Bathyan : épilogue
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Bathyan : épilogue
Cher lectrice ou cher lecteur,
J’aimerais te dire qu’Erin a survécu à tout cela. Qu’elle est devenue la figure de proue d’un « Saint-Pierre-et-Miquelon leaks » comme on dit ! J’aimerais beaucoup te faire ce cadeau, mais soyons réalistes : as-tu entendu parler de Bathyan ? Saint-Pierre-et-Miquelon est-il devenu une zone interdite ? Une sorte de triangle des Bermudes ? Non, bien au contraire, l’archipel jouit toujours d’une notoriété exceptionnelle. Ce petit bout de France au large du Canada propose toujours, aux touristes anglophones notamment, ses « French baguettes », ses « croassants » et ses « pétits pains » ! C’est toujours le pays du homard, du crabe des neiges, du flétan et de la morue. Les macareux continuent de voler en formation à côté du Jeune-France, lors de sa traversée vers Langlade. Le Nordet et le Suroît croisent toujours les baleines en naviguant vers Miquelon ou Fortune. Et nous, nous faisons toujours partie du décor de carte postale en occupant le Barachois. Je suis toujours en poste, à poser au soleil pour les photographies des touristes, le corps en arc sur un des rochers de la digue aux moules. Phoque gris parmi les autres, nous sommes toujours les gardiens de Bathyan.
Erin n’a donc pas survécu. Enfin, ça n’est pas tout à fait exact non plus de prétendre qu’elle est morte. Tu te souviens des paroles de Marc quand il parlait de Derry, de grippe-sou. Cette ville où les habitants étaient aveugles aux événements qui s’y passaient. C’est toujours le cas. Ceux qui vivent ici savent sans vraiment savoir, et ceux qui partent sont comme ces enfants de Derry devenus adultes : ils oublient. Dans « Ça », ils oublièrent tout, tous, sauf le bibliothécaire resté sur place. Erin aurait pu se souvenir en restant. Elle aurait pu avoir une vie avec Marc, même si je sais maintenant que Marc n’aurait pas été un homme assez bien pour elle. Alors, d’un certain point de vue, Erin est morte. Une fois qu’elle a plongé dans l’atlantique, c’est moi qui suit intervenu. Ma deuxième erreur envers Bathyan. Je l’ai porté au-delà de la limite, au-delà de cette ligne où Bathyan ne peut aller de manière physique. Puis d’autres ont pris le relais. Son petit sac à dos pour seul bagage, elle s’est laissé porter, inconsciente, par mes semblables, mes cousins, avec une seule consigne, un bateau français, avec un seul espoir : que ses semblables trouvent le passeport dans son sac et la conduisent vers l’hexagone. On raconte que le Capitaine Sparrow a regagné la civilisation sur un radeau de tortue, Erin l’a fait à dos de cétacé.
Qu’importe la légende du retour d’Erin, je suis allé faire un tour sur les côtes françaises, car je sens toujours sa présence. Tu vas me dire que seuls les phoques à fourrure du nord peuvent parcourir 10 000 kilomètres et tu auras raison. Les gris, comme moi, ne se contentent que d’un millier, mais suis-je véritablement un phoque gris tandis que tu me lis ? La Erin que je connaissais n’existe donc plus. Elle ne se souvient de rien et vit désormais du côté de la baie d’Authie, près de Berck-sur-Mer. Une vie nouvelle, une vie choisie pour tirer un trait sur ce passé qui se refuse à sa mémoire. L’amnésie faisant partie des motifs légitimes pour changer de prénom, elle se fait désormais appeler Eléonore. Je garde un œil sur elle, même si je reste entièrement dévoué à Bathyan. Je garde cet œil, celui qu’il me reste, car elle aussi a vu la pancarte sur le phare de la pointe. Celle que j’ai déchiffrée et qui me vaut mon statut de gardien. Erin, pardon, Eléonore ne l’a pas déchiffrée. Elle s’est contentée de voir qu’il n’y avait plus le message ordinaire « Entrée interdite ». Or, Bathyan a toujours besoin de gardiens et toujours besoin de nourriture. Ceux qui lisent et déchiffrent les mots méritent de devenir des gardiens, les autres… tu devines ce qui leur arrive. Même si je suis un phoque gris, un peu à part je te le concède, ma longévité reste celle d’un mâle phocidé, soit 25 ans. Alors, j’ai