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(III, 2) : Coup de mou

(III, 2) : Coup de mou

Published Apr 14, 2021 Updated Apr 15, 2021 Small business and startups
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(III, 2) : Coup de mou

Scène 2

Le Philosophe, Le Boss

 

Entre le Boss à vive allure. Il ne remarque pas tout de suite le Philosophe. Absorbé, il se rue sur le bureau de Charles et avec fracas ouvre et ferme des tiroirs.

LE BOSS

Catastrophe, catastrophe !

Il cherche quelque chose mais ne semble pas le trouver. Quand il se relève, il voit le Philosophe qui le toise. Il ne le salue pas.

LE BOSS

Ah, vous êtes déjà arrivé !

LE PHILOSOPHE

Que se passe-t-il ?

LE BOSS

Je ne me suis pas réveillé cette nuit. Le CODIR, bon sang ! Plus que jamais, j'aurais dû me trouver sur le front. Le premier d'entre tous, monter sur la barricade et délivrer mes compte-rendu par paquets impeccablement lustrés. Mais je n'ai pas entendu le réveil. Oh, et si ce n'était que ça ! Je suis à deux doigts de craquer ! Tout va à vau-l'eau depuis ce jour où la machine a arrêté de nous faire le café. D'abord la pénurie. Il a fallu tenir, élaborer des stratégies. Ça marchandait, ça se marchait sur les plates-bandes. Je détournais les yeux quand une capsule transitait de main en main. Mais je ne pouvais m'empêcher de lorgner le gobelet de mes voisins pour jauger la couleur de la tisane, je humais le fumet en espérant y déceler une once de caféine prohibée. J'ai honte et je l'avoue sans gêne : parfois j'enviais ceux qui arrivaient encore à se procurer occasionnellement un peu de ce jus de chaussette à base de café en poudre. Même les décas me faisaient de l’œil, c’est dire le niveau de déchéance auquel on était arrivé. Moi le premier je donnais l'exemple. Fidèle au poste, de huit à vingt heures, six jours par semaine. Comme vous, pourtant, je tournais de l’œil après l'entrecôte-frites du midi. Une ou deux fois je me suis endormi devant mon écran (il se reprend vite) – Oh pas longtemps ! Juste le temps de reposer un peu mes pauvres yeux. Alors je me suis mis aux salades et j'ai resserré ma ceinture d'un cran, c'est dire tous les sacrifices que j'ai fait pour tenter de maintenir à flot ce service ! Malgré le manque, j'ai tenu bon : j'ai décliné les offres du marché noir, j'ai fait fi des fasciculations de mes paupières, j'ai maîtrisé le tremblement de mes mains. Je peux l'avouer sans honte : je suis un manager intègre. Malgré la perte de productivité flagrante de ce service, j'ai mené de front tous les projets au mieux de mes capacités. Je vous ai soutenu, j'ai pris sur mes épaules l’excédent de charge de travail. Plus que d'habitude, je veillais à temporiser les conflits, à me montrer indulgent, même si la moutarde me montait aussi au nez. J'ai fait l'impossible et bien pis ! Plus rien ne marche, tout s'étiole  (Il souffle un coup et reprend. Il ne semble pas s'adresser réellement au Philosophe. Il lève les mains au ciel. Son ton devient de plus en plus plaintif. Il craque complètement) ; le mois dernier les prestataires informatiques qui refusent de venir tant que le café ne coulera plus. La semaine dernière les agents d'entretiens qui ont signé la grève. Les syndicalistes jettent des tracts et excitent la masse salariale comme on excite les chiens en leur jetant des bouts de charognes. (Ton très plaintif) Ces vautours deviennent des harpies dès lors qu'ils ont goûtés au sang. Et la main de Margaret qui s'alourdit de jours en jours... Je prétends que je préfère animer les réunions debout, comme un talkshow, à l’américaine… Mais je craque. (Pleure) Moi aussi je voudrais être assis, me reposer, l’espace d’un instant, sentir la chaleur sensuelle et apaisante d’un peu de café par-delà la mince pellicule d’un verre en carton recyclé. Je n’en peux plus.

