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Chapitre 3.2 : Réflexion

Chapitre 3.2 : Réflexion

Published Jun 16, 2025 Updated Jun 16, 2025 New Romance
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Chapitre 3.2 : Réflexion


Ronan ignorait encore comment finiraient leurs deux quêtes, celle de Julie et la sienne, mais elles passeraient par un de ces trains.

— Vous n'avez pas faim ? demanda Julie.

— Si, répondit Ronan.

— Vous permettez que je me prenne un sandwich ?

— A quoi voulez-vous que je vous l'écrive ?

— Jambon, beurre, cornichon, avec une eau minérale et un chausson aux pommes, s’il vous plait.


Ils se rendirent auprès d'un des nombreux points de vente qui ornaient le quai ; la commande de Julie était prête.

— C'est commode, constata Julie en choisissant un angle d'attaque par lequel elle aurait sous la langue en même temps le goût du jambon, le fondant du beurre et le croquant des cornichons.

— Vous ne prenez rien ? articula-t-elle la bouche pleine, en voyant Ronan dans le vague.


— Si… mais moi, je ne peux pas me contenter d'une simple description. Même un paragraphe ne suffirait pas… Attendez-moi, je reviens.

Il quitta son clavier, laissa en plan Julie, le serveur, les passagers, la gare entière et tout ce sur quoi son roman avait mis un nom. Il se dirigea vers la cuisine, ouvrit la huche à pain, en sortit une baguette, se demanda si elle était chez lui ou chez Mathilde, puis, dans le doute, la coupa en deux par le travers, rangea un bout et fendit l'autre dans la longueur. Lui aussi se trouva au fond du réfrigérateur quelques tranches de saucisson qui provenaient des courses du mercredi et délaissées depuis, victimes de la pizza. Il beurra copieusement son pain, avant d'y aligner les trois tranches de saucisson les unes à la suite des autres ; il ne serait peut-être plus bon à son retour de Guingamp.


Il retrouva Julie devant les horaires de départs grandes lignes. Le tableau serait le starting-block des vacanciers, chacun d'entre eux semblait prêt à s'élancer dès qu'apparaîtrait dans un dernier flash le numéro de la voie tant attendu.

Vint enfin le tour du Paris-Brest, dont le nom sonnait comme la promesse d’une gourmandise qui, cependant, paraîtrait bien amère. Une coulée de voyageurs glissa jusqu'au quai correspondant, s'appropriant avec une fière désinvolture le TGV accoudé là. Le train paraissait endormi, se laissant côtoyer sur toute sa longueur, comme indifférent aux flatteries ainsi qu'au sans-gêne de ses invités. Pourtant, sa tête ne tarderait pas à s'éveiller et ses anneaux auraient tôt fait de se déployer et de s'agiter en de si vives convulsions que les passagers debout seraient invités à s'asseoir sans plus défier sa puissance.


Julie et Ronan montèrent dans leur voiture. Julie chercha sa place. Elle finit par la localiser, blottie en bout de wagon, serrée contre la vitre. A côté d'elle, la place était réservée jusqu'à Brest. Ronan ne s'en soucia guère et s'assit malgré tout. Il chassa l'étonnement de Julie d'un revers de main.

— Je mettrai la réservation à mon nom lors d'une prochaine relecture.


Il restait un quart d'heure avant que le train ne quittât à son tour le giron maternel et ne s'aventurât dans le dédale des aiguillages ferroviaires. Julie et Ronan s'enfoncèrent doucement dans leurs pensées respectives ; l'une attendait toujours ce que l'autre hésitait à faire. Lorsque le train ferma ses portes et rompit ses amarres, chacun des deux connut un émoi silencieux. Julie se racla la gorge et reprit :

— Dans une heure et demie, nous serons à Rennes, où nous aurons neuf petites minutes pour changer le cours de nos vies, puis une heure après, ce sera Saint-Brieuc et ses cent quatre-vingt dernières secondes pour ne rien regretter, avant qu'il ne soit trop tard…

— Je sais tout cela, répondit Ronan sur un ton morose, j'ai consulté les horaires avant d'écrire cette histoire.


Ils se turent de nouveau, sentant sous leurs pieds la puissance encore bridée des moteurs insensibles à leurs états d'âme. Ronan était confronté à un dilemme qu'il se sentait toujours incapable de trancher.


