

Chapitre 6.1 : Interrogations
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Chapitre 6.1 : Interrogations
Lundi 10 mars 2024
Les pieds tournaient avec la régularité d’un de ces anciens modèles de compteur électrique circulaire et entraînaient le pédalier dans une ronde véloce en laissant échapper un délicat couic à chaque tour. Depuis plusieurs heures déjà, Ronan enchaînait les hectomètres les uns aux autres pour en faire des kilomètres.
Le lundi matin avait ramené Mathilde et Pierig à leurs activités usuelles et l’avait laissé, lui, face à sa solitude, une vraie solitude, une solitude réelle et non plus virtuelle. Alors, il avait ressorti son vélo, avait réajusté la selle et s’était donné comme objectif de rouler jusque très soif.
Pourtant, le début de matinée avait été mouvementé. Pierig s’était levé pâle comme un mort, les yeux anxieux, la bouche sèche, la gorge en feu. Mathilde l’avait « ramené » la veille.
Pierig disait qu’il ne se sentait pas la force d’aller en cours ce matin, qu’il était victime d’une atomisation élémentaire, que ça pouvait être très grave, qu’il avait entendu parler d’enfants restés sous une bulle stérile pendant un an, qu’il n’y avait aucun symptôme précurseur et que vraiment, il n’avait pas de chance.
Oui, mais voilà ; il n’avait pas la moindre fièvre, et Mathilde connaissait suffisamment le petit monde des virus pour émettre de sérieux doutes sur l’argumentation de son fils. Il avait tenté le coup, l’appelant sur son portable pendant son trajet à elle.
Ronan, lui, se serait fait avoir. Il aurait cédé devant son fils, quelles que soient les origines réelles de son affection. Mathilde devait savoir, elle.
A présent, il regardait sur une tablette le résultat des simulations de la veille et, bien droit sur sa machine, il relisait méthodiquement chaque réplique de ses personnages. Les yeux n’avaient pas besoin de savoir ce que faisaient les pieds. Parfois, la tête réquisitionnait toute l’énergie du corps pour comprendre et analyser telle ou telle réaction, alors les jambes s’arrêtaient soudainement de pédaler, renvoyant d’un coup l’aiguille du compteur à son point de départ, au-dessus du zéro, puis elles reprenaient tout aussi brusquement le même rythme, le même couic, réexpédiant l’aiguille du mouchard à sa place autour du quinze…
Sur un coin du tapis, Athos regardait son maître d’un œil las, se disant probablement qu’un vélo d’appartement, sans roues, était la chose la plus bête que les hommes aient pu inventer…
La deuxième procédure était le jeu du « je t'aime et toi tu m'aimes ? ».
Premières vacances prises en commun, la mer, le sable, un coucher de soleil, les grandes heures de la passion.
— Je t’aime, je t’aime ! Je t’aime ! ! Je t’aime ! ! !
Afin de décrire le bouillonnement des sentiments, l’IA avait simplement réitéré les « ! » pour donner un semblant d’intensité aux déclarations d’amour juste entrecoupées de baisers picorés. Les derniers « je t’aime » du paragraphe comportaient dix-huit « ! » et la machine n’avait même pas eu le temps de noter lequel des deux amants avait fini par clouer le bec à l’autre…
Ronan avait compté cent soixante-quinze « je t’aime » lors de cette seule simulation et aucun « Tu m’aimes ? ».
Le délire.
Les pages qui avaient suivi étaient encore fortement chargées de ces points d’exclamation, même si le record des dix-huit ne fut plus battu. En revanche, il ne rencontra pas un point d’interrogation avant la soixante-troisième page, soit un peu plus d’un an de vie commune.
Ces « je t’aime » tombaient généralement au milieu d’une phrase, séparant verbes ou complément de leur sujet. L’ordinateur n’avait pas recueilli le pourquoi de ces « je t’aime », les regards qui les avaient suggérés, les gestes qui les avaient provoqués, les sourires qui les avaient accompagnés.
Ils se retrouvaient là coincés entre deux bâillements matinaux ou surpris au détour d’un couloir, bloqués sur les marches d’un escalier, trempés sous le jet de la douche, susurrés au creux du lit, blottis dans une publication, sauvages au sein d’un corps à corps… Aucune situation ne semblait épargnée.
