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Chapitre 2 - Distorsion

Chapitre 2 - Distorsion

Publicado el 30, ago, 2024 Actualizado 2, oct, 2024 Humor
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Chapitre 2 - Distorsion

«Ce n'est qu'une question de calcul. Ce n'est qu'une question de chiffres. Ce n'est qu'une question d'arithmétique. Un angle de départ, une masse initiale, un coefficient d'élasticité, des frottements, des portances, des forces en quantité, oui, toute une infinité. Mais pour un Eternel, même un des plus dérisoire comme tu l’es, tout dans cet univers est plus petit que toi, même si ses dimensions tendent vers l'infini. C'est la définition même d'un Dieu, d'un Accompli. Et tu es de ceux-là, bien que cela ne se voit pas au premier regard, je te l'accorde.
Il n'y a donc rien que tu ne domines, rien que tu ne puisses asservir à ton Suprême Ki. Une fois assumée cette ultime soumission sur toutes les énergies de toute la création, tu peux vectoriser, scalariser, équationner, différentialiser, linéariser, et, comme tu sais parfaitement t’y employer, dériver, première, dériver, seconde, adjugé, vendu. Cible atteinte. Empennage au repos. Pointe bien enfoncée.»

Un ronflement humide et saumuré remonte aux oreilles et au nez d'Artémis qui peine à contenir sa hargne chasseresse.

«Cupilcolo! Tu m'écoutes? Conçois, si tu en es capable, que je ne prends aucun plaisir à jouer les professeuses d’archerie auprès d’un maître Jean-foutre de ton espèce. Chaque pouième de micro-fraction de nano milliseconde passé auprès de toi à t’enseigner mes techniques me parait plus inutile et vain qu’une double éternité passée auprès d’un coton tige usagé pour lui enseigner l’art et la manière de rester digne après avoir été introduit dans une des deux oreilles velues de Pan! Alors par pitié, par intérêt, par curiosité ou par inadvertance, je m’en fiche, mais fais un effort si tu ne veux pas que ma lassitude passagère se transforme en haine incontrôlable.»

Cupilcolo s'éveille avec difficulté et finit par marmonner:

- Moi, je n'ai rien demandé. Le fautif c’est Saint-Pierre et son envie soudaine de vouloir tout contrôler.  Il pense que je vise mal, que je ne sais plus tirer. Moi je dis que c'est la qualité de notre matériel qui est en cause.

Artémis saisit son arc et tire avec nonchalance une flèche dans le néant. De la poupée inférieure de son arme, elle tape le sol trois fois, comme l'on fait au théâtre pour fixer l'attention d'un public dissipé et annoncer l'imminence du début du premier acte. Un rideau de vapeur s'écarte devant eux, dévoilant une scène à travers les cieux. C'est une flèche en mouvement que l'on voit apparaitre.
Elle déchire le cosmos, évite des étoiles, des comètes, des planètes, toutes sauf une dernière vers laquelle elle se rue. Elle plonge vers une mer, esquive des navires rouillés et mazoutés, puis se met à longer une rivière boueuse dominée par un pont d'acier flanqué de deux piliers maintenus par des haubans, humides ou remuants quand le brouillard s'attarde ou le ciel est soufflant. Un pont assez curieux, qui s'ouvre sur une moitié, perdant pour un moment sa faculté d'enjamber.
Elle traverse par jeu, sans y être obligée, une roue colossale tournant sans s'arrêter, pointe vers une grosse horloge, puis pour le visiter comme un touriste Français, se promène dans un parc beaucoup trop fréquenté, évitant des enfants, des femmes décomplexées et des hommes perchés sur des caisses en bois, leurs discours face au vent, les idées aux abois.
C’est sans concertation qu’elle change de direction, s'oriente vers un palais gardé par des plantons, des soldats immobiles aux coiffes peluchées, pénètre par une fenêtre entrouverte au second, entre dans une pièce richement décorée et en sort prestement, contournant au passage une bonne et un servant. Elle emprunte des couloirs fièrement enchevêtrés, un coup à droite, un coup à gauche, en haut puis en bas, et s'arrête un instant près d'une porte dorée.
Elle se distord assez pour passer dans le trou de sa serrure sans clé, puis retrouve ses formes, se permet un léger écart pour prévenir un obstacle imposant, une oreille de titan flanquée sur le visage rougi et tout fripé d’un homme vieillissant, et achève sa course, son périple innocent, dans la caboche d'un chien fatigué et usé qui pleure sa maitresse, une ex-tête couronnée.

 - Tu disais?

- Que tu n'aimes visiblement pas les corgis.

- Je suis une chasseresse. Je chasse. C'est tout. Tu veux une autre démonstration?

La menace est à peine dissimulée.

- Non, c'est bon, je t’écoute maintenant. Je n'ai plus sommeil.

- Il n'y a plus rien à écouter. La théorie est finie. Passons à la pratique. Tu as pris ton matériel?

- J'ai toujours mon matériel quand je prends une leçon d’éducation particulière! dit Cupilcolo avec concupiscence, le regard éclairé par l'illusion futile d'un phantasme déluré.