« Si je laisse Julie descendre à Rennes ou à Saint-Brieuc, je la sauve, je réponds à l'attente de Mathilde et je les inscris toutes deux au palmarès du dernier mot. Il n'y aura pas photo à l'arrivée. Quant à Valentin et moi, il ne nous restera plus que la finale des perdants pour croire encore en nous… Ce sera la victoire de la sensibilité féminine et il me faudra accepter de considérer que le problème est chez moi. Je devrai reconnaître mes torts vis-à-vis de Mathilde et reconnaître aussi ma crainte implicite de la solitude, ma crainte de n'être pas entendu. Je donnerai corps à ces peurs et je prendrai le risque d'entériner un différend que je ne suis pas certain d'avoir réglé. Suis-je capable d'accepter que chaque jour se partage en deux désirs ? Suis-je capable de ne pas m'offusquer de ses refus à mon égard ? Suis-je capable de ne plus faussement donner pour mieux proposer ? Suis-je apte à vivre pleinement ma vie de couple avec ma cohorte de besoins non satisfaits ? »


A présent, le train semblait s'être libéré de l'attraction parisienne. De verticale, la vie était presque retournée à l'état horizontal. Le train laissait libre cours à ses moteurs fatigués de tant d'attente.


« Si, au contraire, je force la confrontation entre Valentin et Julie, je la détruis et j'entraîne mon couple avec elle, mais je m'impose comme victime par rapport à Mathilde. J’ai tout fait pour elle, je ne veux pas croire qu'elle étouffait pour moi. Je la force à partir pour ne pas vivre avec la peur qu'elle me quitte. Elle s'en va dans l'accusation et le regret, je la regarde partir avec ma bonne foi. Tout est perdu, hors l'orgueil…»


Ronan vit du coin de l'œil les passagers s'agiter autour de lui. Les uns cherchaient leur portefeuille, les autres fouillaient leur sac. Un contrôleur était là, deux ou trois sièges devant lui, qui vérifiait les titres de transport.

Arrivé devant Julie, il prit le billet qu'elle lui tendait, l'examina et le composta. Ronan, lui, ne bougea pas. Le contrôleur allait reformuler sa demande verbalement, surpris que la vision de son simple uniforme ne suffise pas à donner corps à sa tâche, mais Ronan prit enfin la parole :

— Je ne fais qu'accompagner mentalement ma voisine.

— Ah ? s'étonna le contrôleur.

— Oui, reprit Ronan, je suis l'auteur de cette histoire.


Le contrôleur changea soudainement d'expression, apparemment heureux de cette rencontre inopinée.

— Vous êtes l'auteur ! dit-il d'une voix teintée de fierté.

Ronan eut un léger sourire à son intention.

— Dites, pourriez-vous me dédicacer votre roman ? En plus, si je suis dedans…

Ronan parut gêné.

— C'est que… si je suis là, c'est précisément parce que je n'ai pas terminé de l'écrire, et donc je ne peux pas vous le dédicacer !

— Bien sûr, constata le contrôleur un peu déçu. Pouvez-vous alors écrire un mot sur la couverture de mon carnet de procès-verbaux, je le glisserai dans votre livre quand l'un et l'autre seront terminés.

Ronan s'exécuta et le contrôleur considéra son carnet d'un œil neuf. Il remercia chaleureusement son auteur et reprit sa tournée, heureux d'avoir pu occuper une demi-page du roman.


Quelques chuchotements étonnés près de Ronan habillèrent un moment encore l'habitacle de la voiture, puis le silence retomba autour de lui et de Julie.

Ronan plongea une fois de nouveau dans ses tourments. Il avait défini l'alternative qui s'offrait à lui en termes froids et tranchants. Il ne lui restait plus qu'à prendre une décision. Il abandonna son regard au décor à peine identifiable qui filait juste sous la vitre, laissant à une autre partie de son esprit le temps d'analyser les différentes conséquences du choix qui l'attendait.


Les kilomètres s'enchaînèrent les uns aux autres, sortis de leur anonymat grâce aux bornes numérotées plantées à même le ballast. Ronan égrenait ces bornes des yeux comme une main fébrile égrène un chapelet.

Julie devait compter, elle aussi, ces marques du temps aussi sûres que les pulsations du quartz dans sa montre. Plus que six minutes avant Rennes. Dehors, les habitations s'étaient resserrées depuis un moment déjà et le bruit d'une sonnerie emplit soudainement le couloir. Le contrôleur revint soudain, un sourire aux lèvres.