fait un marché avec Bathyan, pour me faire pardonner mes deux erreurs à son encontre et tu sais maintenant que Bathyan est magnanime et qu’il respecte sa parole donnée, contrairement aux Hommes. Tant qu’un gardien veillera sur Eléonore, elle ne sera pas « écumée » par un soir de brume en baie d’Authie. Commences-tu à saisir ce qu’il se passe réellement ? Oui ? Cet aveuglement ne se produit pas qu’à Derry ou Saint-Pierre-et-Miquelon. Bathyan ne se soucie ni des frontières ni des drapeaux. Or, 25 ans, ça passe vite, très vite. J’ai besoin que quelqu’un prenne le relais afin d’assurer la continuité de mon marché passé avec Bathyan. Celui qui m’a valu son pardon. Alors, tu me pardonneras à ton tour, mais je t’ai piégé. Tu pourrais penser, pour te rassurer, que ce que tu lis n’est pas réel. Après tout, comment un phoque pourrait-il écrire, n’est-ce pas ? J’ai pourtant commencé ce récit en tant que Patrick, c’est vrai, mais ça ne t’a pas posé de problèmes à ce que je le poursuive en tant que phoque. Pour tout te dire, puisque l’on est dans les confidences, ce sont bien mes mots que tu lis, mais c’est le remplaçant de Marc qui les écrit. Emmanuel est devenu le scribe de ce marché de dupes et c’est donc lui qui est ma plume. Il l’est depuis le prologue, pour que tu puisses être piégé par ce livre, comme un homard dans un casier. Et te voilà à cet épilogue, comme tant d’autres. Pourtant, et pour reprendre les mots d’un certain Lestat, « je vais te laisser le choix que je n’ai jamais eu ». Cela fait un moment, en fait, que tu n’es plus seulement en train de me lire. Depuis le chapitre 9 précisément. Je te le dis de nouveau, ceux qui voient sans regarder nourrissent Bathyan de leur essence, de leur âme. Ceux qui regardent et comprennent deviennent les gardiens. Dans le chapitre 9, tu as lu les mots sur la pancarte. Depuis, ton esprit est ouvert à Bathyan et ses gardiens. Maintenant, je te laisse ce choix :
– ou tu en restes là en lisant ces dernières lignes et tu te fiches complètement de savoir ce que voulaient dire les mots sur la pancarte. Un choix qui t’appartient et qui, je l’espère, t’aura fait passer un bon moment. Par contre, je te conseille désormais de te balader avec une corne de brume, car Bathyan a besoin d’écumer pour se nourrir. Tu es sa subsistance, son avenir ;
– ou alors, tu retournes voir les trois phrases, tu choisis de les regarder et de les comprendre. Tu auras passé un bon moment, je l’espère aussi, mais tu donneras ton corps au lieu de ton essence. Une opportunité de vivre quelque chose d’extraordinaire. Un voyage de 25 ans pour un homme, de 35 pour une femme en tant que phoque gris. Ça n’est pas donné à tout le monde ! Emmanuel viendra alors te chercher lorsque mon heure sera venue.C’est pour cette raison que j’ai écris Bathyan. Enfin, que j’ai imaginé ce roman « Bathyan : l’écumeur des brumes » et qu’Emmanuel l’a écrit sous un pseudonyme. Ainsi, il y aura toujours un avenir pour Bathyan, des gardiens pour le servir et deux yeux malicieux au milieu d’un joli museau gris cerné de vibrisses pour garder un œil sur Éléonore.
Quel que soit ton choix, Bathyan et moi te remercions. Eléonore aussi, mais elle ne le sait pas.Patrick le phoque, Le Barachois, Saint-Pierre-et-Miquelon, le 16 septembre 2024.
Remerciements
Merci toutes et tous pour vos encouragements, vos retours, vos remontées quant aux coquilles. Je réalise, un peu tard, que j'ai moi aussi lu les trois phrases et que, forcément, j'en connais le sens. Par conséquent, tôt ou tard, Emmanuel viendra me chercher afin de venir m'arc bouter sur un rocher entre deux plongeons dans le Barachois. Mon seul réconfort sera de veiller sur Eléonore, qui du côté de Beck-sur-mer, oublie qu'elle reste une cible potentielle, un met de choix pour Bathyan, l'écumeur des brumes.
Jean-Christophe Mojard, Saint-Pierre-et-Miquelon, le 16 septembre 2024.
Daniel Muriot hace 1 mes
Moi aussi, j'ai déchiffré la pancarte du chapitre 9...
Jean-Christophe Mojard hace 1 mes
Chic ! On ira faire plouf ensemble en surveillant le Barachoix.