Chapitre 12 - Tel maître tel chien
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Chapitre 12 - Tel maître tel chien
Heureusement, sur le trajet qui menait du pont de deuxième classe aux quartiers des officiers, Severian avait eu le temps de trouver un prétexte qui, bien qu’un peu vague et bancal, restait tout de même assez crédible. En s’efforçant de ne pas grimacer de douleur, une main crispée sur sa blessure, il déballa son histoire inventée. Il expliqua qu’il était au milieu du paquebot lorsque ce dernier s’était brisé, et que par conséquent, il avait été gravement blessé lorsque le sol avait soudainement cédé sous lui.
Durant son récit, il s’efforça de ne pas tourner la tête vers son jeune maître. Celui-ci, qui était adossé au mur derrière lui, retenait péniblement sa respiration saccadée. Il était partagé entre la peine pour son démon qui devait sans doute souffrir de cette immense plaie et une grande envie de ricaner devant l’absurdité d’un mensonge aussi flagrant.
Le seul médecin qui était à bord avait été très choqué de voir un homme toujours debout après une blessure pareille et une aussi grande perte de sang. Il avait commencé par la nettoyer, avant de la bander. Malgré son insistance, Severian n’en démordit pas et assura continuellement qu’il se sentait bien. Cependant, Hyperion savait parfaitement qu’il n’était pas du tout honnête, même pas avec lui-même. Aussi fut-il ravi quand le monologue de Phillips prit fin et qu’ils purent partir tranquilles.
— Même si tu n’es pas normal, tu prendras tout de même garde à rester prudent avec cette blessure, lança le blond à l’adresse de son serviteur, parlant à voix basse pour ne pas être entendu des autres passagers.
— Vous ne devriez pas vous en faire autant pour un simple domestique, commenta le noiraud en évitant délibérément le sujet, passant machinalement sa main sur le bandage sur sa poitrine.
— Pour un simple domestique, non, confirma son interlocuteur en accentuant bien le mot, son ton devenant presque un feulement furieux. Mais pour mon démon, là, j’ai le droit de m’inquiéter. Viens, allons trouver la cabine qu’ils nous ont assignée.
Les officiers avaient décidé d’installer les rescapés dans les cabines de deuxième classe vides. L’équipage s’était montré très prévenant et tout comme quelques personnes de première classe, il leur prêtait quelques vêtements et accessoires. Heureusement, il y avait généralement moins de passagers en provenance d’Amérique en direction d’Angleterre, par conséquent, il était plus facile d’installer les naufragés, car il y avait bien plus de places libres.
Après la récupération des canots de sauvetage du Pacific, le Celtic avait mis le cap en direction de New York. L’information sur son retour précipité sur le continent avait bien évidemment atterri dans les oreilles de la presse. En revanche, tout ce que le capitaine avait communiqué était qu’ils avaient des rescapés avec eux, mais il n’avait pas transmis de liste.
Durant la courte croisière jusqu’en Amérique, Hyperion n’avait pas fait grand-chose, essayant plutôt de récupérer des forces après tout ce qu’il avait vécu. Il savait parfaitement que dès qu’il aurait un pied sur la terre ferme, sa situation deviendrait d’autant plus compliquée. Il avait également discuté avec Severian de ce qu’il comptait faire une fois arrivé à destination. Leur programme était assez simple : trouver un hôtel qui pourrait les accueillir pendant une semaine et y rester jusqu’au prochain bateau qui repartirait pour son pays natal.
L’arrivée du Celtic sur le quai de la White Star Line fut saluée par un tonnerre de cris de tous les spectateurs. En effet, une foule de journalistes se pressait sur le quai, afin de récolter les dernières nouvelles à propos du navire qui avait sombré. Et bien évidemment, toutes les familles des passagers du paquebot étaient venues également, espérant revoir leurs proches vivants, sains et saufs.
Visiblement, le simple fait que le capitaine n’ait pas transmis de liste de survivants avait amassé près de vingt-mille personnes au port cet après-midi-là. Appuyé sur la barrière du pont B, Hyperion les regardait s’agiter telles des fourmis frénétiques, son expression vacillant entre le mépris et le dégoût.
— Monsieur, nous allons bientôt pouvoir descendre, annonça Severian dans son dos.
L’adulte resta quelques secondes immobile, avant de finalement le rejoindre. Ses yeux marron balayèrent le quai noirci de monde. Un bruit sourd et continu s’en élevait comme un bourdonnement incessant à leurs oreilles.
— Bientôt ? répéta le garçon avec amertume en croisant les bras, lâchant un soupir de dédain. Avec les journalistes affamés de nouveautés, il ne faut pas espérer passer de sitôt. Essaye de nous faire traverser le port le plus vite possible, je n’ai pas vraiment envie de faire la une.
Fixant toujours avec cette expression répugnée la foule, il s’éloigna légèrement en passant une main dans ses cheveux. Il ne voulait pas apparaître en première page, surtout pas après ce qui s’était déroulé avec la vampire renégate. Si cette dernière connaissait les habitudes des humains, ce qui n’était pas impossible puisqu’elle s’était fait passer pour une passagère lambda, elle pourrait savoir de quel côté le chercher.
— Ce naufrage les arrange bien ! cracha le jeune noble en désignant la presse qui brandissait déjà leurs appareils photographiques d’un signe de tête. Tout ce qu’ils veulent, c’est vendre leurs torchons ! Si un seul d’entre eux essaye de nous retenir, tu as quartier libre pour le frapper, Severian.
Le débarquement des passagers aurait pu être comparé à une chasse au renard. La presse fondait sur les rescapés comme une balle de fusil sur un lapin. Rapidement, des concerts de hurlements venant de tout le monde s’élevèrent partout, comme une cacophonie insupportable. Tandis que certains voyageurs essayaient désespérément de rejoindre leur famille, les larmes aux yeux, les envoyés spéciaux des revues new-yorkaises se jetaient sur eux pour récolter leur témoignage.