(Il sèche ses larmes. Il repend un peu de poil de la bête mais demeure maussade. Comme un prophète de l’apocalypse)

Il n'y a plus d’échappatoire, plus de porte dérobée, plus de magouille qui me préserve des éclaboussures de toute cette décadence.

Le projet Cacatohès, Tohu-bohu : qu’avez-vous cru, naïfs ? Nous étions jaugés, ou plutôt disséqués. Notre entreprise va se faire gober par plus gros poisson – je vous laisse le plaisir de la devinette : (voix enfantine) mais qui va manger la tête de l’autre ? Hé oui, cette grande entreprise publique qui veut diversifier ses services, pour garder la tête hors de l’eau, notre ancienne concurrente, devenue, il y a quinze ans, notre plus fervent partenaire.

Grâce à ses canaux de distribution, nous en avons vendu, des coffres forts. Et demain, croyez-moi, vous les trouverez au-dessus de la bête à lui sucer le gras jusqu’au cuir. Ils prendront les meilleurs morceaux, ils aspireront la moelle de cette entreprise, ils assimileront les process et les services les plus performants. Puis ce sera l’heure de la vidange, leurs restes finiront à l’égout. Comment je le sais ? J’ai des relations, moi ! Les pourparlers ont commencé depuis de nombreux mois. Hé oui, hé oui. Je ne voulais pas vous ne parler pour ne pas vous démoraliser mais voilà que ça me ronge.

Le Philosophe se rapproche du Boss. Il hésite une fois ou deux, approche la paume de son épaule. Il semble mi peiné, mi gêné, car il ne sait pas quelle attitude avoir. Celle de l'employé, ou celle de l'homme. Finalement, le Philosophe pose une main timide sur l'épaule du Boss, très doucement, la main semble léviter au niveau du costume tant le geste est léger, suspendu par l'appréhension.

LE PHILOSOPHE

Les rumeurs disaient donc vrai ? Nous allons bientôt fusionner ?

LE BOSS

À ce stade, ce n’était pas des rumeurs. Tu comprends l’enjeu du CODIR de ce matin. Je sais de source sûre que la nouvelle va enfin être rendue officielle. Quels résultats vais-je pouvoir présenter, avec tous ces problèmes ?

LE PHILOSOPHE, tapote plus fort

Courage. Même si ça s'annonce éprouvant, nous atteignons le sommet de la colline. Cet après-midi, le CODIR sera derrière vous. Peut-être verrons-nous émerger un début de solution.

LE BOSS, soupire à nouveau

Oh, si ce n’était que cela ! La fusion est inévitable, ce ne sera ni la première, ni la dernière de ma carrière. Je suis un saumon qui arrive toujours à remonter le courant. D’autres se trouveront bloqués. Je t’en parle en tant qu’ami, mais crois-moi : encore une fois, je ne resterai pas sur le carreau. Non, d’autres nouvelles m’affectent. Tu n’es pas encore au courant ? (Le Philosophe fait la moue) Évidemment. La maison médicalisée de Charles vient d’appeler : il s’est cassé le col du fémur en se rendant au travail ce matin. Avec ses articulations un peu raides, il avait du mal à se faufiler entre les gens au milieu du RER bondé. La porte s’est refermée sur son bras, sa jambe a ripé contre le marchepied et résultat : sa hanche s’est brisée contre le quai. Il a paralysé à lui seul toute la ligne B ce matin pendant deux heures. Le train est resté stationné à Denfert, les pompiers ont dû intervenir pour l’extraire très doucement. Une fière prestation qui a empêché d’autres salariés de pointer à l’heure ce matin et nous vaut un accident de trajet avec indemnisation en prime. La prochaine inspection, c’est pour ma poire. Je me passerai bien de projecteurs sur ma modeste personne.

