Chapitre 9 - C'est un bateau comme les autres
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Chapitre 9 - C'est un bateau comme les autres
Après les événements qui eurent lieu cette nuit-là dans l’East End, Hyperion accompagna systématiquement Severian lorsqu’une affaire criminelle faisait surface dans le journal. Leur duo, complété par la présence efficace, quoiqu’un peu déjantée, d’Ash, fonctionnait à la perfection, comme un système d’engrenage parfaitement huilé qui tournait sans problème. Cependant, leur travail fut grandement allégé par l’arrivée de l’hiver sur le pays. Après les orages qui se déchaînèrent pendant près d’une longue semaine sur l’Angleterre, ce fut au tour de la neige de tomber à gros flocons. Un épais tapis blanc recouvrit le manoir Prince, ensevelissant le parc et la demeure en dessous. Le froid qui s’installa se glissait dans les couloirs, et les chambres étaient consciencieusement chauffées pour éviter aux maîtres de la maison de finir gelés.
La neige qui couvrait toutes les routes rendait les voyages à Londres plus compliqué, car le terrain était moins praticable. Cependant, si le temps empêchait Hyperion et Severian d’enquêter, il dissuadait aussi les criminels d’agir. La température glaciale qui régnait dans les bas quartiers et la saleté étaient généralement la cause d’épidémies, et cette menace qui planait sur la pègre avait rendu les lieux plus calmes.
En temps normal, le jeune garçon détestait cette période de l’année. Les fêtes de Noël ne l’intéressaient pas, ses parents ne se souciaient pas véritablement de lui plus qu’avant, et en raison du fait que le manoir était, ainsi dire, coupé du monde durant la mauvaise saison, il ne recevait pas de visite. Pourtant, cette année était pour lui plus agréable que les précédentes.
L’explication à ce changement tenait en seulement deux mots : son serviteur. La présence du démon à ses côtés rendait ce séjour qu’il considérait comme un emprisonnement plus supportable. Leurs journées étaient rythmées par un quotidien banal, mais ponctuées par de petits moments de complicité qu’ils s’efforçaient de dissimuler. Il n’était pas rare qu’entre deux leçons différentes, ils prennent la liberté de discuter sur la façon dont ils pourraient mener leurs enquêtes futures.
En revanche, ni l’un ni l’autre n’auraient pu prévoir qu’un événement aussi drastique que terrible se produirait quelques mois plus tard.
— J’ai faim, marmonna le blond en laissant sa tête tomber sur un livre de philosophie. Severian, fais-moi quelque chose à manger.
— Ce n’est pas une très bonne idée, jeune maître, répondit posément le précepteur qui vérifiait ses exercices de mathématiques en face de lui. Le dîner sonnera dans une heure et demie.
— Mais j’ai faim maintenant ! grommela Hyperion en levant les yeux vers la créature des ténèbres qui esquissa un sourire amusé. Ce n’est pas dans plus d’une heure que je veux manger !
— Dans ce cas, vous n’avez qu’à prendre votre mal en patience, soupira paisiblement le noiraud avec un haussement d’épaules nonchalant. Il est hors de question de manger quelque chose de sucré si proche d’un repas.
— Tu m’agaces, protesta l’adolescent en se redressant, passant une main dans ses cheveux. Je t’ordonne te tuer un homme, tu t’exécutes sans discuter, mais quand j’ai une envie de sucre, tu protestes ! Ton sens de l’éthique est vraiment très bancal, Severian. Quand je pense que c’est toi qui m’enseignes la philosophie, j’ai presque envie de rire.
— Les démons n’ont pas les mêmes critères en ce qui concerne la morale, déclara l’intéressé sans s’énerver, son rictus s’accentuant légèrement. Nos valeurs sont peut-être différentes des vôtres, mais cela ne m’empêche en rien de transmettre l’éthique humaine aux autres. Et selon l’étiquette de bonne conduite, un gentleman ne mange pas avant un repas.
— Il y a vraiment des moments où j’ai très envie de te frapper avec un livre. Peut-être que cela t’apprendrait nos valeurs plus rapidement.
— Si vous y tenez réellement, je ne peux qu’espérer que ce ne sera pas un dictionnaire que vous aurez sous la main à ce moment-là.
Ne trouvant rien à redire, Hyperion se contenta de pousser un profond soupir d’exaspération. Il se redressa dans son siège en essayant d’oublier qu’il commençait à terriblement avoir envie de pâtisseries. Non sans un air un peu grognon et boudeur, il reprit la lecture de son livre tandis que son serviteur terminait de relire son travail précédent. Espérant faire patienter son jeune maître jusqu’au repas sans avoir à supporter ses marmonnements, il lui apporta une tasse de lait chaud.
— Es-tu sérieux ? interrogea le garçon en baissant son ouvrage pour jeter un regard méprisant sur la boisson. Ou le fais-tu exprès pour me provoquer ?
— Je ne me le permettrais pas, my Lord, assura le démon en s’inclinant, un sourire moqueur aux lèvres. J’y ai ajouté un peu de sucre, quelques gouttes de jus de citron et un peu de cannelle. C’est excellent lorsqu’il fait froid comme aujourd’hui. Je souhaite qu’il puisse calmer votre faim jusqu’au dîner.