Afin de ne pas se perdre en marchant séparément, le jeune noble était dans les bras de son précepteur. Ses bras passés autour de son cou, il y cacha sa tête pour éviter de croiser le regard de qui que ce soit, comme s’il voulait disparaître. C’était d’ailleurs cette impression que le garçon ressentait. Il avait envie de ne pas être vu, qu’il soit seul avec son serviteur. Hyperion enfouit son nez dans sa veste tandis que le noiraud arrivait lentement sur le quai. Mais il n’eut pas le temps de faire trois pas qu’un journaliste s’avançait vers lui, lui sautant presque dessus tel un loup enragé.
— Monsieur, êtes-vous un rescapé du Pacific ? interrogea-t-il avidement, les yeux brillants d’intérêt, un crayon et un carnet dans les mains.
Lui adressant le regard le plus dédaigneux qu’il n’avait jamais lancé à quiconque avant, Severian laissa un sifflement méprisant franchir ses lèvres. Non seulement son maître lui avait demandé de quitter le port le plus rapidement possible, mais le concernant, il était tout aussi agacé par cette présence ennuyeuse. En trop peu de temps à son goût, bien trop de gens avaient approché cet enfant.
— Non, je suis le joueur de flûte de Hamelin, cracha-t-il avec haine, sa voix emplie de sarcasme, ses sourcils se fronçant.
Hyperion sourit contre l’épaule du démon. Malgré tout, son domestique gardait un très léger sens de l’humour bien que la situation leur déplaise à tous les deux. Le joueur de flûte de Hamelin était une légende que Severian lui avait fait traduire depuis l’allemand. Ils avaient travaillé ce texte durant la croisière, le deuxième jour. Dans ce conte, un joueur de flûte avait réussi à faire disparaître cent-trente enfants du village d’Hamelin en Allemagne. Et pour le garçon qui avait été témoin de deux combats, il comprenait parfaitement le sous-entendu de son serviteur :
Continuez à me parler et vous terminerez comme eux : noyé, ou mystérieusement disparu.
Malheureusement, à peine le premier journaliste s’écartait, un air stupéfait peint sur le visage, un autre arrivait déjà en posant exactement la même question. Cette fois, l’adulte poussa un profond soupir d’agacement, soulevant une mèche de cheveux de sa joue, avant de fixer l’importun dans le blanc des yeux. Bien que ce fut si rapide que personne ne le constata, une brève lueur rouge vif illumina furtivement ses iris marron.
— Je vous prie de me laisser passer, monsieur, feula-t-il avec mauvaise humeur tandis que le blond laissait retomber sa tête sur son torse. Je suis pressé.
— Cela ne prendra que deux minutes, supplia l’homme sans se démener, un grand sourire sur les lèvres, ne se rendant visiblement pas compte qu’il jouait avec le feu.
Cette fois, j’en ai assez ! C’est une personne de trop qui tourne autour de mon maître !
Visiblement lassé d’être poli et paisible dans cette situation, Severian laissa retomber ses épaules. Il décocha ensuite un puissant coup de pied dans l’abdomen de son interlocuteur, l’envoyant valser à trois mètres en arrière. L’homme roula sur les pavés, créant un trou dans l’amas de personnes. Le souffle coupé et la respiration sifflante, le journaliste toussota, se tenant la poitrine d’une main crispée, une grimace de douleur sur le visage.
— Je vous ai résumé cet incident en un geste, siffla le démon en passant à côté lui, retenant péniblement des canines pointues de sortir d’un demi-centimètre, la foule se fendant en deux pour le laisser passer. Je n’ai rien d’autre à ajouter.
Sortir du port fut une épreuve pire qu’un combat contre un vampire aux yeux du domestique. Les gens criaient, appelaient, couraient et s’agitaient dans tous les sens, au point que cela lui donna le tournis. Il lui fallut tout de même plus de vingt minutes pour parvenir à s’extirper du troupeau bruyant et agglutiné sur le quai avant d’enfin réellement entrer dans la ville.
Ces dernières années, New York avait connu un grand essor commercial. Par conséquent, de grands bâtiments avaient été construits, dominant en hauteur les habitations ordinaires. La ville était très animée, et beaucoup de gens semblaient apprécier de flâner dans les rues durant l’après-midi. Le temps assez doux et le soleil qui brillait au-dessus de leur tête réunissaient toutes les conditions pour une sortie agréable.
— Où voulez-vous aller, monsieur ? interrogea Severian, reprenant sa voix douce et tranquille qu’il avait habituellement, à l’adresse d’Hyperion qui ne semblait pas avoir envie de descendre de ses bras.
— Mes parents m’avaient parlé d’un hôtel à New York, marmonna l’adolescent, sa gorge se serrant à la simple mention de James et Amelia et sentant ses yeux picoter. Le St Nicholas Hotel si je me souviens bien. Ils avaient réservé des chambres pour une semaine, le temps qu’on visite la ville.
— Je pense en avoir déjà entendu parler de par une connaissance, déclara le noiraud d’un air pensif, comme s’il essayait de se rappeler cette personne. C’est une construction datant d’un demi-siècle, si je m’en souviens bien. Ce doit être du côté de Manhattan, à une vingtaine de kilomètres d’ici.
— Comment sais-tu tout cela ? s’étonna le blond en s’écartant légèrement pour le regarder dans les yeux, laissant voir sa surprise. Est-ce que tu as étudié la carte de New York à l’avance ?
— Non, s’esclaffa son domestique avec un sourire amusé en sillonnant les rues à pas feutrés. En réalité, je suis déjà venu ici par le passé, mais je vous avoue que cette cité a bien changé en trois siècles.
— Parfois, je me demande quel âge tu peux bien avoir, soupira le garçon d’un air désespéré en posant son front contre son épaule, laissant sa main survoler sa veste.
