandir. Je te propose de les traiter en prisonniers de guerre.
Ulân et les cavaliers Tangharems brûlaient d’en finir avec les mercenaires. Cependant, les archers Tuldîns s’étaient rassemblés autour de Ferghan. Il y eut un long moment d’incertitude. La tension se marquait par le piétinement des hémiones, comme si, eux aussi, voulaient charger. Ulân prit la parole :
— Je n’ai que faire de ces hommes. Nous avons à peine de quoi nous sustenter nous-mêmes. Même comme esclaves nous n’en voudrions pas. Qu’ils soient épargnés, si tel est ton vœu ! Fais-en ce que bon te semble ! Ils sont maintenant sous ta responsabilité. J’ai meilleure mission que de garder des prisonniers.