Le blond haussa simplement les épaules, comme si cela lui importait peu. Cependant, l’odeur douce et légèrement parfumée par la cannelle eut rapidement raison de lui. Tout en continuant sa lecture, il attrapa à tâtons la hanse de la tasse, sous le regard amusé de son précepteur. Comme ce dernier l’avait prévu, le lait chaud lui permit d’attendre le repas de midi et de pouvoir se concentrer sur son travail.
Lorsque la cloche résonna dans le manoir, la famille Prince cessa toute activité pour rejoindre la salle à manger. Sans échanger une parole, chacun s’installa à sa place et Jones commença le service, assisté par un valet de pied. Pourtant une atmosphère étrange flottait dans la pièce, comme un voile de mystère qui planait. Après quelques secondes à en chercher l’origine, Hyperion comprit ce qui était différent.
James et Amelia ne cessaient de s’adresser des petits regards complices, tels deux enfants malicieux qui préparaient une mauvaise blague.
— Père, mère, que vous arrive-t-il ? interrogea le garçon en se forçant à ne pas adopter de ton suspicieux pour laisser place à une voix innocente.
— Nous nous demandions quand tu allais le remarquer, rigola sa mère avec un grand sourire radieux. Nous avons une nouvelle à t’annoncer !
Cette fois, il dut s’empêcher de hausser un sourcil sceptique. Les grandes annonces de ses parents n’étaient généralement pas les plus réjouissantes pour lui, puisqu’elles concernaient les dîners mondains, son mariage avec Athénaïs, les bals dans la haute société, son mariage avec Athénaïs ou les ragots des nobles.
— Vous éveillez ma curiosité, commenta l’enfant en esquissant une grimace qu’il masqua en un sourire.
— Ce printemps, nous irons en Amérique, déclara joyeusement le brun.
— En Amérique ? répéta Hyperion, sincèrement surpris, ses yeux s’arrondissant sous l’étonnement. Mais pourquoi donc ? Comment ?
— Cela fait beaucoup de questions en une seule fois, non ? se moqua gentiment son père. Nous voulions t’en faire la surprise. Nous irons à New York sur un paquebot de luxe à la fin du mois d’avril. Comme tu as fait beaucoup d’effort pour bien travailler ces derniers temps, nous voulons te récompenser avec ce voyage.
Je ne suis pas véritablement sûr que ce soit une bonne nouvelle. Dès la fin de l’hiver, l’activité criminelle risque de reprendre assez vite. Mais d’un certain côté, je n’ai pas vraiment le choix. Je ne peux pas leur dire que je ne veux pas y aller : rien qu’en les voyant, je devine qu’ils ont déjà tout préparé depuis un bon moment.
— C’est… bégaya l’adolescent en cherchant ses mots, ses yeux rivés sur la nappe de la table, c’est très gentil de votre part ! Je suis très touché…
— Cela nous fait très plaisir, lui assura Amelia avec douceur et tendresse nuançant sa voix.
Ce que vous n’avez pas saisi, mère, c’est que je n’ai jamais dit où j’ai été touché…
— Mais je ne peux pas arrêter de travailler sur ce temps-là, fit remarquer Hyperion en se retenant de jeter un regard à Severian.
Surtout, le plus important était qu’il était absolument hors de question qu’il y a aille sans son démon. Peu importe où il allait, même si c’était dans le parc du manoir, la présence constante de son serviteur lui faisait le plus grand bien sans qu’il puisse expliquer comment une personne aussi malveillante peut lui procurer un tel sentiment de bien-être. Et il savait que ce besoin d’être au côté de l’autre était partagé de manière totalement réciproque.
— Ne t’en inquiète pas, reprit James en se laissant aller contre le dossier de sa chambre. Nous ne partirons pas que tous les trois. Jones, Hunter, ce que je vais dire vous concerne également. Si vous voulez bien avertir Samantha et Reyes qu’ils nous accompagneront, tout comme vous deux.
— Certainement, monsieur, assura le majordome en s’inclinant. Je vais les prévenir immédiatement.
Avant que quiconque eût le temps de l’en empêcher, le domestique quitta la pièce en refermant la porte derrière lui. Le père de famille esquissa un sourire amusé avant de tourner la tête vers le précepteur.
— Puisque Jones est parti avant que j’aie eu le temps de tout lui expliquer, je vais déjà vous le dire, continua-t-il en échangeant un regard avec sa femme. Par question de facilité, nous avons décidé de vous rassembler dans la même cabine, j’espère que cela ne vous dérangera pas. Bien évidemment, je sais que mon fils vous apprécie, vous serez donc libre de rester à ses côtés durant la journée.
— Vous me faites bien trop d’honneur, répondit tranquillement Severian sans montrer la moindre émotion.
Durant le reste du repas, les deux parents eurent l’air ravis d’avoir fait plaisir à leur fils. Du moins, c’était ce qu’ils pensaient, mais la réalité était bien différente. Car, murés dans leur bonheur, ils n’avaient pas remarqué la tension presque électrique qui gravitait autour d’eux. Elle prenait sa source entre le jeune garçon et son serviteur.
Dès qu’il le pût, Hyperion quitta la table et la salle à manger. Ce fut presque en courant qu’il rejoignit sa chambre. Et dès que la porte fut fermée, il laissa éclater ce qu’il retenait depuis de longues minutes :
— C’est vraiment n’importe quoi, cette histoire ! pesta-t-il en tournant en rond dans la pièce, martelant son tapis de la semelle de ses chaussures.
— Vous ne m’entendrez pas vous contredire ! grimaça le démon qui s’était adossé à la porte, les bras croisés sur son torse et les sourcils froncés.
