Chapitre 1 - Cette vie agaçante
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Chapitre 1 - Cette vie agaçante
Deux ans plus tard, novembre 1902, Angleterre.
— Hypérion, il est l’heure de te lever, mon fils.
La voix qui venait de prononcer ces mots avait un timbre grave, mais était douce et paternelle. Elle démontrait une grande tendresse et de l’affection. Mais malgré cela, et peu importe ce que cet homme dirait, Hypérion n’avait pas la moindre intention d’ouvrir les yeux. Pourquoi le voudrait-il, de toute manière ?
Les paupières toujours closes, une main posée sur la couette qui le recouvrait, le garçon ne pouvait qu’écouter pour essayer de savoir ce qu’il se passait dans sa chambre. Le son que faisaient des pas sur un sol recouvert de parquet résonna dans la pièce. Et comme Hypérion s’y attendait, il fut suivi par le bruit d’une personne ouvrant les rideaux. Même les yeux fermés, le jeune garçon devinait que le soleil était déjà levé. Quelques secondes plus tard, il sentait déjà la chaleur des rayons sur le dos de sa main.
Et voilà, maintenant, Hypérion savait qu’il ne pourrait plus se rendormir. Il fit alors ce qu’on attendait de lui et ouvrit lentement les yeux. La première chose qu’il vit fut le plafond haut de sa chambre, en bois sombre. De fines décorations d’argent l’embellissaient magnifiquement bien.
Le garçon se redressa sur les coudes, sa tête semblait peser bien plus lourd sur ses épaules que d’habitude. Quand il parvint enfin à s’asseoir sur le matelas, il commença à s’habituer à la vive lumière qui éclairait sa couette blanche. D’un air absent, il tourna la tête pour regarder autour de lui.
Sa chambre était baignée par les rayons du soleil. Un épais tapis bleu aux motifs argentés trônait au milieu de la pièce. Le parquet était propre et parfaitement ciré. Sur sa gauche, deux grandes fenêtres hautes montaient presque jusqu’au plafond. À côté des vitres, de lourds rideaux sombres étaient retenus par des cordes tressées. Sur la droite de son grand lit, il y avait une petite table de chevet où reposait un chandelier dont les bougies étaient éteintes. Le mur qui lui faisait face laissait voir un manteau de cheminée en marbre somptueux, où quelques décorations et fleurs avaient été installées. Des traces noires dans l’âtre montraient qu’un feu avait été allumé la veille.
Et devant le reste noircit des bûches, il y avait deux fauteuils en cuir brun. L’un d’eux était occupé par un homme.
Il était plutôt grand, une chevelure brune et courte dépassait largement du dossier du confortable siège. Un peu en dessous, on devinait un col de chemise qui était rapidement recouvert par celui d’un costume marron clair.
— Monsieur, si vous voulez bien vous lever…
Hypérion tourna la tête, les yeux mi-clos, encore pris par les vapes du sommeil. Il commença par voir deux jambes vêtues d’un pantalon noir. En levant lentement les yeux vers le haut, il fit une veste en queue-de-pie noire, un gilet gris foncé au-dessus d’une chemise blanche. Une cravate noire était soigneusement nouée autour du col. C’était un homme assez grand et massif, plutôt trapu. Il avait des cheveux sel et poivre minutieusement peignés et ramenés en arrière. Ses yeux sombres étaient posés sur lui. En voyant le petit écusson sous le bord de sa veste, Hypérion pouvait dire qu’il s’agissait de Jones, le majordome de la maison. Il tenait à la main des vêtements.
Tout en lâchant un profond soupir, le garçon s’extirpa d’en dessous de sa couette et s’assit au bord de son lit. Il n’était vêtu que d’une chemise blanche trop longue qui lui arrivait jusqu’à mi-cuisse.
Jones retira les boutons un à un après avoir posé le paquet de linge sur le matelas. Hypérion le regarda faire, blasé par cette routine monotone qu’il vivait depuis des années. Après avoir laissé tomber son habit de nuit sur les draps, l’homme lui mit une chemise à longues manches et referma soigneusement tous les boutons jusqu’au col. Il noua un ruban bleu roi autour de son cou avant de lui enfiler une culotte courte noire. Il termina par un gilet noir, une veste bleu nuit, des chaussettes noires hautes et des chaussures assorties. Avant de se relever, Jones lui tendit un gant noir que l’enfant passa sur sa main droite qu’il avait gardé caché sous son oreiller.