Sentant le démon légèrement tressaillir sous son toucher, Hyperion se remémora un détail plutôt important : la blessure qui barrait son torse. Elle était sans doute encore douloureuse…
— Ne voudrais-tu pas appeler une voiture ? proposa-t-il en peinant à cacher un tremblement dans sa voix. Tu ne devrais pas me porter dans ton état.
— Il y a bien trop de monde, trouver une voiture disponible nous prendrait des heures, répondit immédiatement le noiraud, le visage soudainement fermé et son ton devenant brusquement plus dur. Je vous assure que vous porter ne me dérange pas. Au contraire, je préfère le faire.
Durant le trajet qui, censé durer près de trois heures en marchant, séparait le port de New York du quartier de Manhattan, ne dura qu’une heure dans les bras de Severian. Ce dernier marchait bien plus vite qu’un humain, et porté par lui, Hyperion avait l’impression de voir le monde défiler au ralenti. C’était comme si les gens autour de lui marchaient extrêmement lentement, et que les paysages défilaient devant lui à toute vitesse.
Lorsque tout se stabilisa à nouveau sous ses yeux, cessant de danser dans un tourbillon de couleurs, un grand bâtiment se dressait devant lui. Les façades étaient en marbre blanc, et hautes de six étages. Quatre colonnes taillées dans la même pierre étaient rainurées, encadrant l’entrée de l’hôtel. Un homme à la peau foncée était posté devant la porte, les mains jointes dans son dos. Il poussa la porte vitrée pour laisser Severian et Hyperion passer.
L’entrée était, comme tout le bâtiment, d’architecture italienne. Un grand escalier en chêne blanc qui menait aux étages supérieurs trônait sur le mur d’en face. Le comptoir en bois lustré était occupé par deux employés en uniforme qui étaient plongés dans des papiers et des registres.
— Bonjour messieurs, salua l’un d’eux en les regardant fixement, comme s’il craignait qu’ils ne soient des gens malfaisants. Puis-je vous aider ?
Hyperion sentit son précepteur se crisper, comme si l’idée de s’approcher lui déplaisait tout particulièrement. Cependant, il avança tout de même, bien que sa mâchoire restât si serrée qu’il ne put dire un seul mot. Ce fut donc le blond qui se résigna à parler.
— Bonjour, salua-t-il en retour, tout en essayant de calmer son serviteur, pourrais-je avoir la clé de la suite de Lord et Lady Prince ?
Le réceptionniste échangea un rapide regard incrédule à son collègue. Celui-ci le lui renvoya avant de hausser les sourcils en étouffant un soupir désespéré de sa main, simulant très mal une quinte de toux discrète. Au moins, il était clair que ces deux-là ne savaient pas que les Prince avaient un fils. Encore moins que ce dernier se tenait devant eux.
— Et qui êtes-vous, jeune homme ? interrogea-t-il en les regardant des pieds à la tête, plissant légèrement les yeux sous la suspicion d’un imposteur.
— Je m’attendais à cette question, grommela l’intéressé en passant une main dans ses cheveux avant de la plonger dans la poche de sa veste.
Il lâcha sur le comptoir la chevalière de son père avec un air agacé. L’employé de l’hôtel l’examina avec précaution, avant de reconnaître le sceau frappé dans le métal et la pierre incrustée. Le dessin était identique au blason, et la rareté du diamant bleu ne faisait aucun doute sur l’authenticité du bijou. Il plaqua sa main sur sa bouche en comprenant son erreur terrible.
— Je suis désolé, monsieur, je ne savais pas ! s’exclama-t-il d’un air catastrophé, comme si sa vie dépendait de l’issue de ce malentendu. Je vais vous donner votre clé immédiatement !
Hyperion reprit sa bague et la remit dans sa poche en adressant un regard consterné à son démon. S’il suffisait de montrer un objet de valeur pour être instantanément accepté dans les hauts milieux, n’importe quel voleur pouvait le faire sans problème. Après avoir récupéré la petite clé en fer de la suite, Severian monta les escaliers en direction du deuxième étage.
— Cela ne t’ennuie pas de me porter depuis le port ? interrogea le blond sans lever les yeux pour le regarder, sans vraiment oser évoquer le dessous de son bandage.
— Vous n’êtes pas très lourd, jeune maître, répondit tranquillement le noiraud d’une voix sans aucune émotion tout en avançant dans le couloir, ses pas déjà discrets devenus imperceptibles à cause du tapis qui couvrait le sol. Et puis, vous devez être plutôt fatigué de ce voyage, il est donc tout naturel que je vous prenne dans mes bras.
— Tu as l’air moins énergique que d’habitude, constata l’intéressé en posant son front sur son épaule, bien que l’indifférence du noiraud à l’égard de lui-même commençait un peu à l’énerver. Tu es fatigué également, n’est-ce pas ?
L’allure du démon ralentit un bref instant avant de reprendre son rythme normal. Visiblement, ce genre de question ne lui plaisait pas vraiment, comme si le fait que quelqu’un se soucie de lui le dérangeait. La vérité était que le garçon voulait qu’il admette simplement qu’il avait lui aussi besoin de repos.
— Ce n’est rien, je vous assure. Mon corps privilégie ma régénération à mon travail, bien que ce soit contre mon gré. Mais je vous garantis que cela ne durera pas longtemps.
Sentant que de l’agacement commençait à remplir ses poumons, Hyperion préféra se taire pour ne pas dire une quelconque phrase désagréable ou une insulte. Arrivé devant la porte de la suite, le précepteur glissa la clé dans la serrure et la tourna dans un cliquetis métallique. Le panneau de bois pivota, laissant voir un salon élégant et chargé de décoration. Bien que le bâtiment soit conçu dans une architecture italienne, l’ameublement était du style corinthien, bien qu’il soit possible d’y décerner quelques légères modifications originales.
Après avoir refermé la porte, Severian déposa doucement l’adolescent sur le sol. Immédiatement, celui-ci s’étira langoureusement, engourdi d’être resté immobile aussi longtemps. Et à présent, une sensation de lourdeur commençait à se faire sentir dans chacun de ses muscles.