— Pourquoi fallait-il qu’ils essayent de se montrer attentionnés ? éructa l’adolescent en tentant tout de même de calmer sa voix pour ne pas se faire entendre à l’autre bout du manoir. Je m’en suis passé pendant des années, et cela m’aurait arrangé que cela continue ! Si tu ne m’accompagnais pas, cela aurait été un véritable désastre, ce voyage !
— Pardonnez mon audace, jeune maître, lança le noiraud d’un ton grinçant, ses mots passant difficilement entre ses dents serrées, mais même si je viens, je ne pense pas que tout sera aussi tranquille que l’escomptent vos parents.
Le blond tourna la tête et s’arrêta en marcher pour le regarder droit dans les yeux. Dans les iris marron de la créature des ténèbres, une haine difficilement refoulée semblait brûler. Et il savait parfaitement pourquoi. Les quelques phrases que James lui avait dites étaient remplies de sous-entendus.
Premièrement, les soi-disant facilités d’installer les domestiques dans la même cabine faisaient déjà ressortir deux informations grossièrement dissimulées. Tout d’abord, ils avaient annoncé qu’ils seraient tous les quatre relégués aux cabines de troisième classe. Ensuite, ils voulaient forcer une cohabitation entre Jones et son homologue pour une durée de pratiquement une semaine.
Essayer de faire tenir Jones et Severian dans la même cabine, c’est garantir que ce paquebot va couler avant le premier jour de la traversée…
— C’est vrai qu’ils ne t’ont pas ménagé, sur ce point-là, concéda Hyperion, ne sachant pas vraiment quoi lui dire. Mais en serrant les dents, on devrait s’en sortir. Ce n’est que pour quelques jours.
— Si votre majordome passe par-dessus bord durant le voyage, je dénie toute responsabilité, avertit le démon en quittant la porte pour passer une main dans ses cheveux, visiblement peu convaincu par les paroles du garçon.
Dans son regard devenu rouge vif, le garçon décela une lueur étrange. C’était comme quelque s’il ne disait pas tout, mais que ses yeux parlaient pour lui : c’était de la rébellion dans ses prunelles. Et le blond comprit pourquoi, il pouvait deviner la pensée de son serviteur en le regardant.
Comment un démon aussi puissant peut-il être aussi humilié par un groupe de mortels ?
Ce fut presque avec un mélange de soulagement et de dépit qu’Hyperion vit la fin de l’hiver défiler sous ses yeux. Lui qui détestait tant cette saison, il aurait peut-être bien envie de la voir durer encore longtemps. L’adolescent regarda la neige fondre au fil des jours, réchauffé par les rayons du soleil qui avaient enfin réussi à percer la couche de nuage. Les températures revirent vers une température plus agréable, et le début du mois d’avril annonçait une météo douce et chaleureuse, digne d’un printemps agréable. Cependant, le blond aurait bien voulu arrêter le temps. Il avait un mauvais pressentiment à propos de ce voyage sur ce paquebot, bien qu’il ne comprenne pas bien pourquoi.
Pourtant, il préférait éviter ce sujet de conversation avec Severian, devinant fort aisément que de lui rappeler qu’il passerait beaucoup plus de temps avec Jones le mettrait sûrement de mauvaise humeur. Et à son avis, le mois d’avril fila à une vitesse bien trop grande pour lui. Lentement, les bagages furent bouclés et les derniers préparatifs furent préparés.
— C’est ça, le Pacific ? C’est un navire comme les autres.
Ce fut la seule chose qu’Hyperion trouva à dire lorsqu’il se retrouva devant le fameux paquebot de luxe. Devant lui se tenait une sorte de monstre en métal : grand, long et crachant des nuages de fumée gris foncé. Là où le reste de la foule voyait un somptueux bateau, imposant, mais magnifique, l’adolescent ne voyait qu’un endroit où il allait être enfermé pendant des jours entiers.
La coque qui se dressait devant lui était gigantesque, peinte de rouge et de noir, surmontée de barrières blanches. Haut de près de quarante mètres de haut, le nom « Pacific » était marqué en grandes lettres blanches en haut. Ce paquebot comportait huit ponts différents allant, comme tous les navires de la Cunard Line, de la lettre A à H. Cependant seuls les six premiers étaient réservés aux passagers, les deux restants étant pour la salle des machines, les cales et les réserves de nourriture et d’eau. Ce qui signifiait que, puisqu’il y avait six ponts pour les trois classes, il y avait deux ponts pour chaque classe. La différence était simplement le luxe et le confort. La longueur du navire était de 236 mètres, ce qui en faisait l’un des plus grands bateaux transatlantiques.
— Je t’en prie, Hyperion ! lança James avec une mine choquée, rajustant son chapeau sur sa tête. C’est le plus grand paquebot jamais créé par l’être humain. Il est plus rapide et plus grand que le Celtic !
Le Celtic était un paquebot conçu par la White Star Line, la compagnie rivale de la Cunard Line. Ces deux compagnies se livraient à une guerre sans merci pour construire les plus grands ou les plus rapides navires que l’Angleterre n’ait jamais faits. En soi, le Pacific était simplement le résultat de cette rivalité.
— De mon point de vue, c’est un bateau comme un autre, répliqua l’adolescent en s’efforçant de ne pas laisser transparaître de fureur. Il a une coque, des moteurs, des ponts. Et il a autant de chance que les autres de couler.