Ces « je t’aime » étaient tous volontaires, sans appel, ils étaient affirmation et n’attendaient aucune réponse. Ils étaient révélateurs d’un débordement d’émotions bouillonnantes, comme le magma éruptif d’un amour en fusion.
Ronan ne s’y attardait pas, il savait que même le magma refroidissait, se figeait et devenait roche. Les coulées de lave garderaient le souvenir des épanchements qui les auraient vus naître, mais un jour, il n’y aurait sans doute plus que leur forme pour témoigner de la force des anciens sentiments.
C’est ce jour-là qu’il surveillait, souhaitant ardemment ne pas le voir apparaître trop tôt dans les lignes artificielles de son roman virtuel. Il focalisa son attention sur l’apparition de petits artefacts qui rendaient le « je t’aime » moins brûlant aux yeux d’un observateur averti. De temps à autre, ils n’apparaissaient plus aussi majestueux, éclatant de certitude, qu’aucune épithète ou attribut n’avait besoin de renforcer… Ronan discernait quelques « mais oui, je t’aime ! » ou « moi aussi, je t’aime » ou « moi aussi », tout simplement, comme si de trop nombreuses répétitions avaient usé les mots d’amour au point même de les évincer. Ces dérives étaient les signes sous-jacents d’un engourdissement sentimental.
Ronan inventa le jeu du morpion amoureux ; l’Amour contre la Routine. La Routine jouait avec les « moi aussi, je t’aime » ou assimilés et l’Amour avec les « je t’aime ! ! ! » ou équivalents. L’Amour devait résister avec conviction, devait repousser le plus longtemps possible le jour fatidique où la Routine enchaînerait trois points gagnants à la suite…
Le tiercé perdant se trouvait autour des dix-huit mois de cohabitation…
Simulation 552 : C’est fou comme je t’aime. (Point Amour)
Simulation 553 : Dis-moi que tu m’aimes. (Point Routine)
Simulation 554 : Tu sais quoi ? Je t’aime. (Point Amour)
Simulation 555 : Mais oui, je t’aime. (Point Routine)
Simulation 556 : Tu sais bien que moi aussi ! (Point Routine)
Simulation 557 : Je t’adore ! (Point Amour)
Simulation 558 : Évidemment que je t’aime. (Point Routine)
Simulation 559 : Tu m’aimes ? (Point Routine)
Simulation 560 : Tu es un amour ! (Point Amour)
Simulation 561 : Si tu m’aimais vraiment... (Point Routine)
Simulation 562 : Redis-moi que tu m’aimes. (Point Routine)
Simulation 563 : Je ne t’ai pas dit « je t’aime » aujourd’hui ? (Point Routine)
La coulée avait cessé de couler.
Il s’arrêta de rouler.
Le compteur cessa de compter.
Sans s’appesantir sur cette conclusion qui donnait plus de crédits encore à la thèse de l’inéluctabilité de la Routine, Ronan reprit position face à son clavier et posa alors les jalons de sa troisième expérience, projetant sans complexe le soleil à l’autre bout de sa course afin de se caler sur le retour du conjoint après une journée de travail. Il voulait soumettre cette scène quotidienne aux affres de la répétition.
Cette procédure s’appelait « Les retrouvailles ».
Valentin n'avait pas vu passer l'après-midi. Il semblait tout absorbé par l'alignement de lettres que libéraient ses doigts le long de leur chorégraphie. Il s’était jeté à l’eau dans l’univers des mots et avait laissé aller ses mains et son esprit sur le clavier, sans entraves.