— Téléphone ! dit-il à Ronan, ce ne peut être que pour vous.


Ronan fronça les sourcils et se leva.

« Le téléphone ? » s'étonna-t-il.

Julie suivit tous ses mouvements des yeux.

— Nous arrivons à Rennes…, souffla-t-elle.

— Je reviens.


Il quitta son clavier, passa dans le couloir, s'assit sur l'accoudoir du sofa et décrocha le combiné.

— Allo ? lança-t-il.

— Bonjour monsieur, lui répondit une voix de femme qui lui était inconnue. Votre numéro a été tiré au sort dans l'annuaire, dans le cadre d'un sondage sur le couple et la vie à deux. Acceptez-vous de répondre à mes questions ? C'est l'affaire de dix minutes tout au plus.


Ronan eut un rictus.

« C'est le genre de diversion que j'aurais pu inventer pour mon propre compte. Serais-je moi-même le personnage central d'un autre romancier qui attend peut-être sur mes décisions pour prendre les siennes ? A cinq minutes de Rennes ! Il n'y a pas de hasard ! »

— Je vous écoute, répondit-il en même temps curieux de découvrir ce que « l'autre » là-haut avait écrit pour lui et soulagé aussi d'échapper au premier rendez-vous de son destin.

— Je vous remercie, enchaîna la voix mécanique. Avant tout, pour choisir le questionnaire qui correspondra à votre cas, j'aimerais savoir si vous avez moins de trente ans, entre trente et quarante ans, entre quarante et cinquante ans ou plus de cinquante ans ?

— Entre trente et quarante.

A l'autre bout du fil, Ronan entendit le claquement de touches informatiques. L'opératrice devait faire apparaître ses questions sur un écran en fonction de ses réponses à lui.

— Êtes-vous célibataire, marié, divorcé, veuf ou vivez-vous en concubinage ?


Ronan commençait à comprendre où « l'autre » voulait en venir. Il pouvait mentir dans ses réponses, mentir un peu ou mentir honteusement, ou bien encore dire la vérité, personne ne lui en tiendrait rigueur. Seules les statistiques en seraient écornées, et encore ne pèserait-il pas lourd dans la balance des chiffres, à peine une fraction de décimale sur un échantillon représentatif de la population. Dérisoire. Son orgueil allait en prendre un coup. C'est juste ce qu'il fallait pour le remettre à sa place, devant ses propres responsabilités.

— Marié, répondit-il simplement sans s'avancer plus outre.

Nouvelle série de touches.

— Êtes-vous marié depuis moins de cinq ans, entre cinq et dix ans, entre dix et vingt ans ou depuis plus de vingt ans ?

La vie commune était ainsi réduite à quelques grandes enjambées, définie par ses zones de turbulences auxquelles chacun se trouvait confronté un jour.

— Entre dix et vingt ans, répondit Ronan, sans toutefois ajouter que son couple prenait l'eau sur ce second écueil.

Là-bas, le questionnaire définitif prenait forme. Peut-être que celui destiné aux personnes mariées depuis plus de vingt ans était plus serein que les autres ? Dommage, il n'aurait pas l'occasion de s'en assurer.


La voix reprit.

— Je résume. Vous êtes un homme entre trente et quarante ans, vous êtes marié, et votre union remonte à plus de dix ans. Est-ce exact ?

— Oui.

— A chaque question, vous n'aurez qu'à répondre par « jamais », « plutôt rarement », « occasionnellement », « plutôt souvent » ou bien « toujours ». Comprenez-vous la graduation de ces réponses ?

Elle ignorait visiblement que Ronan jonglait toute la journée avec les subtilités du langage.

— Oui.

— Je commence donc. Vous arrive-t-il de préparer le repas familial ? Jamais, plutôt rarement, occasionnellement, plutôt souvent ou toujours ?

Ronan se demanda s'il n'était pas tombé dans un guet-apens, si l'opératrice n'était pas de mèche avec Mathilde, avec Julie, voire avec « l'autre » aussi. Il peinait à faire la distinction entre les personnages fictifs et les personnes réelles. Dire que des hommes avaient sans doute participé à la réalisation de ce questionnaire.


Il soupira avant de répondre.

— Plutôt rarement.

Vint ensuite toute une série de questions sur les courses, la vaisselle, le linge, le rangement, comme si tous les couples se blessaient sur les mêmes pierres d'achoppement.