— Tu es bien trop pessimiste, mon chéri, intervint Amelia en descendant majestueusement de la voiture. C’est le bateau le plus sûr du monde ! Le plus sûr et le plus luxueux ! Nous ne nous ennuierons pas, ne t’en fais pas.
Le blond tourna simplement la tête vers son démon. Ce dernier n’avait pas dit un mot de tout le voyage en voiture, et c’était à peine s’il avait prononcé quelques phrases au matin en préparant son jeune maître. Il regardait simplement le gigantesque paquebot, comme s’il attendait avec appréhension quelque chose ou quelqu’un.
— Severian ? appela Hyperion en baissant la voix pour ne pas être entendu de ses parents qui discutaient avec animation. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je ne saurais vous en expliquer la raison, mais j’ai un très mauvais pressentiment au sujet de ce voyage.
Ses iris marron quittèrent le navire du regard pour parcourir brièvement la foule. Pendant un bref instant, ils s’arrêtèrent sur deux personnes, qui devaient être de la noblesse à en juger par ses vêtements.
— Jeune maître, je voudrais que vous fassiez une promesse, reprit la créature des ténèbres d’une voix plus sérieuse que d’habitude, plongeant ses yeux dans ceux saphir du garçon.
— Laquelle ? interrogea ce dernier tout en scrutant avec une inquiétude difficilement contenue la lueur grave qui assombrissait le regard de son interlocuteur.
— Promettez-moi qu’au moindre événement suspect, que si vous voyez la moindre chose étrange ou une personne qui se comporte bizarrement, vous m’appellerez immédiatement.
— Tu m’as l’air d’être fort sur les nerfs à cause de ce voyage, commenta le blond en essayant de détendre l’atmosphère, esquissant un sourire timide. Tu devrais te détendre un peu. Mais si cela peut te rassurer, reprit-il en voyant que son domestique ne plaisantait pas du tout, je t’en fais la promesse, Severian. Si je remarque quelque chose, je t’appellerai, même si c’est en plein milieu de la nuit.
— Merci, my little Prince, remercia le noiraud en s’inclinant devant lui, visiblement un peu moins crispé d’entendre cette affirmation.
Pendant ce temps-là, Jones avait chargé un homme d’apporter les nombreuses malles qu’ils transportaient aux cabines A-36, 37 et 38, et le reste dans la cabine E-42. Ce qui ne faisait que confirmer ce qu’Hyperion redoutait : il serait en première classe et les domestiques en troisième. Il ne pouvait expliquer pourquoi il redoutait tant d’être ainsi éloigné de Severian, mais ce dont il était sûr, c’était que ni lui ni son démon n’en serait satisfait.
Un coup de sifflet retentit, prévenant les derniers passagers que l’heure du départ, fixée à 13 heures pile, approchait. Ce fut donc avec des pieds de plombs que l’adolescent suivit ses parents, accompagné de son serviteur, pour monter la passerelle. Tandis que le personnel s’occupait d’apporter les bagages dans leurs chambres, la famille Prince monta sur le pont pour assister au départ du Pacific. En étant à plus de trente mètres de haut au-dessus des autres, la foule ressemblait à un amas de fourmis hurlantes pour le garçon.
À ce moment, il ne se doutait pas qu’il envierait à ce point les personnes restées sur le quai.
Tandis que tout le monde faisait de grands signes de la main autour de lui, le paquebot commença à cracher de grands panaches de fumée par ses trois cheminées, alors que cinq remorqueurs, des bateaux plus petits, mais très puissants capables de guider les plus gros afin de sortir du port de Southampton. Lentement, le navire prit de la vitesse en direction du port de Queenstown, situé en Irlande. Le vent commença à devenir plus vif et frais en raison de la mer, caressant le visage d’Hyperion.
— Venez, lança James d’une voix forte pour couvrir le bruit de la foule, allons ranger nos affaires dans nos cabines.
Ils rejoignirent la suite qui leur était réservée, et ce fut à ce moment que le blond comprit pourquoi le Pacificétait considéré comme le plus luxueux de leur époque. Les murs étaient recouverts de bois, et embellis de splendides dorures. La cheminée était en pierre, à l’exception du manteau qui était également en bois. Le sol était recouvert de tapis, et des sièges confortables en tissus étaient posés, ainsi que quelques tables basses où trônaient des vases de fleurs de saison. Des appliques murales électriques étaient installées afin d’éclairer la pièce durant la nuit.
Même au manoir, nous n’utilisons pas l’électricité. Il faut croire que la Cunard Line s’est donné les moyens pour ce paquebot.
Durant plus d’une heure, Hyperion tenta de s’acclimater à sa cabine. Il en venait à se demander comment le Pacific faisait pour ne pas sombrer immédiatement avec autant de décorations inutiles à son bord. Il dut également se résoudre à laisser Severian partir avec les autres domestiques pour rejoindre leur propre cabine. Apparemment, James avait fait un effort pour obtenir une cabine un peu plus grande pour eux, mais il n’en restait pas moins que l’adolescent trouvait son comportement très mesquin.
— Comment est-ce, la troisième classe ? interrogea le garçon.
Les yeux rouges de son démon se posèrent quelques secondes sur lui tandis qu’il terminait de boutonner sa veste avant d’aller dans la salle à manger. Il le vit nettement serrer les dents et une pointe de canine blanche dépassa de sa lèvre supérieure.
— Je ne suis pas en train de me moquer de toi, fit observer Hyperion. C’était une simple question.