Et en même temps, une impression de vide et de solitude commençait à l’envahir. Ses parents avaient réservé cette suite pour eux trois, et les quatre domestiques, bien que ces derniers auraient dû normalement dormir un peu à part.
D’une rapide inspection dans les différentes pièces, Hyperion se rendit compte de l’ampleur de ce voyage. La raison de cette croisière, qui avait tourné au cauchemar, et de cet hôtel luxueux, c’était simplement parce que James et Amelia avaient voulu encourager les efforts de leur fils dans ses études. Une nouvelle fois, son cœur se serra à la simple pensée de ses parents, tandis qu’un sentiment de culpabilité l’enveloppait.
Il constata également que tout un empilage de bagages était stocké dans la chambre qui devait servir pour les domestiques. En avisant les étiquettes autour de la poignée des malles, il constata que la date d’envoi était le seize avril, soit quelques jours avant le départ du Pacific. Donc ses parents avaient pensé à apporter des affaires à l’avance…
— Severian, ouvre-moi cette malle, s’il te plaît, marmonna le garçon en donnant un coup de pied dans une grosse valise avec le nom de James.
Son domestique arriva dans son dos et poussa un soupir discret, mais que l’enfant entendit parfaitement. Il avait retiré sa veste noire qu’il portait à l’extérieur pour la laisser sur une chaise.
— C’était Jones qui avait les clés des bagages, déclara-t-il d’une voix plate, comme si plus rien au monde ne pouvait le faire réagir. Ils avaient été verrouillés étant donné qu’il y avait des objets de valeurs à l’intérieur.
— Je m’en fiche, grommela Hyperion d’un air furieux, sentant de nouveau une bouffée de colère dans sa gorge. Ouvre-la quand même.
Le noiraud ne répondit pas, constatant que la patience du blond commençait à atteindre des profondeurs, et passa à côté de lui avant de s’agenouiller devant la malle. Il glissa ses ongles sous le couvercle, avant de parvenir à y mettre ses doigts. Sans qu’Hyperion comprenne comment une telle chose était possible, la valise s’ouvrit brutalement, laissant voir une pile de vêtements soigneusement pliés.
— Voulez-vous que je vous ouvre autre chose, monsieur ? interrogea le démon d’une voix dénuée de toute émotion, sans même tourner la tête pour le regarder.
— Seulement la mienne et la tienne. Nous verrons les autres demain.
Son serviteur resta silencieux en forçant la serrure des deux autres bagages. Le garçon s’accroupit et prit quelques vêtements propres avant de se redresser.
— Je vais prendre un bain, lança-t-il avant de se diriger d’un pas lourd vers la salle de bain qu’il avait repérée quelques minutes plus tôt. Est-ce que tu pourrais ranger le reste ?
— Comme vous voudrez.
Pendant que l’adulte se chargeait de placer dans les armoires ses vêtements et diverses affaires, Hyperion prit le temps de se prélasser dans l’eau chaude. Malheureusement, si la saleté s’en allait avec son bain, ses problèmes n’en faisaient pas de même et lui collaient à la peau. Une seule pensée le tourmentait à présent : qu’allait-il devenir ?
Sans mes parents, je ne sais plus quoi faire… qui va s’occuper de l’entreprise de père ? Qui gérera le manoir ? Est-ce que mon oncle et ma tante viendront m’aider ?
Remarquant une nouvelle fois qu’il commençait à trop s’inquiéter, il se frappa violemment la tête avec sa main. Il devait arrêter de ne penser qu’à cela. Pour le moment, il devait s’occuper d’un problème un peu plus urgent.
Il faut que je me repose, et il en va de même pour Severian. Tout à l’heure, j’ai senti que son cœur battait plus vite que d’habitude. Peu importe ce qu’il me dit, il n’est pas du tout en forme. Malgré tout, il refuse de l’admettre, et je sens que d’en parler l’énerve. Soit, si tu veux que je te traite normalement, je le ferais…
Le reste de la journée se passa dans un calme très tendu, l’ambiance était même proche d’être électrique. Le démon se montra particulièrement taciturne, réagissant à peine aux demandes de son maître. Ce dernier sentait fatigue et énervement le gagner, à tel point qu’il commençait à s’en prendre à son serviteur. Furieux de son silence, il avait laissé la rage l’emporter deux fois, ce qui avait été la cause de deux gifles qu’il avait collées dans la figure du noiraud.
En fin de soirée, le précepteur accomplit pourtant son travail comme si de rien n’était. Avec le visage de marbre qu’il arborait depuis l’après-midi, il alla coucher Hyperion comme d’habitude. Après avoir remonté la couette en duvet sur les épaules de ce dernier, il s’éloigna à pas feutrés sans dire un seul mot.
— Où est-ce que tu vas ?
Severian s’arrêta soudainement de marcher, ne s’attendant pas du tout à cette question étrange. D’autant plus que le ton de la voix du blond était devenu beaucoup plus paisible qu’il y a une heure. Pourquoi une interrogation aussi dépourvue de sens et de logique ? Surmontant sa surprise, il se retourna lentement, ses yeux rouge vif plongés dans ceux de son maître.
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais aller me coucher également, répondit-il le plus sincèrement du monde d’une voix qui laissait transparaître, pour la première fois de la journée, un peu de fatigue.
— Un inconvénient ? répéta l’adolescent d’une voix blanche avant qu’elle ne se durcisse brusquement. Si, j’en vois un.
En début d’après-midi, il est devenu plus agressif. Il a cessé de me traiter comme un mourant et semblait sans cesse de mauvaise humeur. Et moi qui pensais qu’il se calmerait avec le temps, je vois que je me suis lourdement trompé sur son compte. Mais que veut-il, à la fin ?
— Sans vouloir me montrer insolent, jeune maître, reprit le noiraud d’une voix lente en s’efforçant de ne montrer aucune impatience, j’aimerais savoir quelle est cette objection.
