Le Kyklos, épisode 01
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Le Kyklos, épisode 01
La gifle de son souvenir lui lacéra l’esprit, telle une lame acérée. Ni le rat fuyant à travers les détritus ni le murmure du vent s’engouffrant par les carreaux brisés n’avaient suscité une telle frayeur. Mais ce son mouillé, presque inaudible, ce chuintement humide, semblable à un bruit de mastication, lui vrillait les tripes et comprimait sa vessie comme un étau.
Il se revoyait cinq ans plus tôt à la table familiale pendant le repas du mercredi : des raviolis insipides libérés d’une conserve échappée du rayon discount trônaient devant lui. Les rires de sa sœur résonnaient encore dans l’air avant que Macron, tout juste descendu de son jet ski, ne vienne annoncer la fin de l’abondance. L’instant suivant, son père avait frappé sur la table avec une telle force qu’il avait transformé les rires en pleurs. Dans ce silence pesant, Macron débitait ses mesures restrictives pour les plus modestes tandis qu’eux-mêmes mastiquaient les derniers euros du mois sacrifiés sur l’autel de l’alimentation. Puis, sans prévenir, la main du patriarche s’était levée pour s’abattre violemment sur sa joue. À peine avait-il entendu l’écho lointain et menaçant du « ferme ta gueule quand tu manges » qui avait accompagné le geste. Sa mère avait failli intervenir, mais les yeux furibonds du père l’avaient réduite au silence. Ce jour-là, un contrat illimité fut scellé dans la douleur brûlante de la gifle : mâcher la bouche fermée ou subir la torgnole antibruit de la mastication.
Il était encore sous le coup de cette image quand les poils sur ses bras se hérissèrent de nouveau, le ramenant brutalement dans le capharnaüm d’une des salles du Kyklos où l’angoisse se mêlait à la mémoire comme une ombre persistante. La température extérieure frôlait les trente degrés sous la Lune, mais ses bras nus étaient marqués par une chair de poule glaçante.
— Vous entendez ?
Aussitôt, les trois adolescents échangèrent un regard chargé d’une sournoise inquiétude face à une menace aussi invisible qu’inaudible pour les deux autres.
— C’est rien les gars, ricana Laurent entre deux bouchées d’une chocolatine, j’ai voulu lâcher une caisse en silence, mais, côté discrétion, c’est raté.
Chacun avait sa manière de faire face au stress ou à la peur. Pour Laurent, c’était les plaisanteries, peu raffinées certes, mais elles étaient le dernier rempart contre le croquemitaine tapi dans les méandres de son esprit.
Anaïs était la troisième membre du groupe. Elle ne réagissait jamais quand Laurent s’adressait à eux de cette façon : les gars. Elle n’en avait pas besoin ; Antoine savait qu’elle était la plus forte des trois, et c’était tout ce qui comptait pour elle.
— Chut ! intima-t-elle, son regard se fixant sur Antoine, tétanisé, les yeux perdus dans le vide de ce qu’il semblait entendre. Elle s’approcha lentement de lui, traînant légèrement les pieds pour ne pas le surprendre, puis le dépassa avant de s’immobiliser.
— Là, chuchota Antoine, ce bruit… vous l’entendez ?
— C’est les vagues, tenta de rassurer Laurent, plus pour apaiser sa propre peur que celle des autres.
Antoine n’écoutait pas. Son attention était absorbée par le cœur du bâtiment délabré, se faufilant dans les moindres recoins obscurs et inconnus. Il les avait entraînés ici après qu’Anaïs ait découvert ses escapades nocturnes et ait insisté pour les partager. En secret, elle aurait voulu être seule avec lui, mais en bon adolescent de quinze ans, Antoine ne voyait rien des sentiments qu’elle nourrissait pour lui. Laurent était donc de la partie.
— À part les vagues et le vent, je n’entends rien, murmura-t-elle à son oreille.
La Lune éclairait maladivement l’intérieur du bâtiment, jonché des vestiges d’un passé flamboyant désormais en décomposition. Tout se désintégrait progressivement, rongé par l’air marin dans une agonisante lenteur, aspirant toute vie et toute lumière.