— C’est plutôt bruyant et l’odeur est nauséabonde, grommela le noiraud, en fronçant légèrement les sourcils. Nous ne sommes pas loin de la salle des machines. La cabine est un peu plus grande que les autres de troisième. Cependant, je dors au-dessus de Jones, et je sens que je vais le regretter amèrement puisqu’il a apparemment du mal avec le bateau.
— Sur ce point, je pense que je déteste vraiment mon père, marmonna l’enfant en relevant la tête pour qu’il puisse refermer le dernier bouton. Ce sera vite fini, du moins je l’espère.
Durant le dîner, il fit la connaissance de quelques nobles qui avaient fait affaire avec son père, ainsi que d’un des ingénieurs qui avait conçu le paquebot. Il s’ennuya terriblement, comme jamais il ne s’était ennuyé avant. Les nobles préféraient discuter de leurs ragots habituels, bien qu’il fût prévu que les hommes partent pour discuter affaires bientôt.
Quel est l’intérêt de monter sur un bateau de luxe pour faire exactement la même chose que sur la terre ferme ?
— C’est le plus gros navire construit par l’homme à ce jour, expliqua Leon Peskett, un homme grand aux cheveux grisonnants, l’un des concepteurs du paquebot. Je suis venu à bord en pour voir ce que nous pouvons améliorer.
— N’avez-vous pas prévu de construire d’autres paquebots dans un avenir proche ? interrogea James en reposant sa coupe de champagne.
— En effet, approuva l’ingénieur. Nous voulons construire deux navires plus grand et plus rapide encore, de manière à nous imposer dans ce monde.
— Étiez-vous au courant que la White Star Line a prévu de construire trois paquebots de luxe ? questionna un autre passager.
— En effet, nous le savons. C’est ce qui a poussé le directeur à concevoir le Pacific. Le but de ce bateau n’est pas de battre le record de vitesse du Campania et de reprendre le Ruban Bleu une nouvelle fois. Les Allemands nous battent sur ce point, mais nous avons conçu celui-ci pour le luxe et le confort de la traversée.
En clair, le Pacific n’est que le fruit d’une rivalité avec la White Star Line. C’est vraiment ridicule…
S’en suivirent deux jours d’ennui mortel. Le quotidien était les dîners mondains, les changements de tenues ou encore une visite du paquebot. Heureusement, les enseignements de Severian parvenaient à briser l’atmosphère d’apathie que cette croisière lui inspirait. En revanche, ses parents semblaient trouver ce voyage très divertissant, comme si c’était un changement d’air qui bouleversait positivement leur routine. Ils ne se rendaient apparemment pas véritablement compte qu’ils faisaient exactement la même chose que la normale, mais sur un bateau et avec moins de domestiques.
Durant des heures, le blond rêva qu’un événement se produise à bord, quelque chose qui serait digne de l’intéresser. Pourtant, il ne se doutait pas que deux jours après avoir quitté le port de Southampton, quelque chose aurait réellement lieu. Et qu’il le regretterait amèrement par la suite.
Cette nuit-là, après avoir été coucher son jeune maître, le démon avait rejoint la cabine de troisième classe qu’il occupait avec Jones, Samuel Reyes, qui était le valet de chambre de Lord Prince et Samantha, qui était la femme de chambre de la maîtresse de maison. C’était une petite pièce, bien plus petite que la suite de première classe. Quelques tuyaux peints en blanc pour se confondre avec le plafond étaient accrochés au-dessus. Un simple hublot était une des rares sources de lumière avec l’ampoule qui pendait, se balançant au gré des vibrations du bateau.
Il y avait deux lits superposés, donc quatre couchettes. En dessous des armatures en métal, les domestiques avaient tenté de ranger au mieux leurs affaires. Dans ce cas-ci, leur métier devenait très pratique, puisqu’ils avaient un grand sens de l’organisation.
— Vous pourriez frapper avant d’entrer, fit remarquer Jones avec un marmonnement énervé, installé au bord de son lit.
— Je pourrais, en effet, rétorqua le précepteur en refermant derrière lui, fronçant les sourcils avec mauvaise humeur. Mais je n’en ai pas envie.
Après des semaines de manifestations hostiles plus ou moins dissimulées, les autres serviteurs leur avaient fait remarquer que cacher leurs insinuations était inutile, puisqu’ils savaient qu’ils ne s’appréciaient pas.
— Vivement que cette traversée soit terminée, commenta Samantha en détachant sa longue tresse brune pour la brosser, essayant de changer le sujet de conversation.
— Je suis d’accord avec vous, appuya Samuel qui dormait sur la couchette au-dessus d’elle, un journal ouvert devant lui. Je n’apprécie guère cette cabine, elle est bien trop petite pour nous quatre.
— Sans parler du bruit, grogna le majordome en rangeant son peigne dans une poche intérieure de sa veste.
— À mon avis, Jones, ce n’est pas cet endroit que vous détestez, le nargua Severian en s’allongeant sur son lit, les bras derrière la tête. Vous avez simplement le mal de mer.
— Qui vous a dit ça ? cracha l’intéressé en se levant, regardant par-dessus le bord du lit de son homologue.
— Oh, mais personne, susurra le démon avec un sourire perfide. Cependant, j’ai cru vous voir vous pencher au-dessus de la balustrade cet après-midi.
— Je voulais simplement regarder les hélices, tenta son interlocuteur en essayant de masquer sa gêne derrière la colère.