Au premier crissement dans l'allée du jardin, au premier gravillon qui se logea dans une rainure de pneu, Valentin fut déjà debout, son dernier mot en suspens, une diphtongue à jamais éclatée. Deux portes se répondirent simultanément, celle de la voiture et celle de la maison, la première qui se fermait sur une journée de déplacement, la seconde qui s'ouvrait sur une soirée de délassement. Le sourire de Julie se noya à peine éclos derrière un énorme bouquet de fleurs que Valentin venait de lui brandir sous le nez, fleurs naturelles pour bouquet artificiel, sorti de nulle part. Julie n'eut pas le temps d'adapter sa vision à ces si proches, si colorées et si attentionnées délicatesses que Valentin lui sautait déjà au cou et…
STOP, se dit Ronan, c'est un peu caricatural…
Il vérifia pour la forme que l'IA n'avait pas réglé arbitrairement son horloge interne sur l'anniversaire de Julie, ce qui aurait pu expliquer un tel débordement, mais comme ce jour n'était marqué d'aucune pierre blanche, rose ou bleue, il dut conclure à un défaut de réglage imaginaire.
Qu'à cela ne tienne, deux ou trois paramètres à corriger et l'expérience pourrait continuer.
Le scénario reprit et Valentin aussi reprit sa place.
Claquement de portière. Valentin accéléra le débit de son imagination jusqu'à donner à sa dernière phrase le sens qu'il voulait, comme un peintre met une ultime touche à sa toile, puis il acheva son tableau d'un point magistral. Il éteignit alors son ordinateur d'un geste volontaire puis se présenta devant Julie au moment même où cette dernière franchissait le seuil d'entrée. Il lui enleva le sac de courses des mains et ils s'embrassèrent, pas un baiser volé ou perdu, mais un vrai baiser, un baiser qui prend son temps, qui se salive et se savoure.
« Pour une première, c'est plutôt bien, se dit Ronan avant de laisser échapper un soupir de désir. Ce que j'aimerais pouvoir embrasser Mathilde ainsi… »
Il désactiva la sortie écran du processus, le prépara à tourner en boucle, sans fin, et le relança enfin après avoir emprisonné le temps au creux des sillons froids de son disque dur.
Il s'était donné un minimum de cent reprises avant de jeter un œil inquisiteur sur ses personnages de laboratoire. Une nouvelle fois, le compteur sur la dernière ligne de l'écran reprenait sa route, seul contact avec le monde virtuel qu'il allait mettre en branle.
Il eut un moment la tentation de reprendre sa route, mais le vélo s’était refroidi, ou peut-être étaient-ce ses muscles… Alors, il s’offrit un bout de repas sur un bout de table ; tous ses sens étaient sous pilote automatique et il ne prit aucun plaisir à sa mastication solitaire.
Quand, enfin, il reprit sa place devant l’écran, l'ordinateur élaborait sa cent quatrième simulation. Ronan allait pouvoir interrompre le cycle et examiner ce que le temps avait fait de ses personnages.
On frappe à la porte ; deux coups brefs, légers, juste assez pour déranger, mais sans en rajouter, comme pour s'excuser du déplacement. Julie avait oublié ses clés.
— Entre, entre… dit Valentin, l'esprit encore embarqué dans quelques tournures de phrase à la dérive, j'ai une fin de chapitre sur le feu, mais je reviens.
Un rapide baiser sonna sur une joue déjà en retrait et Julie resta seule dans l'entrée.
STOP ! Ronan figea ses deux personnages dans leur entrain et se rapprocha de Valentin.
— Comment te sens-tu ? formula-t-il sur son clavier.
— Parfaitement bien, répondit l'ordinateur.
— Tu n'as pas perdu de temps pour retourner à tes écrits ce soir.
— Juste quelques lignes à noircir avant qu'elles ne se perdent, tu sais ce que c'est. Mais, tu n'aurais pas dû m'interrompre, j'étais heureux que Julie rentre, tu sais, je lui avais même préparé une surprise. Vraiment, tu aurais pu attendre.
— Je devine toutes tes surprises, j'ai eu tout le temps de les essayer, rares sont celles réellement désintéressées.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, répondit Valentin piqué au vif dans ses sentiments, tu aurais pu attendre, c'est tout.
La déception se lisait sur ses lettres. Ronan aurait bien voulu le croire pourtant, mais il ne connaissait que trop bien les ravages de l'écriture sur lui-même.
« Je dois continuer, je ne peux pas nous condamner pour cela… »
La main tremblante, il réactiva le cycle des simulations et ses personnages sombrèrent de nouveau dans l'obscurité du jeu.