Dissous par la salive du temps
Antoine fut soudainement soulevé et projeté dans la pièce, comme si une force invisible l’avait arraché à la réalité. Dans le silence oppressant des entrailles du Kyklos, il s’écrase contre un mur suintant l’oubli. Il n’eut pas le temps de crier, même lorsque l’impact vida ses poumons ; Laurent le fit pour lui, un cri strident s’échappant de sa bouche encombrée de miettes. Tétanisé, il restait figé tandis qu’Anaïs, inquiète, le poussa pour le faire réagir plus intelligemment avant de se précipiter vers Antoine.
Il était affalé au milieu de vieux habits en lambeaux, un rayon de lune accentuant les larmes qui striaient son visage terrorisé. Anaïs l’empoigna avec détermination, et bien que menue, elle parvint à le redresser tout en l’entraînant vers la sortie. Laurent les suivit sans hésitation, abandonnant les restes de sa chocolatine dans sa course effrénée. Ils dévalèrent les marches et débouchèrent sur l’esplanade du vieux complexe. Bifurquant à droite, ils ne cessèrent de courir que lorsque les plans d’eau formant les rizières apparurent à l’horizon. Là, Anaïs lâcha la main d’Antoine et s’assit près de lui tandis que Laurent se posait sur un banc de béton carrelé au milieu d’un bassin.
Alors qu’ils reprenaient leur souffle, dans la pièce qu’ils avaient quittée, un rat émergea des ombres pour s’emparer de la viennoiserie abandonnée. Dans un éclat de Lune, il semblait sourire avec une malice troublante. Antoine, lui, ne souriait pas. Planté juste à côté, un lampadaire hérissé de sa herse anti-pigeon lui adressait une lumière jaune : faible, mais suffisante pour éclairer le jeune couple qui ignorait encore qu’il en était un. Laurent, trop loin pour voir quoi que ce soit, ne se doutait de rien. Anaïs, elle, ne quittait pas des yeux le visage inexpressif d’Antoine ; ses yeux paraissaient vides, comme si son esprit n’avait pas suivi la cavalcade désordonnée de son corps. Pourtant, ce qui était le plus angoissant n’était pas son regard perdu dans le néant. Non, le plus terrifiant était cette marque révélée par la lumière sale : sa joue s’ornait nettement d’une empreinte rougeoyante. La marque d’une gifle monumentale dont les doigts trop longs couraient le long de sa mâchoire jusqu’à la salière marquant le creux au-dessus de sa clavicule. La marque comme souvenir indélébile d’une violence inouïe.
— Antoine ? tenta timidement Anaïs, sa voix se perdant dans l’obscurité oppressante. Antoine ? Ça va ?
Elle ne s’attendait pas réellement à une réponse. Un simple mouvement de sa part aurait suffi pour qu’il cesse de regarder dans le vide, comme un spectre perdu dans l’incompréhension de sa situation. Pour cela, elle était prête à garder sous son propre regard la marque rouge qui défigurait Antoine. Elle voulait faire taire encore un peu son esprit, nourri des films d’horreur de Netflix. L’histoire qu’elle se racontait lui disait qu’Antoine avait dû percuter des objets épars sur le sol. Que cette trace de main trop grande n’était que le fruit de son imagination, une interprétation d’une image comme celle d’un test de Rorschach. Pourtant, dans son crâne, une petite voix se faisait entendre, plus forte à chaque répétition des mêmes mots. La tension était palpable, l’air chargé d’un malaise sourd. Anaïs se tenait là, le cœur battant, tandis que le silence pesant semblait avaler même les bruits les plus insignifiants. Chaque seconde qui passait amplifiait son angoisse, et elle sentait la peur s’insinuer dans ses entrailles. Elle avait besoin d’Antoine, mais il restait figé, comme une statue de marbre, ses yeux perdus dans un abîme insondable.
