Epilogue - Le Corbeau et le Dragon
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Epilogue - Le Corbeau et le Dragon
— SEVERIAN !
Le cri d’Hyperion Prince résonna dans le bureau tandis qu’il laissait tomber une feuille sur le meuble, avant de parcourir les couloirs. Finalement, il atterrit dans l’oreille de l’intéressé, bien des étages plus bas. Le noiraud se leva brusquement de sa chaise dans un raclement. Samantha, deux bouteilles de vin rouge à la main, manqua de les faire tomber, surprise par ce geste soudain.
— Qu’y a-t-il, Monsieur Hunter ? interrogea-t-elle, la voix un peu tremblante.
— Je pense que le jeune maître m’appelle, expliqua l’homme tout en reposant son crayon à papier sur l’épais livre. Continuez de faire l’inventaire de la cave, s’il vous plaît, je n’en ai pas pour très longtemps.
La femme de ménage hocha simplement la tête tout en déposant les bouteilles en verre sur la table de la salle à manger des domestiques. Son collègue attrapa sa veste qu’il avait laissée sur le dossier de son siège tout en s’éloignant. Tandis qu’il gravissait les escaliers à pas furtifs, il enfila le vêtement, ajustant le col avec soin.
Cela faisait deux semaines que le blond avait repris ses esprits et depuis, il avait commencé à sérieusement prendre ses responsabilités. Profitant du fait qu’il était en période de deuil de ses parents, il essayait de s’initier au monde compliqué du commerce et de l’import et l’export de marchandises. De leur côté, les deux serviteurs s’accoutumaient à leur nouveau travail. Après le cambriolage qui avait eu lieu, ils avaient dû refaire la liste de tout ce qu’il restait, notamment dans la cave et le garde-manger.
Arrivé devant la porte du garçon, il frappa trois fois, avant que le maître des lieux ne l’invite à entrer. Ce dernier était installé sur son siège, une mine renfrognée peinte sur son visage. Étant donné qu’il était en deuil, l’adolescent ne portait que des habits noirs, de ses chaussures jusqu’à la cravate nouée autour de son cou. Ses vêtements sombres contrastaient avec sa peau laiteuse et ses cheveux blond platine. À côté de lui, des piles de papiers et de livres s’étalaient.
— Que puis-je faire pour vous, my Lord ? demanda le démon en refermant la porte derrière lui, sentant qu’il allait peut-être bien rester plus longtemps qu’il ne l’avait prévu.
— Tu en as mis, du temps ! fit remarquer l’enfant d’un ton réprobateur en appuyant sa tête sur sa main, soupirant d’agacement. Qu’est-ce que tu fabriquais ?
— Veuillez m’en excuser, monsieur, répondit Severian en esquissant un mince sourire amusé, nullement touché par cette accusation. Nous faisions l’inventaire de ce qu’il reste dans la cave. Je ne suis pas encore habitué à mon nouveau poste, ce qui ralentit ma productivité.
— Pitoyable, commenta Hyperion, laissant tout de même un rictus taquin et complice étirer ses lèvres. Néanmoins, je ne suis pas bien placé pour dire cela. Je ne comprends rien du tout à tous ces papiers, est-ce que tu peux m’aider ?
Le majordome ne répondit pas, mais s’approcha du chef de famille. Celui-ci lui tendit une feuille remplie de tableau et de nombres avant de se laisser aller contre le dossier de sa chaise.
— Manifestement, ce sont les taxes à payer, constata le noiraud en remontant ses lunettes sur son nez, avant de jeter un rapide regard sur le garçon.
— Des taxes ? répéta ce dernier en appuyant sa tête sur le bois, visiblement très peu familier au nouveau monde qui l’entourait. Et pour quoi je suis censé dépenser mon argent ?
Le visage de son serviteur changea tandis que ses yeux marron parcouraient le papier, passant de l’amusement à une expression plus intriguée. Il poussa un soupir en la redéposant sur le bureau.
— Diantre, que les humains sont compliqués ! souffla-t-il avec une pointe de désespoir dans la voix, désignant les grands tableaux d’un doigt. Il y a de quoi ruiner un homme avec tout cela. Vous devez payer pour la taille de votre demeure, votre véhicule, vos chevaux et vos domestiques.
— Mes domestiques ? marmonna le jeune noble d’un air grognon, haussant un sourcil sceptique, laissant apparaître une grimace.
— Et étant donné que vous êtes un homme célibataire et que vous avez un valet de chambre, vous payez une taxe supplémentaire.