— C’est cela… poursuivit le noiraud en appuyant sa tête sur sa main, un rictus moqueur collé au visage. Vous avez regardé les hélices en étant au milieu du paquebot et en recrachant tripes et boyaux par-dessus bord. Et après, c’est à moi que vous dites que je suis répugnant à cause de mes cheveux.
Cette fois, le majordome devait admettre qu’il était coincé. Pourtant, sa fierté l’en empêcha et il se contenta de se laisser tomber sur son matelas avec un soupir exaspéré. Il évita soigneusement le regard des autres domestiques. Samuel réprima soigneusement son sourire derrière son journal tandis que la jeune femme détournait les yeux pour ne pas rire.
Ce fut sans aucun autre problème que le groupe de domestiques s’endormit ce soir-là. Severian resta immobile un long moment, allongé sur le dos. Il fixa le plafond sans réellement parvenir à trouver le sommeil. Il était un démon, et il n’avait besoin que de quelques heures de repos pour être en pleine forme. Cependant, il se força à dormir.
Je sens quelque chose d’étrange… une odeur familière… Il y a… un bruit… Oh non !
Son ouïe fine perçut une détonation dehors. Il ouvrit brutalement les yeux à l’entente de ce son particulier avant de se redresser tout aussi brusquement.
— Qu’est-ce que vous avez, Hunter ? interrogea la voix à moitié endormie, mais moqueuse, de Jones. Vous avez fait un cauchemar ?
— Oh que non, murmura le précepteur en retour. Si vous voulez tout savoir, je pense que le cauchemar commence maintenant.
— Quoi, mais de quoi parlez-vous ? s’étonna le majordome, surpris de l’absence de réponse à sa provocation.
— Si pour une fois dans votre vie, vous devez m’écouter, commença le noiraud en sautant en bas de son lit, attrapant sa veste qu’il enfila rapidement, que ce soit maintenant. Prévenez les autres domestiques et ne restez pas là. Allez voir les maîtres et dites-leur que c’est moi qui vous aie dit de le faire.
— Dieu du Ciel, allez-vous enfin m’expliquer ce que vous avez en tête ? s’exclama l’homme dans un feulement agacé en posant une main sur son épaule pour l’arrêter.
Severian tourna simplement la tête vers lui, puis lui adressa un sourire radieux et paisible.
— J’ai de bonnes raisons de penser que nous risquons tous de mourir ici cette nuit, Jones. Alors, soyez aimable pour une fois et faites ce que je vous demande. Je vous rejoindrai.
Sans attendre la moindre réponse, et sans prêter attention à la grimace choquée de son collègue, le démon sortit de la cabine en boutonnant sa veste, resserrant sa cravate au passage. Il traversa les couloirs étroits du pont E pour se diriger lentement vers le pont F, qui était le dernier réservé aux passagers, ses chaussures frappant le sol de métal. Un son continu lui parvenait aux oreilles : comme une personne qui aurait laissé un robinet ouvert.
La créature des ténèbres arriva en haut d’un escalier en ferrailles qu’il descendit d’un bond. Pour atterrir souplement dans l’eau froide, éclaboussant le bas de son pantalon au passage.
— C’est ce que je craignais, murmura-t-il pour lui-même en examinant les cinq centimètres qui couvraient le sol du pont F.
À l’entente de plusieurs voix un peu plus loin, il redressa la tête. Certains passagers de troisième classe s’étaient visiblement réveillés pour regarder ce qu’il se passait. L’eau s’était sans doute glissée sous les portes et inondait à présent les cabines.
— Hey, vous, vous savez ce qu’il se passe ? interrogea un homme au visage asiatique avec un accent japonais très prononcé en accourant vers lui encore pieds nus et vêtu d’un pyjama.
— Cette voie d’eau ne parle-t-elle pas d’elle-même ? répliqua Severian en haussant un sourcil, un rictus moqueur au coin des lèvres. Dans ce cas, monsieur, sachez que ce paquebot est très certainement en train de couler et que les ponts inférieurs sont sans doute remplis d’eau.
L’inconnu le fixa pendant de longues secondes de travers, comme s’il le prenait pour un échappé de l’hôpital psychiatrique. Pourtant, le noiraud ne perdit pas de temps et reprit sa route pour se diriger vers l’étage inférieur. Il devait vérifier sa théorie, même s’il était presque certain d’avoir raison.
Une détonation… C’est ce que j’ai entendu tout à l’heure. Il n’y a pas beaucoup de possibilités, mais cela semble si improbable que même moi, j’ai du mal à y croire.
Une chaleur qui se diffusa dans sa main gauche attira son attention. Dès qu’il fut certain qu’il n’y avait personne autour de lui, il glissa un doigt sous son gant et le tira. Ses yeux se posèrent sur la marque sur le dos de sa main, qui s’illuminait de rouge.
Vous tenez votre promesse, jeune maître. Je risque de le regretter, mais je vais devoir vous désobéir si je veux être sûr de notre situation.
Il recouvrit le dessin et accéléra l’allure pour arriver plus rapidement à l’escalier qui menait au pont G. C’était dans celui-ci qu’on trouvait la salle des machines. Il dévala un nouvel escalier en fer pour toucher le sol sans un bruit. Enfin, sans un bruit si on omettait le son des éclaboussures. Une sensation d’humidité et de froid s’empara de ses jambes en même temps qu’une douleur aiguë poignardait sa main gauche. Serrant cette dernière contre lui, crispée dans l’autre, il regarda avec un air sceptique l’eau qui lui arrivait jusqu’à mi-cuisses.