Il a voltigé, percuté le mur, puis a glissé lentement sur la paroi comme un aimant trop lourd sur la porte d’un frigo.
La scène était gravée dans sa mémoire, une vidéo cauchemardesque qui ne voulait pas s’effacer. Durant les quelques secondes où elle l’avait quitté des yeux pour pousser Laurent, il était déjà affalé, comme une marionnette dont on avait coupé les fils. Dont quelqu’un ou quelque chose avait coupé les fils. Rien n’aurait pu faire cette marque.
Regarde sa chair lacérée à l’extrémité des marques de doigts. Seuls des ongles peuvent infliger une telle meurtrissure. Des ongles ou des griffes
— Tais-toi ! cria Anaïs à cette voix intérieure qui s’insinuait dans son esprit.
— Mais j’ai rien dit, gémit Laurent d’une voix tremblotante, son visage blême trahissant une terreur sourde. Il tenait encore sa poche en papier vide de chocolatine écrasée entre ses doigts, comme un talisman contre l’angoisse. Sa fringale nocturne était passée, complètement anéantie, mais il ne pouvait pas se résoudre à jeter ce papier gras. C’était pour lui un fil d’Arianne, une issue de secours vers la réalité. C’était son doudou, son réconfort dans cette nuit troublante. Il s’accrochait alors à cet objet familier, espérant que cela suffirait à éloigner le monstre qui rôdait sous le lit ou se cachait dans le placard.
Le monstre du Kyklos.
Cette voix sortie de nulle part lui glaça le sang et comprima sa vessie qui se libéra dans son pantalon.
— Antoine ? tenta Anaïs en posant délicatement sa main sur l’avant-bras de celui qu’elle aimait désespérément. Un geste qu’elle espérait tendre et qui serait pour Antoine un corps-mort où son esprit pourrait s’amarrer, juste à la frontière de sa conscience. Une limite entre la réalité sur ce banc et cet instant où le Kyklos l’avait marqué à tout jamais.
— Ça va, murmura Antoine en esquissant un léger mouvement de tête vers Anaïs.
Ses yeux reprenaient un peu de lumière en renvoyant quelques éclats de Lune et d’étoiles. Anaïs lui sourit timidement, malgré son cœur saigné à blanc, il en sentit l’onde de chaleur réconfortante.
— Ça n’est pas un monstre, tu sais, lui confia-t-il d’une voix tremblante. Il voulait juste qu’on le laisse tranquillement se manger.
Anaïs se mordit la langue, hésitant à lui demander de qui il parlait. Elle préféra se taire, le laissant doucement revenir à la réalité comme une corne d’escargot après que l’on ait appuyé dessus.
— Il souffre, coincé entre sa gloire passée et sa décrépitude actuelle. Un grain de beauté devenu verrue. Alors, il se ronge d’exister…
Les mots flottaient dans l’air lourd de tension. Anaïs sentait que chaque mot était une lame à double tranchant. Chaque phrase venait frotter une corde de funambule tendue au-dessus d’un abîme. Elle savait maintenant qu’il parlait du Kyklos. Mais, pour elle qui n’avait pas connu le faste de ce bâtiment emblématique de Port Leucate, il n’était rien qu’un complexe à l’abandon soumit aux éléments. Pourtant, dans le brouillard poisseux des embruns nocturnes, le Kyklos semblait respirer à côté d’eux. Les trois adolescents posèrent alors une chape de non-dits sur le reste de la nuit.
Prince Of Panodyssey Alias Alexandre Leforestier 1 month ago
De bon matin, c’est un rituel plus sûr Cher Elysio… Purée, la claque 🤣
Jean-Christophe Mojard 1 month ago
Oui, en plein jour et avec du monde autour, on ne sais jamais.
Elysio Anemo 8 months ago
J'aime beaucoup ! Le style est fluide, intriguant, ça donne envie de lire encore malgré l'heure tardive (et le fait que lire de l'horreur avant de dormir n'est pas la meilleure idée que j'ai eue) !
Jean-Christophe Mojard 8 months ago
Merci.
Pour le moment ça passe encore, profite.