— Hein ? s’étonna Hyperion, se redressant brusquement sous la surprise d’un fait aussi absurde. Si j’étais marié, ce ne serait pas le cas ?
— C’est exact, ricana le démon, ne cachant pas la moquerie dans sa voix. Cela dit, estimez-vous heureux de ne pas avoir une ou deux filles à marier, car vous auriez dû payer pour elles aussi.
— Mais qu’est-ce que c’est que ça pour des lois ? s’emporta l’adolescent en plaquant sa main sur son front, dépassé par tant d’informations en même temps. Déjà que les réparations du manoir m’ont coûté un bras, je devrais payer pour quelque chose d’aussi stupide en supplément. Il ne manquerait plus qu’ils imposent une taxe sur les chiens de chasse et nous aurons touché le fond.
— Il y en a une, fit observer le majordome en montrant d’un doigt ganté une ligne du tableau.
— Comme si tu ne me coûtais pas déjà assez cher en étant mon domestique, je dois payer pour toi en tant que chien… soupira le blond, avant de lui adresser un regard narquois. Cela dit, nous allons rapidement avoir des problèmes d’argents si cela continue ainsi.
— Qu’entendez-vous par-là ? interrogea le noiraud en se redressant, ne réagissant même pas à la pique qui lui avait été envoyée.
— Je t’ai dit que les réparations étaient plutôt coûteuses, reprit l’enfant en retirant un paquet de feuilles d’un paquet sur sa gauche. Mais le voyage jusqu’à New York l’était aussi. Heureusement, mon père ne m’a pas laissé de dettes, car nous aurions eu le couteau sous la gorge dans le cas contraire.
Il fouilla dans ses papiers pendant quelques secondes, étalant un tapis blanc sur son bureau. Finalement, il ressortit une page et la tendit à Severian. Celui-ci l’examina quelques secondes, et comprit rapidement qu’il s’agissait du dernier bilan des affaires de la compagnie Prince.
— As-tu remarqué le chiffre d’affaires ? interrogea Hyperion en appuyant son coude sur l’accoudoir de son siège. Il est bien inférieur au précédent, et il n’y a pas d’erreur possible, car c’est son comptable qui a rempli ce document.
— Avec les dépenses récentes, admit le majordome en jetant un regard à son maître par-dessus ses verres de lunettes, il est vrai que votre situation financière n’est plus aussi confortable qu’avant. Comment comptez-vous vous sortir de cette situation délicate ?
— Je n’ai pas vraiment le choix, soupira le garçon en passant sa main sur son visage d’un air lassé, je vais devoir essayer d’améliorer le fonctionnement de la société. J’espère pouvoir compter sur ton aide pour cela.
— Voyons voir, marmonna le démon en se pinçant le haut du nez entre deux doigts, visiblement en pleine réflexion. Je dois terminer l’inventaire du manoir, j’ai remarqué que le tapis dans le salon était déchiré, ce qui signifie que je vais devoir le remplacer. Ensuite, il faudrait que je termine de remettre en ordre les affaires des anciens domestiques, afin de pouvoir me sortir ce souci de la tête. Ah, et j’allais oublier de passer commande chez les fermiers et les commerçants du village de denrée, car je doute que vous veuillez manger un bol d’air au repas.
— Tu ne veux pas un crayon pour tout noter ? interrogea le chef de famille d’un ton plat, surpris par une telle liste de tâche.
— Non, je vous remercie, ça ira, refusa Severian en secouant la tête, faisant visiblement des efforts pour se concentrer. Cela dit, vous me faites penser que nous ne pouvons pas laisser votre éducation de côté pour autant. Malgré tout… je pense que vous aider pour votre société est tout à fait possible.
Hyperion le fixa quelques instants, un sourcil haussé d’un air sceptique, la bouche légèrement entrouverte. Comment était-ce possible de faire autant de choses à la fois, et de parvenir à s’en souvenir ?
— As-tu seulement prévu de dormir dans les jours à venir ? demanda-t-il, le ton de sa voix étant proche de l’ahurissement.
— En réalité, j’ai possiblement omis ce besoin primaire dans mes calculs, avoua le noiraud avec un rictus amusé. Lorsque j’ai accepté de devenir majordome, je ne pensais pas que cela impliquait une telle charge de travail.
Soudainement, quelqu’un frappa trois coups à la porte. Sans cacher son sourire, le garçon invita cette personne à entrer, et sans surprise, Samantha pénétra dans la pièce avant de refermer derrière elle.
