Chapitre 13 - L’idylle interdite
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Chapitre 13 - L’idylle interdite
Un matin de printemps, Hildegarde s’échappe du monastère pour se rendre dans les bois voisins. Elle aime se ressourcer au contact de la nature, loin de la monotonie de la vie monastique. Elle emporte avec elle un panier, un couteau et un livre de botanique qu’elle a commencé à rédiger. Elle suit un sentier qui serpente entre les arbres, admire les couleurs et les parfums de la forêt. En respirant profondément cet air frais et pur, elle a l’impression d’être elle-même un animal. Elle s’arrête devant un buisson de ronces, dont les fruits noirs et juteux attirent son attention. Elle en cueille quelques-uns et les porte à sa bouche. Elle apprécie leur goût sucré et acidulé. Elle sait que les mûres sont bénéfiques pour la santé, car elles apportent l’énergie nécessaire pour affronter les longues journées d’une vie dédiée à Dieu. Elle reprend sa marche et aperçoit une touffe de fleurs jaunes au bord du chemin. Elle reconnaît le millepertuis, une plante qu’elle utilise fréquemment pour ses propriétés médicinales. Elle coupe quelques tiges et les ajoute à son panier. Elle sait qu’elle est efficace contre les blessures, les brûlures et les maux de tête. À l’ombre d’un arbre, elle aperçoit l’une des plantes les plus utiles de sa pharmacopée. La consoude est une fleur charmante avec ses pétales violets et blancs. Elle a lu dans un manuscrit d’un savant grec qu’en plus d’être belle, la consoude favorise la cicatrisation. Son panier est plein. Il est temps de retourner au monastère. Elle reprend le chemin en sens inverse, en admirant une dernière fois la beauté de la nature.
La Mère Supérieure a remarqué chez Hildegarde un réel talent pour la musique. Dans le village voisin, elle a connaissance d’un artisan qui confectionne des instruments. Son fils est, semble-t-il, un musicien renommé dans toute la région. Elle a pris la décision de l’inviter au monastère afin qu’il dispense des cours à la jeune fille. Son objectif est de cultiver ses aptitudes et de lui offrir une source de divertissement. Elle espère secrètement que cette occupation l’éloignera de ses voix maudites.
Le jour de la première leçon, Hildegarde attend avec impatience l’arrivée du musicien. On lui a dit qu’il s’appelle Richard, qu’il a vingt-deux ans (soit cinq ans de plus qu’elle) et qu’il est beau comme un ange. Elle se demande à quoi il ressemble, comment il parle, comment il joue. Elle se sent à la fois curieuse et intimidée. Richard se présente au portail du monastère, avec sa cithare, quelques partitions. Il est accueilli par la Révérende Mère, qui le conduit à la salle commune où Hildegarde joue quelques notes avec son propre instrument. Il la regarde avec intérêt et lui fait une révérence polie. La manière dont elle pince les cordes est presque parfaite. Elle lui avoue qu’elle a appris à jouer dès sa plus tendre enfance, mais qu’elle a besoin de progresser en solfège. Il lui explique donc les bases de la théorie musicale, les notes, les intervalles, les accords, les modes. Il lui fait répéter des exercices simples, la corrigeant avec patience et gentillesse. Hildegarde est attentive et applique consciencieusement les instructions qui lui sont données. Elle se révèle être une élève talentueuse et progresse rapidement. La magie de la musique l’emporte à un point tel qu’elle en oublie sa timidité, ses obligations morales, devenant plus expressive et confiante. Elle n’hésite pas à poser des questions, à faire des remarques et à proposer des idées. Inspirée par ses visions et les textes sacrés, elle improvise des mélodies et chante avec une voix pure et harmonieuse. Richard est surpris et charmé par son talent musical. Il admire sa grâce et sa beauté, qui se manifestent à travers ses gestes et ses expressions. Il ressent une attraction irrésistible pour elle, qui le perturbe et l’emporte. Il oublie son rôle de précepteur et se laisse aller à la complicité et à la tendresse. Il lui adresse un sourire, la complimente et la taquine. Il prend sa main, caresse ses cheveux, effleure ses lèvres…
Tous deux sont conscients qu’ils commettent un grave péché, qu’ils encourent la colère de Dieu et des sœurs. Cependant, ils sont incapables de résister à leur passion dévorante. Ils se retrouvent en secret, dans un coin isolé du monastère, où ils s’embrassent et se caressent. Ils se promettent un amour éternel, ressentant à la fois le bonheur et la culpabilité, se sentant à la fois vivants et condamnés…
Durant deux années, leur idylle se poursuit en secret. Ils se transforment en mentors l’un pour l’autre. Richard lui enseigne le solfège tandis qu’Hildegarde lui révèle les secrets des plantes. Un jour, la jeune fille lui fait une demande inattendue : elle veut apprendre à jouer de la harpe.