Un mouvement venant du fauteuil attira l’attention d’Hypérion. L’homme aux cheveux bruns s’était levé et tourné vers lui. Il ne faisait pas vraiment ses quarante-cinq ans. Les mains dans son dos, se tenant bien droit, il regardait le garçon avec un sourire chaleureux. Ses yeux noisette laissaient voir toute la tendresse qu’il éprouvait pour lui. Devant lui se trouvait son père, James Prince.
— Bonjour Hypérion, dit-il avec douceur.
— Bonjour, Père, répondit l’intéressé en essayant de ne pas bâiller, se levant.
L’enfant fit trois pas et s’arrêta devant un miroir qui jouxtait sa table de chevet. Dans son reflet, il vit un garçon de treize ans à l’air endormi. Ses cheveux blond platine étaient peignés en arrière, à l’exception de quelques mèches rebelles qui tombaient souplement sur son front. Ses yeux étaient d’une couleur bleu intense, proche d’un saphir.
— Merci, Jones, reprit James à l’adresse du majordome. Un de ces jours, nous discuterons ensemble.
— À quel sujet, monsieur ? demanda l’intéressé en s’inclinant légèrement.
— Je voudrais engager un précepteur pour mon fils. J’espère en trouver un qui acceptera bien de remplir le rôle de valet de chambre en même temps. De cette manière, vous n’auriez plus à l’habiller tous les matins et vous pourriez vaquer à vos occupations tranquillement.
— Je vous remercie, monsieur, répondit Jones en esquissant un sourire furtif. Ce n’est pas que m’occuper de monsieur Hypérion m’ennuie, mais il est vrai que j’ai beaucoup de travail le matin.
— C’est aussi pour cela que je suis venu te chercher, Hypérion, lança James au blond qui tourna simplement la tête. Que dirais-tu d’avoir un domestique exclusivement à ton service ?
— Je dois admettre que c’est plutôt tentant, répondit l’enfant en se tournant totalement vers l’adulte. Ainsi, je ne dérangerai plus ce pauvre Jones.
— Bien, nous en reparlerons une autre fois, soupira le brun avec un doux sourire. Je pense que nous devrions aller rejoindre ta mère en bas.
Le majordome s’avança jusqu’à la porte et l’ouvrit avant de s’écarter pour laisser passer les deux autres. Hypérion sortit en premier, talonné par son père. Ils s’aventurèrent dans le reste du manoir et marchèrent dans les longs couloirs. Les murs étaient généralement jalonnés de lampes à gaz, de petits meubles où étaient exposées des décorations diverses et de peintures à l’huile plutôt coûteuses. Ils descendirent ensuite un grand et somptueux escalier recouvert d’un épais tapis rouge écarlate.
Jones les devança en marchant un peu plus rapidement et ouvrit une porte sur la droite. Elle donnait sur la salle à manger. C’était une très vaste salle aux murs clairs. De grandes fenêtres laissaient voir le parc illuminé par les rayons du soleil. Une table longue couverte d’une nappe d’un blanc immaculé trônait au centre de la pièce, entourée d’une bonne dizaine de chaises vides. Un bouquet de rose blanche décorait le bout de la table. Trois couverts avaient été installés, l’argenterie luisait tant elle était polie.
Hypérion s’asseyait à sa place habituelle, face à la fenêtre, lorsque la porte s’ouvrit dans son dos. Il tourna la tête et vit qui venait d’entrer à son tour. C’était sa mère, Amélia Prince, qui arriva d’un pas royal avant que le majordome ne referme le battant derrière elle. Sa longue chevelure blond platine était soigneusement et magnifiquement bien tressée, retombant souplement jusqu’au milieu de son dos. Ses yeux gris étaient posés sur une feuille de papier qu’elle tenait à la main. Sa peau était laiteuse et parfaite et son visage était doux. Un visage d’une noble. Elle était de taille moyenne, mais fort élégante. Elle était habillée d’une longue robe rouge écarlate qui tombait jusqu’à ses pieds chaussés de talons hauts. Elle portait également un collier en pierres précieuses, un bracelet en argent et une bague surmontée d’un petit diamant.