— Excusez-moi, monsieur, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre ce que vous disiez, déclara-t-elle en s’inclinant brièvement. Vous parliez des corvées à accomplir dans les jours prochains, n’est-ce pas ?
— C’est cela, confirma le blond en se redressant dans son siège. Il semblerait que nous ayons bien plus de travail que nous le pensions.
— Dans ce cas, Monsieur Hunter, j’ai une mauvaise nouvelle pour vous, annonça la brune en essayant de dissimuler la taquinerie dans sa voix et son rictus qui commençait à apparaître aux coins de ses lèvres.
— De quoi s’agit-il ? questionna l’intéressé d’un air moins assuré, comme s’il s’apprêtait à entendre qu’une bombe était sur le point d’exploser dans le manoir.
— Les fonctions de majordome ne s’arrêtent pas à la gestion, reprit sa collègue, semblant trouver cette situation plutôt intéressante. Il est également de votre devoir et en votre pouvoir de recruter du personnel supplémentaire.
— Du personnel supplémentaire ? répéta Severian, comme s’il n’en croyait pas ses oreilles.
— Tout à fait, appuya la femme de ménage en s’approchant de lui, avant de pointer un index menaçant sur lui. Parce que si vous ne voulez pas grignoter du pain sec, vous occuper de tout le parc qui entoure le manoir et laver les couloirs avec moi, vous auriez plutôt intérêt à engager un cuisinier, un jardinier et une seconde femme de ménage.
Une nouvelle fois, la créature des ténèbres sembla désorientée par cette soudaine autorité qui s’abattait sur lui plus rapidement que la foudre. Afin de cacher son sourire, le garçon joignit ses mains devant son visage, appuyant ses coudes sur le bureau.
— Jeune maître, au secours… souffla le noiraud, fixant toujours le doigt juste sous son nez.
— Je me demande parfois lequel de vous deux devrait être majordome, soupira Hyperion, les yeux pétillants de malice. Cela dit, Samantha, vous venez d’aborder un sujet plutôt important.
Immédiatement, les deux serviteurs reprirent leur sérieux, constatant que le ton de leur maître devenait moins joueur. Ce dernier se leva, commençant à se lasser de rester dans ce siège dans lequel il était depuis déjà plusieurs heures.
— Vous savez tous les deux que mes parents ne sont pas morts par accident, mais bien à cause de plusieurs personnes qui veulent visiblement m’assassiner. Par conséquent, vous êtes tous les deux en danger en restant à côté de moi. Severian, peux-tu répéter à Samantha tes conclusions sur cet attentat ?
— Bien sûr. J’ignore si Jones vous l’avait dit quand il vous a rejoint, mais je ne suis pas parti avec eux. J’ai été plusieurs ponts plus bas, pour vérifier mon mauvais pressentiment. A ce moment, je me disais que je me faisais peut-être des idées. Au mieux, j’allais juste avoir l’air idiot, au pire, mes soupçons étaient fondés et le Pacific coulait.
— Et c’était la seconde option, murmura Samantha d’un air pensif.
— Pendant mon inspection, j’ai trouvé ce qui avait endommagé le bateau : des explosifs.
— Comment l’avez-vous su ? s’étonna sa collègue en haussant les sourcils de surprise.
Hyperion serra imperceptiblement les dents. Severian savait qu’il s’agissait d’une explosion, car il avait entendu la détonation, bien qu’elle soit sous-marine. Mais il était impossible de donner cette réponse sans évoquer sa condition. Il était déjà suspect que le majordome ait eu un tel sixième sens.
— Des débris de mine sous-marine, expliqua le démon en croisant les bras. J’en ai retrouvé. Mes doutes ont eu une preuve formelle lorsque j’ai trouvé le canot endommagé dans lequel j’ai mis le jeune maître. Ce canot n’appartenait pas au Pacific, mais à la personne qui a fait sauter le navire. Il a sans doute mal préparé son coup, parce que si l’explosion avait été exécutée correctement, le paquebot n’aurait pas tenu plus de cinq minutes.
— En résumé, le coupable a sûrement péri aussi, soupira le blond. On a eu une chance inouïe de s’en sortir vivant…
— En effet, avoua la brune avec un hochement de tête affirmatif. Mais je ne partirai pas, et je n’ai pas oublié ma promesse : j’apprendrais le maniement des armes s’il le faut.