— Je n’ai pas envie de dormir seul, rétorqua immédiatement le blond d’un ton sec et cassant.
Se toisant dans le blanc des yeux pendant de longues secondes qui parurent durer une éternité, le duo resta silencieux et immobile. Finalement, ce fut l’adulte qui brisa le contact visuel en fermant les yeux, laissant un soupir qui trahissait de l’agacement passer entre ses lèvres fines.
— Je ne suis pas aveugle, my Lord, commenta-t-il d’un air lassé, comme s’il essayait de mettre fin à un jeu particulièrement frustrant. Depuis des heures, vous essayez de me faire admettre quelque chose. Mais ceci est totalement contraire à mes principes. Malgré tout, même dans l’état normal des choses, j’aurais toujours besoin de me reposer.
— Je n’ai pas dit que tu n’avais pas le droit de dormir, j’ai dit que tu n’avais pas le droit de partir ! fit remarquer froidement le garçon en se redressant dans son lit, s’asseyant sur le matelas.
Les iris flamboyants de l’adulte laissèrent passer un éclair de surprise. Il lui fallut quelques secondes pour trouver une réponse acceptable, autre qu’un bégaiement ou un balbutiement. Il cligna des yeux quelques secondes, comme s’il avait toujours un peu du mal à croire à ses paroles audacieuses.
— Monsieur… je vous avoue ne pas comprendre… marmonna-t-il d’une voix grave, plissant légèrement les yeux, ne laissant qu’une fine ligne noire au centre de ses iris.
— Tu n’es tout de même pas idiot, l’interrompit brutalement Hyperion en se laissant retomber sur l’oreiller d’un air maussade, laissant sa couette couvrir doucement ses épaules. Je ne veux pas dormir seul, mais c’est à toi de voir si tu préfères rester debout ou te reposer aussi.
Le démon ne le quitta pas des yeux pendant de longues secondes, comme si son jeune maître était devenu fou en l’espace d’une simple minute. Mais lorsqu’il recula de deux pas en arrière, se rapprochant de la porte, il sentit un très léger picotement dans sa main, à l’endroit de la marque.
Bien, au moins, il est certain que je n’ai pas intérêt à partir de cette chambre… ce manège commence sérieusement à me déranger !
Se résignant à l’idée qu’il n’y avait rien d’autre à faire, le noiraud laissa un profond et long soupir désespéré s’échapper de ses lèvres. Il passa une main dans ses cheveux rebelles d’un air épuisé avant que le creux de sa paume ne s’attarde sur son œil gauche, trahissant un peu de fatigue. Cependant, il ne bougea pas.
— Arrête de te poser des questions ! cracha l’adolescent d’un air impatient, ses yeux fixés sur le visage figé de son serviteur. Ne vois rien de déplacé dans ma proposition, tu peux toujours rester debout si tu le veux. Mais n’essaye pas de me faire croire que tu n’as pas besoin de sommeil. Sur le Celtic, j’ai remarqué que tu dormais plus longtemps, au point où il m’arrivait d’être réveillé avant toi.
Severian resta quelques moments immobile et silencieux, avant que ses doigts n’attrapent le premier bouton de sa veste. Avec une lenteur inhabituelle, il les détacha un à un, son regard encore empli de doutes et d’hésitation.
— Arrête de te poser des questions ! répéta le blond avec agacement, comme si ce comportement l’énervait au plus haut point. Je vois à tes yeux que tu le fais !
Le noiraud sembla céder, et ses iris flamboyants laissèrent voir de l’épuisement. Comme s’il chassait définitivement ses pensées de sa tête, il retira le vêtement, avant de desserrer la cravate noire autour de son cou et de l’ôter. Hyperion soupira d’apaisement : voir son démon admettre qu’il ne pouvait pas être impeccable tout le temps lui faisait du bien. Il se tourna sur le côté, lui tournant le dos, et entendit de très légers bruissements de tissu. Après quelques secondes de silence, il sentit quelqu’un derrière lui s’approcher avant de s’installer sur le matelas.
Même sans le voir, le garçon pouvait aisément deviner que l’adulte était tout sauf à l’aise. Il devait bien reconnaître qu’il l’avait mis dans une situation délicate et embarrassante, mais il ne voulait absolument pas dormir sans personne à côté de lui. C’était comme si le grand vide causé par la perte de ses parents devait être comblé par n’importe qui, et la seule connaissance à sa portée était son précepteur.
Le blond sentait une aura de chaleur près de son serviteur, et cela ne le surprenait qu’à moitié. Depuis le naufrage du Pacific, il avait appris que les démons avaient une température corporelle normale en toutes circonstances. En effet, après avoir été totalement immergés dans l’eau glacée, lorsque Severian était allé enquêter sur le pont F, ses vêtements avaient été trempés. Cependant, près d’une vingtaine de minutes plus tard, lorsqu’Hyperion avait enfilé sa veste après que le paquebot ait sombré, celle-ci était sèche et même encore un peu chaude. Ce qui signifiait qu’en aussi peu de temps, ses habits avaient séché sur lui, et l’unique explication à cette chaleur était que son corps la produisait.
Frottant ses pieds froids l’un contre l’autre, l’adolescent avait de plus en plus envie de se rapprocher de son précepteur. Mais dans un autre sens, il avait peur de le troubler d’autant plus, sachant que le domestique n’était déjà pas à l’aise. Cependant, la sensation désagréable qui remontait maintenant le long de ses mollets eut raison de ses états d’âme. Il se retourna et se colla contre l’adulte qui sursauta brusquement.
— Monsieur ? hoqueta-t-il, ne s’attendant pas à ce contact aussi soudain et imprévu. Qu’est-ce que…
— J’ai froid, avoua l’intéressé sans s’écarter, remerciant le fait que la chambre soit plongée dans le noir, lui permettant de cacher sa gêne. Mes pieds sont gelés.
