

Chapitre 5.2 : Confrontation
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Chapitre 5.2 : Confrontation
Constatant avec quelle facilité ses deux personnages s'étaient réconciliés sur son dos et décidés à réagir avant que la situation ne lui échappât totalement, il intervint auprès d'eux. Il leur demanda d'abord s'ils avaient bien dormi, s'ils avaient apprécié leur petit-déjeuner puis, aimablement mais fermement, leur enjoignit d’effacer leurs divagations. Il demanda également à Julie de s'habiller, leur signala qu'il se mettait immédiatement au travail et leur conseilla de ne pas s'éloigner.
Revenu à lui, il prit Valentin à part et ouvrit un fichier bien particulier sur le disque dur. Le fichier s'appelait « MOI » et comportait tout ce que Valentin devait savoir, devait ressentir et devait éprouver pour endosser son propre rôle. C'était comme si Ronan construisait un clone de lui-même et faisait de Valentin son double informatique.
Enfin, grâce à une IA, il lança la première procédure. Elle s’intitulait : « Suis-je capable d’accepter qu’on me réponde ‘non’ ? ».
« La gueule du monstre paraissait vouloir dévorer l’affiche. Si par hasard un badaud ne semblait pas avoir la moindre idée de ce que pouvait bien être ce « Monde Perdu » apparemment retrouvé, un petit cartouche rond et rouge représentant un dinosaure au profil décharné et à la mâchoire proéminente apparaissait en surimpression, complété par deux mots qui avaient fait le tour du monde et des cours de récréation. Julie et Valentin, main dans la main, pieds engourdis, stationnaient depuis quelques minutes déjà devant une salle de cinéma dont l’entrée bourdonnait déjà de bandes, de groupes, d’individus, de couples même, qui hésitaient, tâtonnaient, revenaient, repartaient, les bousculaient et entraient enfin.
Lui avait la tête en l’air, admiratif, pendant qu’elle avait les yeux dans le vague. Lui ne sentait pas le froid, mais elle se frottait les pieds l’un contre l’autre. Lui n’avait pas faim, mais elle sentait son ventre gargouiller. Il se décida enfin.
— Dis donc, ça ne te plairait pas de te faire une toile ?
— Non.
— Mais TU verras, il est bien ce film…
— J’ai faim.
— Tu n’as qu’à acheter un paquet de popcorn !
— Non, je n’ai pas envie, je te dis !
— C'est toujours pareil, ON ne peut rien faire avec toi ! Tu ne m’aimes plus comme avant !
— […]
— [Soupir.]
— […] […]
— [Soupirs]
— BON, D’ACCORD !»
Analyse de l’IA à la fin du film : frustration étouffée, estomac ballonné, attitude distante et appréciation mitigée pour Julie ; suspens, adrénaline, franche rigolade pour Valentin, avec une pointe de frustration également.
— Résultat de la soirée ? demanda Ronan.
— Score de 27 sur 100 sur l’échelle de la vie à deux, répondit l’IA, calculé après une nuit de sommeil, tension retombée, ajouta-t-il du même ton qu’il aurait dit « corrigé des variables saisonnières ».
— Peux-tu me sortir la liste des scénarios ayant obtenu des scores plus élevés ?
— Bien sûr, Ronan… répondit l’IA, laisse-moi quelques minutes.
Toute une machinerie de paramètres se mit à interférer, générant elle-même les réponses à ses propres questions. En bas de l’écran, un pourcentage commença son ascension vers le sommet encore lointain du 100 %, enchaînant les unités au fur et à mesure que l’IA analysait les résultats de ses calculs.
Ronan quitta son clavier ombilical, laissant la machine à ses hypothèses et se laissa aspirer par le cuir usé de son vieux fauteuil complice, sinon favori. Machinalement, il s'empara d'une revue posée sur la table. Un pli récent avait marqué ses pages, qui s'ouvrirent sur les cases pour la plupart vides d'une grille de mots fléchés. C'était parfait, rien de tel qu'une occupation neutre pour empêcher ses neurones de suivre le jeune pourcentage à un seul chiffre encore.
« En huit lettres, débutant par un 'j' : même quand elle vous tourmente, vous préférez la boucler… » Voyons, que ferme-t-on dans la tourmente ? Ses fenêtres, évidemment, ou plutôt ses volets ! La jalousie, bien sûr ! J.a.l.o.u.s.i.e., ça colle… Je me demande bien comment j'ai fait pour trouver du premier coup ! »
Un bruit de porte lui parvint du premier étage, suivi d'une clameur ou d'un dernier bâillement qui tentait de rejoindre furtivement la nuit qui lui avait donné le jour. Pierig apparut bientôt, le visage corné par les replis de son sac de couchage ou la marque de la fermeture Éclair qui le bordait. Ses yeux papillonnaient, rejetant à plus tard les affres d'une lumière trop réveillée pour lui. Son sens de l'orientation en déroute, il mit un certain temps avant de comprendre pourquoi il débouchait en haut de l'escalier alors que sa chambre était au rez-de-chaussée. La réponse lui vint soudain et simultanément, il réfréna l'amorce du sourire qu'il s'apprêtait à lancer en direction de son père ; il n'était pas censé l'avoir vu.