— Je le sais et je vous en remercie, répondit le jeune noble avec un très léger sourire timide, mais comme vous l’avez compris, nous avons aussi un manoir à gérer, et dans mon cas, une compagnie complète. Donc nous allons devoir engager d’autres domestiques pour plus de facilité. Cependant…
— Vous voulez du personnel capable de vous protéger, devina le démon en croisant les bras d’un air songeur.
— Exactement, approuva Hyperion tout en contournant son bureau pour se dégourdir les jambes. Mais à l’exception de toi, Severian, je ne connais personne qui sait être serviteur et protecteur en même temps. Nous allons donc devoir trouver un plan de secours.
— Si nous cherchons des gardes du corps, ce sera très difficile de les convaincre de se cacher dans la peau de simples domestiques, fit remarquer Samantha, suivant du regard les mouvements du chef de famille. Ces gens-là ont leur fierté. Et entraîner plusieurs servantes à se battre sera sans doute long et fastidieux.
— Je pense qu’il vaudrait mieux procéder dans l’autre sens, proposa le majordome, passant un doigt ganté sur sa lèvre inférieure. Il est difficile de transformer des personnes lambdas en combattants. En revanche, il est plus simple d’apprendre le travail d’un valet ou d’un jardinier à quelqu’un qui sait manier les armes.
— Ton idée me paraît plausible et réalisable. Dans ce cas, tu seras chargé de nous trouver ces personnes. Tu vois que tu fais un excellent majordome, le nargua l’adolescent en lui adressant un rictus moqueur.
— Vous m’avez dit le contraire il n’y a pas dix minutes, rétorqua le concerné en levant les yeux au ciel avant de sortir sa montre de la poche intérieure de sa veste. Il est l’heure du déjeuner, monsieur, nous devrions descendre.
Hyperion hocha la tête sans se départir de son sourire. Samantha quitta rapidement le bureau pour aller chercher le plat qu’elle avait fait avec la nourriture achetée en vitesse le matin même. Son collègue s’apprêtait à la suivre, mais le blond l’interrompit dans son geste.
— J’aimerais que tu restes encore quelques minutes, Severian. Il y a quelque chose dont nous devons parler.
Le noiraud s’immobilisa avant de se retourner pour regarder l’enfant. Ce dernier était repassé derrière son bureau, et fouillait à présent dans un des tiroirs, faisant à présent s’envoler des dizaines de feuilles. Finalement, il ressortit une grande enveloppe en papier parcheminé, ainsi qu’une petite boîte noire qu’il posa sur le meuble.
— Tu sais, j’ai réfléchi après notre conversation, il y a deux semaines, déclara le blond, sa voix devenant plus douce, à la limite de la confidence. Depuis que je te connais, pas mal de choses ont changé.
Sentant que le garçon avait besoin de s’exprimer tranquillement, la créature des ténèbres ne répondit rien. Après quelques secondes de silence, le chef de famille reprit la parole.
— J’ai changé, bien que je ne m’en suis pas rendu compte immédiatement, et tu as changé également. Ton caractère est toujours le même, mais dans un sens, tu es tout de même un peu différent. Et surtout, toute ma famille a changé depuis quelque temps.
Hyperion attrapa un coupe-papier sur un coin du bureau encombré de documents, et ouvrit délicatement l’enveloppe. Il prit les feuilles qu’elle contenait et les observa quelques secondes, avant de soupirer de satisfaction.
— Il est donc tout à fait normal que le blason se soit transformé aussi, souffla-t-il en retournant la page.
Severian resta muet de stupeur en voyant ce qui était imprimé sur le papier. Pour une fois, il n’avait pas besoin de ses lunettes pour savoir de quoi il s’agissait. Il y avait bien un blason dessiné, mais ce n’était plus le même que celui qu’il avait connu à son arrivée. À l’origine, il s’agissait d’un « P » entouré et embelli de décoration et d’arabesque. Cependant, ce qu’il avait sous les yeux était totalement différent. Bien que la lettre soit toujours bien présente, elle semblait presque invisible à côté du reste.
Un corbeau était dessiné, les ailes déployées, entourant le « P » comme pour le protéger.
— Je sais que tu es très friand d’ordre, et je pense que tu seras d’accord avec moi si je dis que ton insigne n’est pas vraiment accordé à ce nouveau symbole, reprit le jeune noble en ouvrant la petite boîte.
Il s’approcha de son majordome qui, comme s’il était paralysé d’étonnement, ne bougea pas d’un millimètre. Le blond, une fois devant lui, retira le petit objet en métal, avant de le remplacer par un autre. S’écartant un peu pour le regarder, un sourire sincère étira ses lèvres.