Je me rapproche, il faut que j’examine l’endroit précis où cette inondation prend sa source.
Devant lui se trouvait un couloir qui ne cessait de se remplir d’eau à grande vitesse. Sans lâcher sa main souffrante, il s’aventura dans le conduit étroit, sentant ses vêtements s’humidifier un peu plus à chacun de ses pas. Après trois minutes de progression difficile dans l’eau glaciale, il arriva près du pont H, le dernier du navire, qui était celui des cales et des réserves de nourriture. Il était complètement rempli d’eau.
C’est ici que l’eau prend sa source. C’est donc ici que je dois aller voir.
Sans se poser la moindre question, il se laissa tomber dans l’escalier, s’immergeant totalement. Une vague de froid le submergea, mais il continua son inspection, avançant désormais à la nage. Mais il était ralenti par les divers objets qui flottaient dans l’eau. Autour de lui se trouvait de la nourriture qui était sortie des caisses dont il ne restait que des débris et les bouteilles de champagne remontaient à la surface, se collant au plafond.
Cependant, une douleur plus forte encore transperça sa main gauche, au point qu’il en laissa s’échapper un hoquet de surprise. Ce fut une très mauvaise idée, car il sentit soudainement l’eau salée envahir ses poumons. Une sensation de brûlure s’empara de sa cage thoracique, mais Severian serra les dents.
Vous vous impatientez, jeune maître. Je n’en ai plus pour très longtemps, rassurez-vous…
Tandis que le précepteur continuait d’avancer pour vérifier son hypothèse, Hyperion ne cessait de tourner en rond, des mètres au-dessus de lui, sur le pont A. Un steward était passé chez ses parents et lui pour leur dire de s’habiller chaudement et de prendre un gilet de sauvetage avant de se diriger vers le pont. La première réaction de l’adolescent avait été d’appeler Severian, à la fois pour avoir une idée de ce qu’il se passait que pour l’aider à se préparer. Malheureusement, constatant l’absence de réaction et de réponse du démon, il s’était habillé seul avant de rejoindre ses deux parents qui l’attendaient en bas du grand escalier.
— Qu’est-ce qu’il se passe ici ? interrogea James à un marin qui semblait assez préoccupé en distribuant des gilets à tout le monde.
— Ce n’est rien, monsieur, répondit immédiatement l’homme, bien trop vite pour qu’il soit crédible. Ce n’est qu’un simple exercice. Excusez-moi, je dois y aller.
Sans demander son reste, il fila aussi sec, comme si répondre à cette question était précisément ce qu’il redoutait. Le blond soupira d’exaspération en regardant les nobles qui discutaient autour de lui, comme si tout était normal. Était-il réellement le seul à voir que quelque chose était étrange dans cette histoire ?
— Monsieur ! Merci, Seigneur, nous vous avons enfin retrouvé !
L’adolescent releva la tête et vit Jones arrivé, seulement à moitié bien peigné et la cravate desserrée. Derrière lui se trouvait Samuel Reyes, ses cheveux roux en désordre et les yeux bouffis, comme s’il venait de se réveiller. Il tenait la main de Samantha, qui avait les cheveux détachés et qui portait un simple manteau au-dessus de sa chemise de nuit blanche.
— Jones ? Que faites-vous ici ? s’étonna le père de famille. Vous a-t-on appelé pour cet exercice au milieu de la nuit ?
— Un exercice ? répéta le majordome, visiblement surpris de cette annonce. My Lord, je ne pense pas qu’il s’agisse d’un simple exercice. Nous avons vu de l’eau dans le couloir tout à l’heure. Je crois que c’est exactement ce que Hunter voulait dire.
— Severian ? interrogea le garçon en regardant derrière eux, espérant voir son domestique. Il n’est pas avec vous, où est-il ?
— Vous dites que ce navire est en train de couler ? demanda James en ignorant son fils, parlant à voix basse à Jones pour ne pas affoler le reste des passagers.
— C’est cela, monsieur, approuva celui-ci sur le même ton. Je pense que vous devriez monter le plus rapidement dans un canot de sauvetage. Nous serons derri…
— Où est Severian ? coupa Hyperion, les interrompant brutalement d’une voix forte et furieuse.
— Si Jones nous a retrouvés, ton précepteur y arrivera aussi, répliqua immédiatement Amelia en le prenant par le bras pour l’entraîner vers l’extérieur afin de rejoindre les ponts d’embarquement.
Le blond resta immobile quelques secondes, se laissant tirer sans rien dire. À en juger par la vitesse à laquelle sa mère avait répondu, elle-même ne croyait pas en ses propres paroles. Et visiblement, James l’approuvait, car il les précéda d’un pas vif et rapide, bien que son visage crispé laissât deviner son anxiété. Pourtant, l’enfant s’arrêta brusquement et se dégagea vivement de la prise de la blonde.
— Mais que fais-tu ? s’étrangla celle-ci, prise par surprise. Viens, il faut y aller maintenant avant qu’il y ait trop de monde.
— Vous êtes en train de dire que vous n’en avez rien à faire qu’un de vos domestiques perde la vie ? questionna Hyperion avec un ton dangereusement calme, ses poings se serrant contre sa volonté. Faites comme bon vous semble, mais moi, il est hors de question que je l’abandonne !