L’homme le regarda intensément quelques secondes, et ce fut à ce moment qu’Hyperion comprit qu’il s’était trompé en croyant dissimuler son embarras dans l’obscurité. Il avait oublié que son serviteur était doté d’une grande acuité visuelle, et ce également durant la nuit. D’autant plus que les lumières de la ville traversaient légèrement les rideaux des fenêtres, ce qui permit au garçon de constater que Severian portait toujours sa chemise, dont il avait défait un bouton et son pantalon noir. Cependant, il ne fit aucun commentaire et commença à contempler le plafond.
— Comment se fait-il que tu aies aussi chaud ? interrogea le blond avec hésitation, essayant de trouver un sujet de discussion pour oublier ce moment.
— Je n’en sais rien, admit le noiraud sans le regarder passant un bras derrière sa tête, cela fait partie de ma condition, à mon avis.
— Comme tes yeux, supposa son interlocuteur, appréciant simplement la température agréable qu’il sentait envelopper son corps.
— Vous voulez parler de mes yeux rouges ? devina la créature des ténèbres en tournant légèrement la tête, laissant voir ses iris flamboyants. En réalité, je suis né avec cette couleur. Être un démon n’a fait que les faire briller dans le noir, rien de plus.
— Tu avais des yeux rouges avant ? s’étonna l’enfant sans cacher l’étonnement qui nuançait sa voix. Si j’en crois les ouvrages scientifiques que j’ai lus dans la bibliothèque du manoir, cela n’arrive qu’aux personnes atteintes d’albinisme. Mais ces gens ont des cheveux blancs, et les tiens sont noirs. C’est étrange, non ?
— J’ai déjà effectué des recherches pour essayer de comprendre à quoi cela pouvait être dû, soupira le démon avec lassitude, comme si ne pas trouver de réponse le tourmentait. Comme vous l’avez dit, je n’ai pas les caractéristiques des personnes albinos. Mais à ma connaissance, je n’ai pas trouvé d’autre façon de posséder une couleur aussi particulière.
— Je trouve qu’elle te va très bien, commenta Hyperion sans vraiment réfléchir avant de parler.
Ce ne fut qu’après avoir terminé sa phrase qu’il prit conscience de ce qu’il avait dit. Son serviteur le fixait avec étonnement, et le garçon devait admettre qu’il était surpris de sa propre audace. Il sentit ses joues chauffer sous la gêne et il eut soudainement l’envie de ne faire qu’un avec le lit.
— Je suis un imbécile, grommela-t-il, soudainement furieux contre lui-même. Mais je suis sincère tout de même. Je les trouve magnifiques.
— Vous êtes bien le seul, my Lord, répondit Severian en articulant soigneusement chacun de ses mots. Longtemps, les gens ont eu peur de moi à cause de ces yeux, au point de me fuir. Et l’anomalie de cette couleur m’a attiré bien trop de problèmes à mon goût. Elle a contribué à faire de moi ce que je suis aujourd’hui. Si j’avais eu des yeux normaux, je ne serais peut-être pas devenu un démon.
— Mais sans doute que je ne t’aurais pas rencontré non plus, fit observer le blond d’une voix douce, se serrant un peu plus contre lui, sans même s’en rendre compte. Je serais mort si tu ne m’avais pas sauvé il y a plus de deux ans.
Le noiraud n’ajouta rien, et un long silence lourd tomba entre eux. Hyperion sentit une fatigue l’envahir brusquement, et ses yeux se fermèrent tout seuls. La chaleur de son domestique lui faisait du bien et l’attirait lentement mais sûrement vers les bras de Morphée. Il ne tarda pas à y sombrer, collé contre la créature des ténèbres. Cette dernière le regarda s’endormir tranquillement, et écouta sa respiration régulière et paisible, ainsi que les battements apaisés de son cœur dans sa poitrine.
C’est vrai, nous ne nous serions jamais connus. Mais cela aurait peut-être été mieux pour vous. Pourtant, vous ne semblez même pas vous rendre compte de la mauvaise influence que j’exerce autour de vous et sur vous…
Malheureusement, des bribes de ses souvenirs qu’il pensait avoir enterrés au plus profond de lui remontèrent dans son esprit. Severian plaqua sa main sur sa tête, fermant les yeux et serrant les dents.
Par tous les diables… pas maintenant…
Plusieurs heures plus tard, Hyperion se réveilla soudainement, la respiration haletante. Il se redressa d’un coup dans son lit, une panique folle lui compressant la poitrine. Sa vision tout d’abord un peu trouble et vacillante se stabilisa après quelques secondes, cessant de danser devant ses yeux. Le décor lui apparut plus nettement. Il était toujours dans la suite du St Nicholas Hotel, la chambre était toujours baignée dans l’obscurité, bien qu’une faible lueur de la fenêtre fût présente en raison de l’éclairage de la rue.
D’une main tremblante, il essuya la légère sueur qui perlait sur son front, avant de la passer sur ses yeux fatigués. Il tourna la tête vers sa droite et vit la silhouette de son serviteur étendue sur le dos à côté de lui. Il avait l’air paisible, ses cheveux noirs encadrant doucement son visage. Son torse se soulevait à un rythme régulier, et le garçon écouta simplement ses expirations tranquilles. Sa chemise entrouverte laissait voir un bout du bandage autour de son torse.
S’extirpant silencieusement de la couette, l’adolescent se glissa hors du lit en essayant de faire le moins de bruit possible pour ne pas réveiller l’adulte. Pieds nus, il se leva et avança vers la fenêtre, ses pas étant discrets en raison du tapis. Il entrouvrit le rideau et jeta un petit coup d’œil à l’extérieur.