— Il est simplement parfait, conclut-il satisfait.
À présent, c’était un corbeau, perché sur une branche, qui était sur l’insigne. Le noiraud semblait ne toujours pas en revenir, mais il retrouva brusquement sa mobilité lorsqu’il se laissant tomber sur le sol, un genou à terre, la main d’Hyperion dans la sienne. Pendant quelques instants, il fut incapable de parler, mais lorsqu’il y parvint, l’adolescent fut surpris de ses paroles :
— Merci, my Lord, vraiment… Je… je n’ai même pas les mots…
— Il n’y a rien à dire, l’interrompit son maître, sa voix n’étant pas plus élevée qu’un murmure. Je veux que nos ennemis comprennent à qui ils auront affaire. Je veux qu’ils sachent que tu es là, le Corbeau.
L’arrivée d’Hyperion Prince à la tête de sa famille avait marqué des changements radicaux : en plus de l’amélioration du chiffre d’affaires de sa compagnie, il s’était imposé dans la société en introduisant son propre blason. Mais pour les créatures surnaturelles, cette modification était plus un avertissement qu’autre chose.
Ce manoir, perdu dans la campagne anglaise, était sous l’emprise du Corbeau. Et quiconque s’en approcherait d’un peu trop près risquerait de voir sa durée de vie se raccourcir drastiquement.
— Monseigneur, êtes-vous certain que ce soit une bonne idée ?
Le jeune garçon de quatorze ans avait posé cette question avec très peu d’assurance dans la voix. Accroupi sur une branche haute d’un chêne, il fixait la grande demeure depuis déjà plusieurs minutes. Ses cheveux bruns et mi-longs tombaient sur son visage blafard aux joues creusées. Il était de taille moyenne, mais il semblait plutôt maigre et un peu malade. Il ne portait qu’une chemise un peu élimée, et un pantalon crasseux et un peu trop court. Ses yeux marron se détournèrent du manoir pour se tourner sur sa gauche.
À côté de lui, adossé au tronc, se trouvait un homme adulte d’une quarantaine d’années. Il avait une carrure très imposante, que ce soit en termes de musculature ou de taille. Mesurant près de deux mètres, il émanait quelque chose de vraiment très intimidant de lui. Ses cheveux étaient noirs et délicatement bouclés, tombant sur son front. Sa mâchoire était finement carrée, et sa peau était légèrement pâle, sans aucune imperfection. Il était vêtu d’une longue veste noire qu’il avait laissée ouverte, laissant voir sa chemise noire et son pantalon sombre, ainsi que des bottes assorties.
Et le plus intrigant était le bandeau en tissu noir qu’il portait autour des yeux, l’auréolant de mystère.
L’adulte croisa les bras sur son large torse, lui donnant l’air encore plus imposant qu’avant, tandis qu’il poussait un profond soupir en tournant la tête vers lui. Bien qu’il ne voyait pas ses yeux, le garçon devinait qu’il le regardait intensément.
— Pourquoi me poses-tu cette question, Nix ? interrogea-t-il d’une voix grave, bien qu’il y ait un timbre charmeur, à la limite de l’envoûtement irréel.
Le brun avala péniblement sa salive avant de retourner à la contemplation du manoir, se sentant terriblement mal à l’aise.
— J’ai entendu des rumeurs à propos de lui. Il paraît qu’il aurait affronté deux faucheurs et qu’il se serait sorti en vie alors qu’ils étaient en plein milieu de l’océan, admit-il, hésitant à continuer d’avancer sur un terrain aussi glissant.
— Cela te surprend vraiment de la part du numéro cinq ? questionna le noiraud, se tournant également vers la demeure, avant que sa voix ne devienne plus catégorique. Cela dit, je reste plus puissant que lui, donc oui, je suis sûr et certain que c’est une bonne idée.
Nix préféra se taire, sentant que s’il insistait, l’homme pourrait bien se mettre en colère. Et s’attirer ses foudres était tout sauf une bonne idée. Néanmoins, il brûlait d’envie de lui poser une question qui torturait son esprit depuis des jours : pourquoi le Dragon, démon occupant une des meilleures positions dans le classement, se dérangerait-il personnellement pour un de ses congénères moins puissants que lui ?
— Regarde bien ses habitudes et ses manies, murmura l’adulte, son ton s’adoucissant soudainement, devenant presque rêveur. Mémorise bien sa gestuelle…
Tout comme l’adolescent, il observait Severian Hunter. Ce dernier discutait dans un couloir du manoir, en compagnie d’un garçon blond. Le brun l’espionnait depuis déjà trois jours, afin d’analyser chacun de ses mouvements.