- Tu l'auras voulu.

Elle tire à nouveau avec désinvolture et sans vraiment viser une seconde flèche qui vient se figer à l'entrée du rectum de Cupilcolo.

- Encore un mot mal placé, une obscénité ou quoi que ce soit pour me contrarier, et je lui ordonne d'achever son parcours. Tu veux savoir ce que j'ai prévu pour elle?

- Non ça ira merci. Pour une déesse de la chasteté, je te trouve plutôt entreprenante avec moi. J'ai mon arc et mes flèches, c'est bon, on peut commencer. Garde quand même à l'esprit que je ne suis pas très performant sous la pression, dit Cupilcolo en bougonnant et en pensant à Damoclès et son épée suspendue au-dessus de son crâne, et en verbalisant dans un coin de son esprit:  «il n'a aucune raison de se plaindre celui-là, ça aurait pu être pire.»

*****

Saint-Pierre regarde au loin la chasseresse et l'angelot en train de s'entrainer. Ce fût une bonne idée de s'adresser à elle, plutôt qu'un à un mortel comme il l'avait d'abord envisagé. Il aurait pourtant bien aimé qu'auprès d'âmes sans corps cet asticot à mescal apprenne l'humilité. Il s'est donc rapproché de ceux que la légende présente comme de fabuleux archers: un Indien iroquois, un Suisse un peu cintré adepte de l'arbalète et un Anglais des bois. Mais quand il les a vu, il n'a pas insisté. Il n'aurait jamais dû se laisser influencer par des fables infondées, des récits approximatifs doucement mitonnés, cuits longtemps à couvert pendant bien trop d'années. Les légendes sont des plaies pour toute l'humanité. Des mythes exaltants? Non. Des mensonges éhontés qui obèrent les idées et brident les réflexions, empêchent d'avancer.
Saint-Pierre se dit alors qu'il n'est guère plus, lui aussi, qu’une suite de fausses chroniques et de mauvais récits. Si tout le monde ici-bas, et peut-être ici haut savait la vérité, comprenant que Saint-Pierre, celui dont Le Percé a fait son émissaire, n'est qu'un pauvre tâcheron, un simple factotum tout juste qualifié pour changer une ampoule, déboucher un évier. Le voir diriger, même temporairement, toutes Les Eternités est une blague affolante, un canular obscène, une farce périlleuse. Et à propos de gouvernement provisoire, il se demande combien de temps cela va durer. Il aimerait bien prendre des vacances, se poser un peu, boire quelques bières bien fraiches. La dernière lui a laissé un gout un peu trop amer. Il faut qu'il réfléchisse à quelqu'un pour le remplacer. Il se met à rêver de plages et de cocktails, de danses endiablées, d'une grasse matinée après un long sommeil.
Il sort brutalement de ses rêveries, alerté par des hurlements lointains. Il cherche du regard d'où cela peut provenir. Avant même de le découvrir, il sent l'angoisse monter. Il sait au fond de lui où se situe la source de tous ces cris.

 *****

- Mais nom d'une biche en bois! Tu te rends compte de ce que tu as provoqué? dit Artémis prise de panique.

- J'ai fait ce que tu m'as demandé. J'ai tiré deux flèches à la fois, visé deux cœurs, incité à s'aimer deux individus, et même deux bien moches et bien nases.

- Tu en as tiré trois, dit-elle désabusée.

Cupilcolo défend alors avec beaucoup d'aplomb l'action qu'il vient d'effectuer:

«J’en ai pris une en trop qui trainait non loin de là, juste derrière moi. Et oui, ben, un peu de modernité quoi! Je ne vois pas pourquoi l'amour ne pourrait pas se partager à trois, ou quatre, ou plus. C'est une question de bonne santé, de santé publique, voilà tout. On me demande d'arrêter les mono flèches, c'est ce que je fais. Et je fais même du zèle, du dépassement de fonction! Et du réemploi de matériel usagé au passage. Un merci ne serait pas de trop.»

C'est en pure divinité de la décence et de la vertu qu'Artémis vocifère alors:

- Là n'est pas la question bougre de bâtard emmancheur vérolé de dégénéré de ta mère!

- Mais qu'est-ce que vous avez tous avec ma mère?

- Rien, c'est ma demi-sœur! Mais pourquoi ces trois-là? Pourquoi, mais pourquoi...dit-elle en s'effondrant désespérée, les yeux rouges du sang qu'elle a son règne durant contribué à verser, prête à bander pour elle-même une dernière fois son arc et finir en gibier.

- Que se passe-t-il ici! L'odeur de viande pourrie qui précède Saint-Pierre ne présage rien de bon.

- Vas-y Cupilcolo, raconte, toi, moi, je ne peux pas, dit Artémis laissant choir son arc et éclatant en sanglots.

- Je t'écoute, dit Saint-Pierre la bouche presque fermée, retenant quelque chose prêt à lui échapper, comme un dragon ancien contiendrait son brasier, bonifiant sa fournaise entre ses dents serrées.