Dans un premier temps, il fut aveuglé par la lumière d’un lampadaire électrique. C’était une technologie relativement nouvelle, mais dans les grandes villes, notamment dans les beaux quartiers de Londres, elle avait été installée. Et visiblement, à New York, c’était également le cas. Après s’être un peu habitués à la soudaine clarté, ses yeux dérivèrent dans la rue. Un pub de l’autre côté de la rue semblait particulièrement animé, bien qu’il soit dans les petites heures du matin. De rares passants marchaient distraitement sur le trottoir, à l’exception de quelques personnes qui semblaient plus tituber que réellement avancer. Manhattan n’avait plus rien à voir avec la cité vibrante d’activité et de gens qu’Hyperion avait découverte à son arrivée. Et cette vue si calme l’apaisait.
Le jeune noble s’était réveillé en sursaut au beau milieu de la nuit à cause d’un cauchemar qu’il préférerait oublier le plus vite possible. Pendant de longues minutes, il avait entendu les membres de sa famille le blâmer pour ses actions et lui reprocher leur mort. L’image de ces spectres fantomatiques semblait ancrée dans son esprit, comme si elle ne voulait plus partir. Lorsque l’image translucide son grand frère, Edward Prince, l’avait accusé d’être la cause de sa perte, il s’était réveillé.
Ce n’était qu’un rêve… ce n’était pas réel… je ne suis pas le coupable…
Un bruissement de tissu dans son dos le tira, à son grand soulagement, de ses pensées. Croyant que Severian avait quitté son profond sommeil également, il se retourna, laissant un rayon de lumière passer entre les rideaux. Ses yeux saphir se posèrent sur son domestique qui bougeait légèrement.
Cependant, après quelques secondes à l’observer en silence, Hyperion finit par comprendre. Le démon ne se réveillait pas, il rêvait. Ou plutôt, il faisait un cauchemar à en juger par sa main crispée sur les draps qui couvraient le matelas et à son visage devenu soudainement inquiet.
Le blond se décolla de la fenêtre en replaçant les tentures avant de regagner le lit à pas furtifs. Il grimpa dessus et s’approcha à quatre pattes de l’adulte. Ce dernier ne réagit pas à sa présence, et il ne savait pas vraiment quoi faire pour essayer de le calmer. Cependant, en voyant le tissu se faire déchirer par les ongles de la créature des ténèbres, il décida de prendre doucement sa main.
— Calme-toi, Severian, je te l’ordonne, murmura le garçon d’une voix apaisante. Ce n’est rien, repose-toi…
La prise que le noiraud exerçait sur la main de son maître se desserra à la simple entente de ses mots. Bien qu’il n’agisse pas consciemment, le pacte qui les liait restait actif en permanence, même dans son sommeil. Sa respiration tout d’abord désordonnée semblant se calmer, et son visage crispé se détendit lentement. Sans se réveiller, le précepteur se tourna sur le côté, laissant le garçon regarder ses traits s’adoucir.
Tenant toujours sa main dans la sienne, les yeux bleus d’Hyperion s’attardèrent quelques secondes sur la marque qui était illuminée d’une faible lueur rouge. Puis, il observa les ongles noirs comme l’encre de son serviteur. Il s’était toujours demandé si c’était sa condition de démon qui lui avait donné cela, mais il avait le pressentiment qu’il ne valait mieux pas évoquer le sujet avec Severian.
Je dois arrêter de me poser des questions… il vaudrait mieux que je dorme encore un peu avant le matin.
Laissant quelques instants la main de son domestique retomber sur l’oreiller, il se tourna pour attraper la couette qui avait atterri au bas du lit avec l’agitation. En la déposant au-dessus du noiraud, il constata quelque chose qu’il n’avait jamais constaté avant.
Non seulement les ongles de ses mains étaient sombres, mais également ceux de ses pieds. Étant donné que l’homme portait toujours une tenue noire et stricte en sa présence, il n’avait jamais eu l’occasion de le remarquer.
Peut-être est-ce génétique chez les démons. En tout cas, ça a l’air de le dégoûter profondément.
Finalement, il installa la couette et se coucha confortablement près de Severian. Il glissa sa main dans la sienne, avant de se faufiler sous son bras droit. Cela lui rappelait les rares nuits qu’il avait passées avec Edward, lorsqu’il avait été le réveiller parce qu’il avait cru avoir entendu un monstre dans sa chambre. C’était la même présence rassurante qui l’entourait, comme si le domestique perdait en dangerosité la nuit.
Hyperion était vraiment loin de se douter que cette même présente pouvait devenir la chose la plus effrayante qu’il n’ait jamais vue de sa courte vie !
Lorsque Severian ouvrit les yeux, sa vue était floue. Il n’avait qu’une seule envie se rendormir immédiatement et envisager la possibilité de se réveiller dans une dizaine d’heures. Cependant, il se força quelque peu à ne pas retomber dans les bras de Morphée, sentant qu’il y avait quelque chose d’inhabituel ce matin-là.
Peut-être était-ce le fait que le soleil soit déjà haut dans le ciel et éclairait la chambre. Ou bien qu’une chose inconnue tenait sa main gauche.
Ou cela pouvait aussi être le fait que son maître était dans ses bras.
QUOI ?!
Cette fois, il ouvrit véritablement les yeux, et tout se clarifia soudainement. La première chose qu’il vit fut la tignasse blond platine de l’adolescent qui redressa la tête, esquissant un petit sourire amusé.
— Bonjour, lança-t-il d’une voix qui trahissait une pointe de taquinerie. Je ne m’attendais pas à ce que tu dormes aussi longtemps.
— Jeune maître ? s’étrangla l’intéressé en constatant qu’il avait passé la nuit dans son lit. Mais qu’est-ce que vous…
— Houla, s’amusa le noble en se redressant, appuyant sa tête sur sa main. Tu n’as pas vraiment les idées claires le matin, toi. Je pensais pourtant que tu étais facilement réveillé. Prends un peu de temps pour te rappeler d’hier soir.