Aussitôt, Ronan détourna le regard, mal à l'aise lui aussi ; d'ailleurs, Mathilde venait d'apparaître à son tour. La mère et le fils étaient en pyjama et descendirent les marches. Pas de bonjour, ni d'un côté, ni de l'autre, et direction cuisine.
Une ébauche de conversation s'engagea entre Mathilde et Pierig, des mots encore rouillés par la nuit, qui ne visaient qu'à renouer le contact.
— Tu as bien dormi, mon chéri ? Voix féminine.
Grognements affirmatifs. Voix enfantine.
Les choses reprenaient doucement leur cours normal et Ronan replongea dans ses définitions.
« Action de se casser en deux, corps et biens. » Plus dur déjà, pourtant l'esprit acéré de Ronan ne fut pas long à disséquer les termes et à découvrir la réponse : « Séparation ». Séparation de biens, séparation de corps. Les dix lettres vinrent trouver leur place dans les cases prévues à cet effet.
Séparation de corps… Ronan haussa les épaules.
Le sifflement de la bouilloire vint brouiller le silence de son empreinte sonore inopportune. D'autres manifestations ajoutèrent bien vite leur signature en bas de la liste encore courte des bruits ayant osé troubler le calme de ce petit matin ; le grille-pain sursauta, renvoyant comme des malpropres de son doux foyer deux tranches de pain de mie fraîchement extraites de leur paquet, des cornflakes, négligemment jetés au fond d'un bol et trop longtemps soumis à un régime sec, et qui se laissèrent aller à un murmure de satisfaction au moment où une vague de lait chaud les submergea d'un coup, les faisant se gonfler d'orgueil.
Retour aux lettres.
« Que l'on peut dépasser si on ne l'est pas soi-même.” Le ‘o’ de « jalousie » et le ‘n’ de « séparation » devaient en être, reliant les trois mots dans une même cause commune, peut-être. Les autres lettres se dénoncèrent d'elles-mêmes : « borne ou borné » et la définition était mise à nu.
Ronan fronça les sourcils, la fierté qu'il éprouvait à déjouer si facilement les pièges de l'illustre inconnu qui avait signé cette double-page ne lui cachait pas l'étrange hasard qui s'évertuait à mettre sous le joug de sa perspicacité des termes qui n'étaient pas sans le meurtrir depuis quelques jours, comme si les lettres elles-mêmes s'étaient données le mot afin de lui faire payer une taxe ou un impôt à leur manière pour avoir trop souvent abusé d'elles.
Il lâcha le journal, qui s'affaissa à ses pieds.
« A moins, pensa-t-il, à moins que l'autre là-haut, se moque de moi une fois de plus. »
En proie à une sourde rage qu'il ne pouvait exprimer, Ronan tourna son regard vers l'écran et le pourcentage qui, de loin, semblait s’enorgueillir d’un ‘9’ comme chiffre des dizaines.
Il se leva et alla assister à la consécration du 100 %.
L’ordinateur affichait maintenant fièrement une liste de situations toutes censées donner de meilleurs résultats que la première.
« Mais, tu m’emmerdes avec des tyrano-trucs et des brachio-machins ! Tu n’en as pas assez de ces débilités ! Tu es vraiment trop c…, je retourne chez ma mère ! »
Ronan eut un choc, la machine avait laissé passer un score de 0/100. Défaut de paramétrage sans doute. Après rectification, il put enfin découvrir ce qui manquait certainement à sa relation avec Mathilde, l’affirmation de son désir et l’acceptation qu’il ne soit pas partagé.
Engagement de la conversation proposé :
— Julie, je vois que tu t’impatientes, mais j’aimerais vraiment regarder ce film avec toi, qu’en penses-tu ?
— Je te remercie, mais je n’ai pas envie d’aller au cinéma.
— Score ? demanda Ronan.
— 55/100, répondit l’IA.
« Plutôt bien pour un refus », pensa Ronan.
— Affiche-moi le détail.
— Voici les réponses possibles pour Valentin :
« Tant pis, je te le proposerai de nouveau demain. »
« Alors, je vais y aller tout seul, à moins que cela ne te dérange. »
« Que proposes-tu à la place ? »
« Veux-tu choisir une autre séance ? »
« Je constate que les grosses bêtes, ce n’est pas ta tasse de thé, c’est ton choix, mais moi, je trouve cela formidable. »
L’IA affichait dans un coin de l’écran les propriétés communes des réponses qu’il avait retenues : Valentin annonce une envie et cherche à la faire partager à sa compagne. Il est à l’origine de la demande et peut entendre un refus sans se sentir dévalorisé. Il peut ainsi reprendre l’initiative, conclure, relancer une nouvelle demande sans pour autant insister sur la première.