— Jamais, plutôt rarement, occasionnellement, plutôt souvent ou toujours ?

Et la même réponse, inévitable.

— Plutôt rarement.

Au fur et à mesure des questions Ronan se sentait de plus en plus défait et son interlocutrice poursuivait, sans émettre la moindre remarque, la moindre réflexion. Son détachement en devenait provocant.

— A partir de maintenant, continua-t-elle, vos réponses devront se limiter à oui ou non. C'est d'accord ?

— C'est d'accord.


Plus moyen de louvoyer, à présent. Les réponses seraient précises, catégoriques. Le couperet trancherait net sans bavures.

— Lors de ces dix à vingt années de mariage, vous est-il déjà arrivé de vous séparer au moins une fois suite à une dispute ?

Ronan resta coi. Allait-il livrer les turbulences que connaissait leur couple au bistouri des analystes sociaux ? Leur conflit pouvait-il se comparer à une banale dispute, à une querelle ordinaire ? Ce qu'ils vivaient tous deux pouvait-il cohabiter au sein du même formulaire avec les vulgaires scènes de ménage des autres ?

— Oui ou non ?

— Oui.

Ronan se sentit petit tout à coup, petit et ridiculement médiocre. Après avoir admis une vérité si peu flatteuse, le reste passerait sans doute plus facilement.

— Êtes-vous personnellement à l'origine d'au moins une de ces séparations ?

— Oui.

Ronan avait répondu sans même reprendre sa respiration. Quand le vin est tiré…

— Je vais vous faire deux affirmations. Si les deux sont fausses, vous répondrez non. Si l'une au moins est exacte, vous répondrez « oui », mais dans ce cas, je ne vous demanderai pas laquelle des deux est exacte. Avez-vous compris ?

— Oui.

— Voici la première affirmation : « Vous êtes né une année paire » et voici la deuxième : « Lors de cette séparation ou de ces séparations, il vous est arrivé au moins une fois de penser sérieusement à régler votre différend d'une manière illégale : intimidation par la force, chantage, coups et blessures, enlèvement, meurtre ou autres réponses de cet ordre. »

— Oui.

— Cette séparation, ou bien la dernière au cas où il y en aurait eu plusieurs, a-t-elle duré une heure, une journée, une semaine, un mois ou n'est-elle pas encore terminée ?


On frisait presque l'étude de cas.

— Elle n'est pas encore terminée…

— Une seconde, je vous prie.

Cette réponse devait vraisemblablement aiguiller le questionnaire vers d'autres voies ou, du moins, éliminer toutes les questions sur la réconciliation.

L'opératrice reprit :

— Si cette séparation n'est pas encore terminée, je n'ai plus de questions à vous poser. Je vous remercie pour votre écoute et vous souhaite néanmoins de passer une bonne soirée.

— Merci, au revoir, dit Ronan.


Ils raccrochèrent. Cette fin brutale le laissa quelque peu dérouté. D'autant plus que le « néanmoins » lui restait en travers des oreilles. La formule de politesse faisait-elle partie intégrante du questionnaire ? Ce « néanmoins » avait-il été prévu pour les sorties sur cette réponse ? En cas de décès du conjoint dans le mois écoulé, avait-on droit aux condoléances également ? « L'autre » aurait-il poussé le cynisme jusque-là ? L'opératrice avait-elle glissé ce petit mot de sa propre initiative comme pour compatir à son chagrin ?


Avant de regagner sa place dans le train, il alla se laver les mains, comme si l'eau avait eu le pouvoir de le nettoyer de la boue dans laquelle il s'était résolu à se vautrer, comme un noble qui se résout à quitter le haut du pavé pour marcher au milieu de la chaussée, avec le bas peuple. Il n'osa pas se regarder dans la glace, pourtant.


Il sortit du cabinet de toilette en s'appuyant à la rampe et vint s'asseoir de nouveau aux côtés de Julie. Elle semblait lui en vouloir d'avoir laissé échapper leur première chance de salut. L'incertitude qu'elle lisait sur le visage de Ronan lui laissait penser qu'il n'avait pas encore repris les rênes de leur histoire, leur histoire qui, par le jeu d'une étrange homonymie, venait de leur faire dépasser la ville qui portait le même nom.


Panodyssey - Chapitre 3.3 : Réflexion - Erwann Avalach


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