L’adulte passa sa main dans sa tignasse en bataille avant de se frotter délicatement le visage. Contrairement à ce qu’on pouvait imaginer en le voyant debout et prêt à six heures du matin, il n’était pas aussi matinal. En réalité, il se réveillait une heure et demie avant le réveil prévu, pour avoir le temps d’aligner ses pensées. Et ce matin-là, il n’avait pas eu le temps de le faire qu’il se rendait compte que son maître avait dormi dans ses bras.
Après plusieurs secondes d’intense réflexion pour essayer de récupérer les différents événements dans sa mémoire, il parvint à reconstituer clairement la scène de la veille. Cependant, ses pensées furent troublées par un ricanement sur sa gauche. Il tourna la tête pour voir l’enfant essayer d’étouffer son rire dans sa main.
— Pourrais-je savoir pour quelle raison vous riez ? interrogea le domestique en haussant un sourcil sceptique, essayant de parler d’une voix neutre.
— Plus tu réfléchis, plus tu as l’air étonné, admit Hyperion en tentant de maîtriser le fou rire qui montait dans sa gorge. Je commence à me demander si tu crois à ce qu’il s’est passé.
— Pour être franc avec vous, grimaça le noiraud, marmonnant d’un ton grinçant, je n’ai pas vraiment l’habitude de dormir avec quelqu’un près de moi, encore moins quand il s’agit de vous.
Finalement, le démon s’extirpa des draps et s’esquiva, le temps d’aller s’habiller un peu plus décemment. Le garçon l’attendit tranquillement, encore amusé par le visage à moitié endormi que son serviteur avait arboré en se réveillant. Après avoir revêtu sa tenue habituelle, et remis un semblant d’ordre dans sa tignasse sombre, Severian s’occupa de son maître.
Après l’avoir changé et avoir passé un peigne dans ses mèches blondes, il alla lui chercher un petit-déjeuner, étant donné que Hyperion n’avait pas vraiment envie de quitter la suite durant son séjour à New York. Il avait avant tout besoin de tranquillité et de repos, et sûrement pas de voir plein de monde ni de faire le tour de la ville.
— Monsieur, quel est votre programme pour aujourd’hui ? interrogea le noiraud d’une voix douce et tranquille, revenant de la chambre dont il venait de terminer de refaire le lit.
— En temps normal, c’est plutôt toi qui me dis ce qu’il y a à faire, commenta l’adolescent d’un air ironique, confortablement installé dans un fauteuil du salon, les jambes croisées et un livre à la main. Je voudrais voir dans les bagages de mes parents s’il y a quelque chose qui pourrait nous être utile dans l’immédiat et récupérer les objets de valeurs. Ensuite, je voudrais envoyer ces malles en Angleterre, à mon oncle et ma tante. Ils feront un meilleur usage de ces vêtements que moi.
— Réutiliser les vêtements d’autrui, ce n’est pas une pratique de noble, jeune maître, fit remarquer Severian avec un rictus moqueur, reprenant ce ton de voix si agaçant qu’il avait normalement.
— ‘M’en fiche, grommela l’intéressé, comme si — et ça l’était — le cadet de ses soucis. Si ça ne leur plaît pas, qu’ils nous les renvoient après, je trouverai un moyen de m’en débarrasser.
— Très bien, approuva le précepteur sans cesser de sourire. Et concernant les affaires des domestiques, que voulez-vous en faire ?
— Avant de te répondre, je voudrais te demander quelque chose à mon tour, soupira Hyperion en reprenant une voix sérieuse et claire. Vas-tu oui ou non accepter le poste de majordome ?
Cette simple interrogation fit disparaître le rictus des lèvres de l’adulte. Son visage se figea soudainement, reprenant l’expression fermée de la veille. Après une dizaine de secondes de silence, l’adolescent reprit la parole.
— Je t’ai laissé du temps pour réfléchir, mais à présent, j’ai besoin d’une réponse.
— Mon avis n’a toujours pas changé depuis, my Lord, déclara le noiraud avec froideur et certitude. Mon travail est de recevoir des ordres et de les exécuter, pas de les donner. Je ne pense pas que je pourrais l’accomplir correctement.
— Tu es plutôt têtu, constata amèrement le garçon en croisant les bras sur son torse, laissant son ouvrage sur la table basse. Tu refuses toujours de porter cet insigne même après que Jones t’ait dit que tu pouvais avoir ce poste.
— Je refuse de le porter, autant que vous le faites avec la chevalière de votre père, lâcha le démon en haussant un sourcil agacé.
Ne s’attendant pas à une telle contre-attaque, le jeune noble en perdit ses moyens. Ses yeux se plongèrent dans ceux rouge vif de son serviteur qui ne détourna pas le regard. Ne trouvant aucune réponse à une vérité pareille, il resta muet de stupeur.
— Vous me blâmez de ne pas prendre mes responsabilités en main, Young Master, mais en réalité, vous ne le faites pas non plus. Tout comme je fuis le travail de majordome, vous fuyez celui de chef de famille.
— Comment oses-tu ? aboya Hyperion avec rage, ne trouvant pas d’autre option pour se sortir de cette situation.
— Vous qui aimez tant les faits et la vérité, je vous la sers sur un plateau d’argent. Dans un certain sens, j’ai même envie de dire « tel maître tel chien ».
— Ce n’est pas la même chose ! s’emporta l’adolescent, donnant un coup de pied dans la table qui s’éloigna d’une bonne cinquantaine de centimètres dans un grand bruit. Laisse-moi te dire que…
Interrompant le blond dans sa phrase, quelqu’un toqua à la porte de la suite. Les deux belligérants se turent immédiatement et s’immobilisèrent, comme si quelqu’un venait de figer le temps. Après quelques secondes de silence, d’autres coups retentirent dans la pièce. D’un simple regard, Hyperion fit signe à son serviteur d’ouvrir la porte.
Le noiraud hocha simplement la tête et s’approcha du panneau de bois. Il tourna la poignée et à peine la porte pivotait-elle qu’une silhouette mince aux longs cheveux se jetait sur le démon telle une bête enragée.