- Eh bien, j'ai juste tiré trois flèches.

D'un soupir soulagé, Saint-Pierre dit calmement à Artémis:

«C'est ce qui te perturbe? Je comprends évidemment. Tes valeurs sont pures, ton cœur immaculé, tes références classiques, surtout en matière de sexualité. Mais tu sais de mon temps, à la fin des repas, souvent bien arrosés, quand nous étions douze, même parfois treize à table, nous ne finissions jamais la soirée esseulés. A deux, à trois, à quatre, à… tu m'as compris. Et puis regarde ton père, pendant toutes ses années de règne et de pouvoir, il ne s'est pas fait prier pour tout aller niquer, pardonne mon langage. Cela ne vaut donc pas le coup de te mettre dans cet état là pour cette raison, non?»

Elle relève la tête les yeux humidifiés. Elle semble quelque peu calmée. Mais après un instant, ses lèvres convulsent légèrement et les sanglots reprennent, les larmes se déversent, son visage est trempé. Elle s'écroule à nouveau, la tête dans ses mains, les mains sur ses genoux, piteusement recroquevillée.

- Bon, je sens qu'il y a autre chose. Cupilcolo, j'attends. Ses mâchoires se contractent à nouveau.

- Tu vas voir, c'est marrant...

- J'ai déjà entendu cela....

«Si si, cette fois, tu vas voir, c'est vraiment drôle. Je t'explique. J'ai voulu être sympa. J'ai repéré en bas trois amis inséparables, des âmes assorties comme nulles autres pareilles, deux hommes et puis une femme qui vont si bien ensemble qu'ils ne peuvent pas s'aimer, pas comme ils le voudraient, en tout cas pas sans moi. Il ne se rendent pas compte qu’un jour la vie brisera leur splendide amitié si je n'interviens pas. Et qu'alors, par malheur, des amours naitront, mais ne seront pas les leurs. Et ces autres amours auront le goût bizarre de fruits trop peu sucrés, d'une soupe pas assez chaude, d’une chips humidifiée. Ce ne sera pas mauvais, mais pas très bon non plus. Ce sera nutritif, mais pas appétissant, ce sera...»

- C'est bon, j'ai compris le principe! Et donc?

- Donc j'ai voulu leur offrir le bonheur absolu de s'aimer tous les trois, plus qu'ils ne le font déjà.

- Et?

- Et c'est là que j'ai senti, au moment de lâcher la corde, que les flèches n'arriveraient peut-être pas au bon endroit...

- Etttt? dit Saint-Pierre en laissant trainer le son de sa voix.

-  Margareth, François et Vassili.

Saint-Pierre s'interroge. Il parcourt sa mémoire pour associer ces noms à trois individus dignes de son attention. Il est interloqué. Il sort sa tablette et commence à projeter sur l'univers entier des ronas de données. Il cherche parmi les femmes et les hommes importants (ou du moins le croient-ils) de toute l'humanité: business, politique, science et médecine, aventure, sport, littérature, musique, comédie, médias, gastronomie, culte, police et armée. Il va jusqu'à regarder la liste des trafiquants, des voleurs, des violeurs, des meurtriers, en tout cas la courte liste de ceux qu’y n’appartiennent pas déjà aux autres catégories. Il ne trouve vraiment rien. Il n'est pas complétement rassuré, mais commence à se calmer.

- Margareth, François et Vassili... Ces noms me disent quand même quelque chose.

Il se souvient alors que les flèches de Cupidon peuvent déchirer le temps. Son angoisse le reprend. Il n'a quand même pas fait ça? Il ouvre toutes ses archives et finit par trouver la bonne correspondance. Il n'a pas eu besoin de remonter bien loin. 1982. Il se dit au passage qu'il a eu raison de remettre les compteurs à zéro en l'an...zéro. Cela facilite les recherches. Mais sa satisfaction est de courte durée quand il comprend enfin l'importance des trois cibles visées.

- Il a fallu que cela m'arrive à moi, au moment où Le Sénile est toujours à lâcher une goute par-ci, par-là, pour essayer de vider sa vessie.

Il s'exprime sans haine, sans colère, sans éclat. La force de s'énerver s'est complètement dissipée. Une odeur de printemps exhale de sa chaire, la fraicheur est partout. Signe d'apaisement. D'accablement surtout. Il déchire l'enveloppe de tout le continuum pour observer lui-même l'ancienne réalité s'effacer doucement au profit d'une nouvelle qui doit se révéler.

C'est un soir de janvier dans un bunker secret en plein cœur de Berlin qu’un président Français, une première ministre Britannique et un premier secrétaire du Parti Communiste Soviétique par intérim en viennent à s'aimer, changeant pour des années la marche du monde entier.

- En plein dans les annales! Merci pour la leçon de tir Artie. Tu es très…inspirante. J’espère que tu n’es pas trop contrarié São Pedro, si? dit finalement Cupilcolo avec ironie, très satisfait de lui.

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Comentario (2)

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Claire Brun hace 3 meses

j’ai adoré !

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Arthyyr hace 3 meses

Merci beaucoup Claire!

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