Une allure de noble, tout ce qu’il y a de plus banal.
— Bonjour ma chère, salua James en déposant un baiser sur sa main. Vous êtes magnifique, ce matin.
— Merci, répondit la jeune femme en lui adressant un sourire radieux, laissant voir ses dents blanches parfaitement alignées. Bonjour, mon chéri, continua-t-elle en se rapprochant de son fils pour laisser un baiser sur son front.
— Bonjour Mère, déclara machinalement Hypérion.
Les deux parents s’installèrent à leurs places respectives : Amélia s’assit en face du garçon et son mari prenait place au bout de la table, non loin d’eux. La blonde posa le papier qu’elle tenait toujours à côté d’elle.
— Un courrier pour vous, Amélia ? demanda James en désignant la feuille d’un signe de tête.
— C’est une lettre de Lady Sutton nous invitant à venir à une réception dans deux mois. Encore une fois, elle s’y prend avec beaucoup d’avance. Cette fête se passera chez elle, avec plusieurs personnes importantes de l’aristocratie.
— En bref, il est totalement impossible de rater cet événement, commenta le brun tandis que Jones servait le petit-déjeuner. Hypérion, tu viendras avec nous.
— Le faut-il absolument, Père ? demanda l’intéressé en relevant la tête pour regarder l’adulte dans les yeux, visiblement découragé par cette perspective.
— Oui, il le faut, répondit James d’un air catégorique, les traits de son visage se crispant en une expression sévère. Lord et Lady Sutton ont une fille qui a deux ans de moins que toi. Il est important de te faire une place dans la société avant même de reprendre la tête de la famille.
— Petit-déjeuner traditionnel, annonça Jones qui avait terminé de remplir les assiettes, mettant fin à la discussion. Des toasts grillés à la marmelade, des œufs au plat et des saucisses grillées accompagnées de baked beans[1].
Hypérion attrapa la hanse de sa tasse de thé en porcelaine et en but une longue gorgée sous le regard insistant de son père. Après quelques secondes, l’adulte baissa les yeux sur son assiette et entama son repas en se désintéressant de son fils. Pendant de longues minutes, on n’entendit plus que le bruit des couverts s’entrechoquant, des toasts se faisant beurrer et des tasses se reposant sur la table. James avait pris le Daily Telegram et commençait à le feuilleter pour regarder les nouvelles. En plissant imperceptiblement les yeux, le blond tentait de déchiffrer les titres qui s’étalaient sur la première page du journal. Mais son père posa la revue sur la table avec un sourire moqueur.
Zut…je n’ai pas eu le temps de voir ce qui était écrit…
— Voyez-vous ça, railla James d’un air ironique, les sourcils légèrement froncés. « Le comte Oscar O’Brien est ravi de vous annoncer ses fiançailles avec la future comtesse Grace Abbott. Le mariage est prévu pour le cinq décembre 1902. ».
— C’est plutôt inattendu, commenta Amélia en posant ses couverts. Ils ne semblaient pas très bien s’entendre durant la dernière saison à Londres.
— Que voulez-vous, ma chère ? répondit James sans se départir de son rictus. Ce n’est que par intérêt pour la dot de Grace Abbott. D’après ce que je sais, son père avait promis beaucoup d’argent à l’homme qu’elle épouserait. O’Brien va définitivement s’imposer grâce à ce mariage.
Hypérion retint un soupir avec difficulté en regardant le bord de son assiette vide. C’était exactement le genre de ragots et de potins qui ne l’intéressaient en aucun cas. Et pourtant, c’était son quotidien de les entendre. S’il voulait lire le journal, ce n’était pas pour apprendre ce qu’il pouvait savoir en écoutant les ragots du village.
— Espérons que tu feras un mariage prometteur, Hypérion, lança le père de famille à l’adresse de son fils. Il faut assurer la descendance de la famille Prince. Et puisque tu en es le seul héritier, il est de ton devoir de le faire.
— Oui, Père, répondit le blond d’une voix mécanique.
Cependant, il ne voyait pas pour quelle raison il devait se soucier de son mariage alors qu’il n’était âgé que de treize ans. Dans toutes les soirées mondaines où il allait avec ses parents, il était tenu de faire danser les jeunes filles de bonne famille tout en se montrant galant et aimable. Ce n’était pas chose facile puisqu’il avait toutes les peines du monde à aligner deux pas de danse sans se tordre la cheville ou écraser le pied de quelqu’un.
