

"Le Déni", extrait 8 : le blues de la translating woman
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"Le Déni", extrait 8 : le blues de la translating woman
- Et si tu racontais plutôt ce que tu as fait de beau pendant toutes ces années ? De beau, ou de moins beau, je ne sais pas. De toute façon, même si ça ne reluit pas, rassure-toi, je ne raconterai rien à personne et surtout pas à la police. Pas même les années où tu as fait la mule pour le réseau de Pablo Escobar.
Caroline ne peut pas s'empêcher de rire en secouant la tête.
- Siggi.
Elle a toujours aimé l'humour noir - à telle enseigne que son entourage a de son côté toujours trouvé qu'elle manquait de bon goût en la matière.
- De toute façon, si j'avais fait ça, je n'en parlerais pas sur LinkedIn. Ni ailleurs non plus. Mais t'inquiète, je n'ai rien fait dans ma vie qui pourrait intéresser la police. Ni même qui que ce soit d'autre d'ailleurs.
- Pas même tes traductions ?
- Elles intéressent mes clients. Elles me rapportent de l'argent. Elles me permettent de vivre. Au jour le jour. De payer mes courses, mon loyer, mes charges, mes factures. Mes traites quand je fais un achat un peu plus important. De temps en temps, j'arrive à finir le mois dans le vert. Pas toujours. Je ne peux jamais dire ce que j'aurai gagné à la fin du mois. Les joies et douleurs du statut d'indépendant, quoi. Un mois on peut gagner un véritable jackpot, et puis ne plus rien gagner du tout le mois suivant. Ou même plus. Et l'impact de ce que je fais... ce n'est vraiment pas grand-chose. Pour le moment, je traduis un texte qui permet à une société de faire connaître et de vendre des implants en titane. De convaincre que ça peut être utile. Est-ce qu'on attend ma traduction pour sauver ou pour améliorer des vies ? J'en doute. Les implants en titane, ça fait longtemps que ça existe. Ça n'a plus rien de révolutionnaire. Et si ça se trouve, dans vingt ans, on aura découvert que ça fait plus de tort que de bien et on n'en voudra plus. Ou bien on aura trouvé une technologie plus efficace et les implants en titane seront remisés au placard. La boîte qui m'a commandé ma traduc la jettera probablement à la poubelle dans quelques années parce qu'elle aura changé son texte, sa brochure, sa stratégie marketing, peut-être même sa gamme de produits. Si la boîte existe encore. Et son nouveau texte, c'est probablement quelqu'un d'autre qui le traduira. Commandité par un nouveau membre du personnel qui ne me connaîtra même pas et qui ne saura même pas que j'ai déjà travaillé pour sa boîte parce qu'il remplacera l'ancien avec qui je suis en contact et qu'il aura viré tous ses dossiers parce qu'il pensera pouvoir refaire le monde en mieux, ou parce qu'il voudra simplement se démarquer en faisant les choses autrement et faire avancer sa carrière en montrant que c'est lui le meilleur. Voilà le genre de boulot que je fais et le genre de clients avec qui je bosse. Et tout ce que j'ai fait dans ma vie, c'était à l'avenant. De la du quotidien, des choses qui ne restent pas, sauf que dans le meilleur des cas, le besoin s'en renouvelle chaque jour et que quand il n'y en a plus, il y en a encore. C'est ce qui peut arriver de mieux, parce qu'au moins, même si c'est mal payé, ça assure des rentrées régulières et ça permet de gagner sa vie - de planifier ses dépenses, et même de faire quelques économies si on est sobre et qu'on a la chance de gagner assez. C'est tout ce qu'on demande à son boulot en tant qu'individu, tu me diras. Mais rien qui va jamais changer le monde. Rien d'extraordinaire. Même pas quelque chose qui mérite qu'on se souvienne de moi quand je ne serai plus là. Des travaux que n'importe qui d'autre peut faire tout aussi bien que moi. Même mieux, peut-être. C'est pour ça que je suis obligée de me battre chaque jour. Parce que pour une seule mission proposée, on est des dizaines à vouloir se l'arracher. Rien que pour survivre. Et encore, à peine. Tu vas dire, probablement, que j'en attends trop de mon job. Qu'en tant qu'individu, on ne demande pas à son travail de donner un sens à sa vie, mais juste de permettre de la gagner. Ce qui a le plus de sens dans ma vie, c'est ce que je fais en association, qui n'a rien à voir et qui n'est même pas payé. Et même là... Tout ce qu'il faut de lutte pour faire avancer les choses d'un millimètre. Même entre gens qui se croient engagés, on trouve encore le moyen de s'écharper pour savoir quoi faire, qui va le faire et comment le faire. Le plus souvent, c'est lutte de pouvoir, de prestige et compagnie. Tant de gens ne font ça que pour se mettre eux-mêmes en avant, c'est tout. Pour convaincre les gens de l'extérieur de s'engager et de bouger, c'est la galère. Même s'ils sont personnellement concernés. Ils ont peur d'avoir des ennuis et ils se retranchent derrière l'excuse que "moi je n'ai pas le temps parce que je dois m'occuper de ma petite famille et qu'entre ça et le taf, j'ai assez à faire comme ça et je ne peux pas en faire plus". Et tout autour de moi, on me dit de laisser tomber parce que tout ça ne sert à rien et ne mène nulle part. Parce que ce n'est même pas ça le véritable sens de la vie. Alors, tu sais, ma vie... elle n'a rien de vraiment passionnant. C'est triste.
Puis elle se redresse et s'oblige à sourire.
- Mais je ne suis pas venue ici pour t'enquiquiner à pleurer sur mon triste sort. Après tout, il n'est pas encore si triste que ça. À Gaza, il y a des gosses qui ont perdu tout et tout le monde sous les bombes et qui errent tout seuls au milieu des ruines et des gravats. Ils n'ont même pas de quoi manger, même pas d'eau potable à boire et nulle part où passer la nuit à l'abri des soldats, ou même simplement de la pluie et du froid. À côté d'eux, je suis une privilégiée. Je ne devrais même pas avoir le droit de me plaindre. Jusqu'à présent, j'ai de quoi manger à ma faim chaque jour, je bois à ma soif, j'ai un toit au-dessus de ma tête et un lit confortable pour dormir. Je peux me blottir bien au chaud et j'ai de quoi m'habiller. J'ai même un ordinateur et un smartphone. Et on me laisse tranquille chez moi. Personne ne vient essayer de me mettre dehors, quel qu'en soit le moyen. J'ai juste à trouver celui de me rendre assez utile pour qu'on me paie pour ça. Des milliards de gens dans le monde ne demanderaient pas mieux que d'être à ma place. Non mais vraiment, de quoi je me plains. Caro la Milliardaire qui embête tout le monde avec ses crises existentielles à la noix de coco. Désolée, Siggi. Je ne suis pas venue ici pour que tu me serves de psy. Pas même au rabais. Je ne le referai plus. Promis.
Crédit image : © Stanis88 - Dreamstime.com