— Comment connaissez-vous cet instrument ? lui demande-t-il, surpris.
— Lors d’une de mes promenades en forêt, j’ai eu la chance d’entendre un troubadour jouer de la harpe. Sa mélodie m’a captivée. C’était comme si un ange était descendu du ciel.
— Je dois avouer que je n’ai que quelques notions, mais je pourrais demander à mon père d’en fabriquer une. Il est un expert en instruments à cordes !
— Mais comment pourrais-je le payer ? — Votre Révérende Mère me récompense généreusement et je dirai simplement que cette demande vient de sa part. Il ne pourra pas lui refuser ! — Oh Richard, vous êtes non seulement un merveilleux précepteur, mais aussi très astucieux !
Pour son dix-neuvième anniversaire, il tient sa promesse et lui offre une magnifique harpe portative. Hildegarde respire le bois de noyer dont est constitué le cadre. L’odeur du vernis l’enivre. Elle effleure les cordes. Le son est cristallin, encore plus beau que dans ses souvenirs !
— Merci, Richard. Je vais chérir cet instrument tout comme je vous chéris. Je vous promets de composer des morceaux dignes de l’honneur que vous me faites !
Hildegarde consacre de nombreuses nuits à composer une musique qui célèbre leur amour. Une fois prête, elle fixe un rendez-vous à son amant dans les catacombes, sous la chapelle, à la tombée de la nuit. Elle perçoit le grincement de la lourde porte qui s’ouvre sur les souterrains. Elle frissonne. Elle a mis tout son être dans cette œuvre. Elle aperçoit bientôt la lueur vacillante de son flambeau. Elle effleure les cordes de la harpe, puis d’une voix douce, elle entonne :
Hic canticum meum, Deus et amor meus
O lumen caeli, solamen cordis mei
Tibi cano hymnum, te laudat anima mea
Qui solus nosti gaudia, dolores meos
Sine te nihil, tu das fortitudinem
Ricardo dilecte, donum tuum teneo cher
Hoc pectus pulsat, melos tibi dedico
Dum chordas pulso, te memoro jugiter
Tua cura levamen, fons dulcedinis amo
Vita tua flos est mihi, solamen in labore
Tecum laetor, abs te nihil timeo
Tu lumen vultus mei, tu spes mea permanes
Apud te protegar, tu mihi praemia das
Praesente te, Ricardo, gaudia maxima sentio
Hic cithara canit te, laus tua sit in saecula
Tibi sit gloria, nunc et in perpetuum
(Ici mon chant, Dieu et mon amour
O lumière des cieux, consolation de mon cœur
Je te chante un hymne, mon âme te loue.
Toi seul connais mes joies, mes douleurs.
Sans toi rien, tu me donnes la force,
Richard bien-aimé, je garde ton don.
Il fait battre cette poitrine,
je te dédie cette mélodie.
En faisant vibrer les cordes, je me souviens de toi sans cesse.
Ton réconfort adoucit, source de douceur que j’aime.
Ta vie est une fleur pour moi, consolation dans le travail.
Avec toi je me réjouis, de toi je ne crains rien.
Tu es la lumière de mon visage, mon espoir demeure sous ta protection.
Je suis gardée, tu me donnes les récompenses.
En ta présence, Richard, je ressens les joies suprêmes.
Avec toi je parle à Dieu, de cœur fidèle je te suis.
Cette harpe chante ton éloge, ta louange soit pour les siècles.