LE PHILOSOPHE

Vous savez combien de temps va durer son arrêt ?

LE BOSS

Au moins six mois, à cet âge, au bas mot, si la rééducation se passe bien. Il pourrait très bien ne jamais récupérer complètement ses facultés – pour l’instant le diagnostic que l’hôpital m’a donné n’est pas définitif, cela ne m’étonnerait pas que le tableau se noircisse. Cela explique sans doute le retard d’Astrid. Le stagiaire n’est pas non plus arrivé. Des nouvelles ?

LE PHILOSOPHE

Pas des moindres.

LE BOSS

Je vais checker mes mails. Il faut d’abord que j’aille imprimer en urgence un exemplaire des slides que je vais présenter tout à l’heure. Normalement, c’est le travail d’Astrid mais…

Le téléphone sonne sur le bureau d’Astrid. Le Boss, à côté, décroche.

LE BOSS

Ça doit être elle ! Elle va nous prévenir de son heure d’arrivée : elle fait ça quand je ne suis pas joignable dans mon bureau. Allô ?

Le Boss reste très droit. On le voit prendre un air grave, fermé, hocher mécaniquement de la tête. Il est renfrogné et s’exprime d’un ton monocorde, très solennel. De sa main libre, il gratte nerveusement du coin de l’ongle le tissu de son costume sur sa cuisse.

Bonjour. Oui. D’accord. Je vois. Triste nouvelle. Je ne pensais pas à ce point. Bien, Monsieur. Bonne journée.

Le Boss raccroche et reste un moment très droit encore, en inertie. Le Philosophe le regarde en coin. Il n’ose pas parler. Finalement.

LE PHILOSOPHE

Alors ?

LE BOSS

Astrid ne viendra pas.

LE PHILOSOPHE

Ah…

LE BOSS

Elle aussi est en arrêt pour un temps indéterminé. Le manque de café a provoqué un symptôme de sevrage puissant. Cela faisait quelques jours déjà qu’elle déprimait. Les doses de café massives qu’elle prenait durant ses congés n’ont pas aidé. Elle s’est mise à trembler dans son lit et ne pouvait plus en sortir à cause de la migraine. Le médecin qui l’a auscultée l’a transférée au centre d’addictologie de l’hôpital Bichat-Claude Bernard.

LE PHILOSOPHE

Mon dieu mais c’est…

LE BOSS

Effarant, oui. Un delirium tremens causé par du café, c’est un cas de médecine unique. À l’heure qu’il est, la pauvre Astrid doit comater dans son lit. L’ambiance du service a grandement éprouvé ses nerfs. Après le CODIR, il faudra lui acheter une carte. Tu m’y feras penser ? J’oublie vite ce genre de détail. Mais rien ne presse : ils vont la garder en observation encore un moment.

LE PHILOSOPHE

Oui, j’y veillerai.

Le Boss se laisse couler dans le fauteuil d’Astrid. Le coude sur le bureau, il se tient le front entre les mains.

LE BOSS, à la machine, les dents serrées et l’amertume au bord des lèvres

Ah, tu peux être fière, tu as réussi ton coup !

La Machine clignote mais l’ignore. Le Boss se renfrogne.

Pff, ce que je ne donnerai pas pour un petit noir bien serré, chaud, au creux de ma main.

Le Philosophe lui sert un gobelet de la thermos à tisane. Il le lui tend.

LE PHILOSOPHE

Tenez, ça va vous requinquer. (Le Boss prend le gobelet et le porte à ses lèvres) Attention, c’est froid (Le Boss suspend son geste et repose le gobelet sur le bureau, écœuré).

LE BOSS

J’en ai assez soupé, merci. C'est de l'alcool qu'il me faudrait.

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Bernard Ducosson
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