— Ne dis pas de sottises ! s’impatienta James. Comment veux-tu le retrouver sur ce paquebot gigantesque ? Nous pourrons engager un autre précepteur.
— VOUS N’AVEZ RIEN COMPRIS ! hurla son fils avec rage, ses yeux saphir luisant de haine. VOUS ÊTES MESQUIN, VOUS NE PENSEZ QU’À VOUS ET À VOTRE PETITE VIE TRANQUILLE ! VOUS ME DÉGOÛTEZ !
Avant que quiconque puisse l’arrêter, il s’éloigna à toute vitesse pour retourner à l’intérieur. Il dévala le grand escalier en sautant plusieurs marches, manquant de se tordre la cheville au passage. Il fendit la foule en deux, ne se souciant pas de s’excuser après avoir bousculé les gens. Son esprit ne s’inquiétait que d’une chose : retrouver son démon au plus vite.
Où est-ce que tu es passé ?
Si Jones disait que Severian avait prévu la possibilité que le Pacific coule, et qu’il n’était pas venu le voir malgré que l’adolescent lui ait intimé l’ordre de venir, c’était qu’il était occupé par quelque chose de véritablement important.
Ce qui signifie que tu es sans doute allé examiner le bateau, donc tu es toujours dans les ponts inférieurs…
Ne se posant plus de questions, il se faufila parmi les personnes qui continuaient de sortir de leur cabine, un gilet de sauvetage sur le dos. Il continua de descendre les escaliers, qui devenaient au fur et à mesure moins élégants et beaucoup plus rudimentaires. Les passagers de deuxième et troisième classes semblaient avoir compris la situation, et tous se précipitaient dans les couloirs pour remonter jusqu’au pont d’embarquement.
Heureusement, Hyperion parvenait à se glisser entre eux grâce à sa petite taille. Arrivé au pont E, il vit que le sol était couvert d’une dizaine de centimètres d’eau. Il grimaça en sentant quelque chose de froid et humide se glisser dans ses chaussures et tremper ses chaussettes.
— Severian ! appela-t-il d’une voix forte, espérant désespérément recevoir une réponse.
Cependant, le Pacific était un grand paquebot, et avec tout le raffut dû à l’eau et à l’agitation, les chances que son serviteur l’entende étaient fortement diminuées.
— Jeune maître ? Que faites-vous ici ?
Aucun doute sur la personne à qui appartenait cette voix si envoutante : son domestique était sûrement au pont F. Ne sachant pas vraiment s’il devait continuer ou pas, le blond choisit d’aller jusqu’à l’escalier qui menait au niveau inférieur. Lorsqu’il posa un regard sur les marches en fer, telle fut sa surprise fut de voir que la hauteur qu’atteignait l’eau était presque à un demi-mètre du plafond. Silencieusement, il scruta du regard la surface agitée pendant quelques secondes avant de voir une silhouette noire avancer et émerger juste devant lui.
Severian secoua la tête, projetant des gouttelettes autour de lui. Il se hissa sur l’escalier pour remonter auprès du jeune noble, trempé de la tête aux pieds.
— Pourquoi est-ce que tu as fait ça ? questionna Hyperion, sentant son inquiétude redescendre, cessant de lui comprimer la poitrine. J’ai eu une de ces frayeurs !
Le démon leva simplement une main pour lui demander de se taire. L’adolescent remarqua alors que le dos du gant qui couvrait sa main gauche n’était pas uniquement imbibé d’eau, mais également de sang. Sa seconde main était serrée sur le haut de sa poitrine, comme s’il essayait d’arracher ses vêtements. Après quelques instants, il fut pris d’une puissante quinte de toux qui lui fit recracher près d’un litre d’eau par terre, au plus grand étonnement de son jeune maître.
— Q-qu’est-ce qu’il t’arrive ? demanda-t-il, sa voix devenue légèrement balbutiante. Est-ce que ça va ?
— Oui, ne vous en faites pas pour moi, lui sourit le noiraud en s’essuyant rapidement avec un revers de la manche de sa veste. L’eau de mer pique un peu les poumons, mais j’y survivrai sans problème.
— Et… ta main ? reprit le blond en jetant un regard au gant ensanglanté. Ça ne te fait pas trop souffrir ?
Severian attrapa le bout de tissu entre ses dents, sa seconde main crispée sur ses habits. Il tira dessus avant de le laisser tomber. Sa marque était couverte de sang, et dégoulinait sur son poignet et ses doigts, comme si quelqu’un avait taillé dedans au couteau. La créature des ténèbres esquissa un simple sourire tranquille avant de passer sa langue dessus.
— Je ne fais que récolter le fruit de ma désobéissance, déclara-t-il paisiblement, comme s’il annonçait que le ciel était bleu. À mon tour de vous poser les questions, monsieur. Pourquoi n’êtes-vous pas avec vos parents ?
— Quand j’ai vu Jones et les autres arriver, mais pas toi, j’ai eu peur qu’il te soit arrivé quelque chose… C’était stupide, je sais, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. Qu’as-tu découvert là-dessous ?
— Alors vous êtes au courant que ce n’est pas un exercice d’évacuation, soupira le démon en se relevant, rejetant ses cheveux noirs dégoulinant de son visage. Je peux vous assurer une chose, monsieur, cet incident n’en est pas un, car il est d’origine criminelle.
— Tu es perspicace, Severian Hunter, commenta une voix féminine et narquoise dans leur dos.