— Il a une façon de parler très particulière, commenta le Dragon, son visage se détendant au fil de ses paroles. Il fait partie de ces êtres dont la perfection n’a pas d’égal.
— Monseigneur, hésita le plus jeune, déstabilisé par cette voix si douce, je ne saisis pas très bien le but de ma mission.
L’intéressé souffla avec agacement, comme si être distrait de son admiration était la chose la plus agaçante qui puisse lui arriver. Cependant, il tourna à nouveau la tête vers son disciple, et ce dernier se ratatina sous le regard glacial qu’il pressentait plus qu’il ne le voyait.
— Ton objectif est de le libérer, siffla-t-il, sentant sa patience se consumer à toute vitesse.
— Le libérer ? répéta Nix, perdu.
Pendant un moment, il crut qu’il allait se faire pulvériser dans la seconde, mais le démon sembla garder un peu de calme pour se maîtriser. Passant une main fatiguée sur son front, il écarta quelques mèches bouclées.
— De son pacte avec ce merdeux, marmonna-t-il sa voix devenant soudainement meurtrière, comme s’il en voulait particulièrement à l’humain en question. La place du Corbeau n’est pas dans une vulgaire chambre de domestique, mais dans notre monde, auprès de moi.
— Mais ne serait-ce pas plus avisé d’attendre la fin de son contrat ? avança l’adolescent en s’asseyant sur la branche sans lâcher du regard le numéro cinq.
— Tu ne le connais pas aussi bien que moi, rétorqua immédiatement le Dragon, laissant transparaître de l’amertume dans sa voix grave. Depuis des années, il se joue de moi : dès que son pacte sera terminé, il s’empressera d’en conclure un autre, simplement pour me filer entre les doigts.
Nix observa longuement Severian Hunter, silencieux et immobile. Il avait beaucoup de mal à croire que quelqu’un puisse tromper son maître sans risquer d’y laisser sa vie. Mais surtout, il ne voyait pas ce que ce type avait de spécial, qui puisse être susceptible d’attirer l’attention d’un homme aussi important.
— Monseigneur, pardonnez mon audace, mais n’importe qui d’autre serait ravi d’être à vos côtés, fit remarquer le cadet, ne pouvant pas s’empêcher d’éprouver une pointe de jalousie. Pourquoi vous obstinez-vous à ne vouloir que lui ?
Le démon sur sa gauche resta sans voix quelques instants, de retour à sa contemplation. Bien qu’il n’en ait pas la certitude, le brun avait le sentiment qu’il était simplement admiratif, que ses yeux pétillaient derrière son bandeau.
— Regarde-le, haleta-t-il, son cœur battant à tout rompre dans sa poitrine. Il est la perfection incarnée… Que ce soit ses cheveux, ses yeux, ou tout simplement son corps, tout est parfait chez lui… Ce n’est même pas démoniaque, c’est au-dessus de tout cela…
Sa main posée sur le tronc du chêne se crispa soudainement, arrachant l’écorce dans un craquement. Son visage était à présent tordu sous la rage et l’envie, tandis qu’une aura prédatrice et dangereuse l’enveloppait, rendant la moindre de ses respirations fatales.
— Je refuse que quelqu’un d’autre l’approche, gronda le noiraud, sa voix tremblante de rage, vibrant dans l’air, encore plus s’il s’agit d’un vulgaire mortel ! Il est à moi et à moi seul… Nix, reprit-il en se calmant légèrement, mais toujours avec de la menace, si au cours de ta mission, tu lui causes la moindre blessure, même une simple petite éraflure, je te tue sans sommation.
Le brun sentit sa gorge se serrer et ses membres trembler, mais il s’empressa de hocher la tête avec ardeur, montrant qu’il avait bien compris. Il ne comptait pas toucher le numéro cinq, il ne tenait pas à perdre la vie. Cependant, en regardant à nouveau sa cible discuter avec cet humain, un sentiment lui étreignit le cœur. Il avait l’impression de foncer la tête la première dans un mur, que quelque chose n’allait pas bien se dérouler.
La question était de savoir pour qui cela n’allait pas bien se passer.
— Nous serons très bientôt réunis, murmura le Dragon d’une voix emplie d’impatience et d’excitation. Severian… cela faisait si longtemps… D’ici peu de temps, tu seras enfin mien, mon fils…
Fin du tome 1