À toi soit la gloire, maintenant et pour toujours)
Hildegarde perçoit le souffle haletant de son compagnon, mais elle maintient ses paupières closes. La musique l’a transportée dans une vague de bonheur. Richard se tient juste derrière elle, ses mains reposant doucement sur les épaules de sa bien-aimée. Son esprit flotte également dans un océan de félicité. Dans l’ivresse de leurs sentiments, ils n’entendent pas des pas lourds qui descendent les marches, les cris brefs d’une femme et le frottement des armes contre les murs.
— Richard Von Strattheim , je vous arrête. Vous êtes accusé de fornication avec une fille de Dieu !
Le jeune homme prend conscience qu’il est perdu. L’effrayant Inquisiteur Konrad de Mayence est renommé pour son imagination cruelle lorsqu’il s’agit de punir les hérétiques. Il se débat faiblement tandis que les soldats le ligotent et le traînent hors de la pièce. Une fois les hommes partis, seuls Hildegarde et la Révérende Mère demeurent, ayant assisté à la scène sans prononcer un mot.
— Cette conclusion était inévitable, déclare la Mère Supérieur d’un ton empreint de tristesse. Depuis longtemps, j’avais découvert vos manigances à tous les deux, mais je n’avais rien dit. Vous êtes au courant de mon secret, donc je ne suis pas en position de juger un amour de jeunesse. Il y a trois jours, Sœur Oda vous a surpris en train de le tenir fermement par la main et de lui parler à l’oreille. Pour notre vénérable théologienne, ce simple geste a été suffisant pour la choquer. Elle m’a alertée. À partir de ce moment, je savais que si je ne prenais pas de mesures, tout le monastère aurait été informé de votre écart. J’ai donc fait promettre à Oda de garder le silence pour le bien de la Communauté.
Hildegarde traverse des jours insupportables. Elle s’isole, ne s’adressant à personne, perdue dans sa souffrance et sa culpabilité. Son esprit autrefois vif et lumineux est maintenant plongé dans une obscurité étouffante. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, détruite moralement par cette épreuve. La nuit, elle ne peut que fixer la harpe et verser des larmes, parfois hurler contre la cruauté de son destin. Pendant les repas, les sœurs la dévisagent avec suspicion, voire du dégoût. Finalement, Oda n’a pas respecté sa promesse. Les rumeurs sur sa frivolité se propagent rapidement. Rares sont celles qui, désormais, lui adressent encore la parole.
Une nuit, elle trouve enfin le courage de saisir son pendentif, caché derrière la croix sur le mur, et appelle à l’aide :
— Dieu, Nunael, expliquez-moi ce qui m’arrive ! Pourquoi avoir brisé cet amour si chaste et si naturel ? Je ne pense désormais qu’à une chose : en finir avec ma vie !
La pierre se met à briller, émet une lueur bleutée. Hildegarde entend alors la voix familière lui répondre :
— Ma chère Hildegarde, sachez que cela n’est pas de mon fait et je mets tout en œuvre pour essayer de comprendre qui a provoqué votre malheur. J’ai quelques soupçons mais je dois mener mon enquête. En attendant, prenez courage !
— Avez-vous la possibilité de faire revenir mon Richard ?
— Hélas, je ne peux intercéder dans la marche des événements. Je ne peux que tenter de démasquer l’auteur de ce méfait et le châtier pour son crime. À moins que…
— S’il existe la moindre solution pour sauver Richard, je suis prête à tout.
— Très bien.
Hildegarde s’allonge et ferme les yeux. Elle parvient, cette fois-ci, à plonger dans un sommeil profond, nourrissant l’espoir ténu que Nunael délivra le pauvre Richard.
La lune est encore à son zénith lorsque la Mère Supérieure ouvre la porte et secoue la jeune fille brutalement :
— Hildegarde, réveillez-vous. J’ai une question difficile à vous poser ! Elle se frotte les yeux et regarde la Révérende Mère, l’esprit encore embué par la fatigue.
— Excusez-moi, je ne comprends pas.
— J’ai fait un rêve étrange. Il y a une faible chance de sauver votre Richard mais vous devez me promettre de répondre sincèrement : vous êtes-vous offerte à lui ? Hildegarde, soudainement réveillée, est choquée par cette question aussi intime.
— Non, notre amour a été pur.
— Très bien. Dans ce cas, habillez-vous et rejoignez-moi près de l’écurie. Je vous emmène à Mayence. Dans l’obscurité la plus totale, les deux femmes quittent le monastère pour la grande cité.