James se leva de sa chaise et se dirigea vers la porte que le majordome se précipita d’ouvrir. Juste avant de sortir de la pièce, il se retourna et toisa son fils qui sentait son regard peser sur sa nuque.
— N’oublie pas que tu as une leçon de français avec Madame Davies à onze heures, dit-il d’un ton sec. La dernière fois, tu as fait six fautes de traduction, et c’était six fautes de trop. Tu fais partie de l’aristocratie, nous ne pouvons pas nous permettre de présenter un fils qui ne sait rien.
— Oui, Père, répéta Hypérion en serrant le poing sur le tissu de sa culotte courte.
James sortit et Jones referma derrière lui, laissant un silence pesant s’installer dans la salle à manger. Après une longue minute durant laquelle il sentait le regard insistant de sa mère, le blond se leva à son tour et le majordome lui ouvrit la porte en s’inclinant légèrement. Dès que le panneau de bois fut refermé derrière lui, le garçon lâcha un long et profond soupir en portant sa main gauche à son front.
Je suis fatigué de cette vie lassante et agaçante…
Dans une tentative de se distraire, Hypérion partit en direction de la bibliothèque du manoir. Il monta une volée d’escaliers et traversa un long couloir. Finalement, il arriva devant une imposante porte qu’il poussa à deux mains.
La bibliothèque était, comme la plupart des pièces du manoir des Prince, incroyablement démesurée. Des étagères s’élevaient sur trois ou quatre mètres de hauteur, et longeaient les murs pour faire le tour de la pièce. Il n’y avait qu’un seul endroit où il n’y avait pas de meuble : une petite partie du mur qui s’étendait sur deux mètres était occupée par une imposante cheminée au manteau en marbre poli. Au-dessus, il y avait un des rares portraits de famille qui ornait cette pièce. Au centre, posés sur un épais tapis couleur émeraude, quelques fauteuils et un sofa en cuir avaient été placés en cercle autour d’une table basse. À en juger par les fleurs fraîches qui décorait cette dernière, Hypérion pouvait dire que les domestiques de la maison étaient sans aucun doute déjà passés par là pour ramasser les pétales fanés et remettre un bouquet frais.
Le garçon secoua sa tête, faisant se balancer ses cheveux, avant de s’approcher d’une étagère couverte de livres. Ses yeux bleus se promenèrent sur les divers titres qui s’étalaient, puis s’arrêtèrent sur un livre d’Arthur Conan Doyle. Il prit « Les Mémoires de Sherlock Holmes » et partit s’installer gracieusement sur un des sièges confortablement. Croisant élégamment les jambes, Hypérion souleva la couverture et commença sa lecture. Il avait lu quelques livres de Doyle, et il devait bien avouer que c’était un très bon écrivain dans le monde du policier. Il trouvait son style très intéressant et les enquêtes que son personnage menait, le détective Sherlock Holmes, était plutôt captivant.
C’était le genre de livres que ses parents n’auraient jamais acheté. Pour la simple raison que Doyle démontrait dans ses ouvrages le côté sauvage, dangereux et bestial de certains êtres humains. Et que la violence n’était pas appropriée pour des gens de la bonne société.
Afin de montrer son appartenance à l’aristocratie, il était plutôt conseillé de lire des ouvrages philosophiques ou de grandes œuvres classiques pour accroître sa culture générale. À la rigueur, les livres scientifiques pouvaient encore passer, bien que ce soit plus approprié pour les intellectuels.
Hypérion se plongea durant quelques dizaines de minutes dans une des douze nouvelles du recueil, suivant les aventures du détective avec ce même intérêt qu’il avait depuis des années. Se perdre dans les mystères d’Arthur Conan Doyle lui faisait du bien. C’était dans ces rares moments qu’il avait véritablement l’impression d’avoir les pieds sur terre, d’être rattaché à la réalité. Le sens de l’observation aigu de Holmes et sa manière d’élucider ses affaires à partir de ce qu’il voyait était à la fois impressionnant et le transportait dans une réalité satisfaisante.
Le fait est que le blond rencontrait des difficultés à se tenir au courant des nouvelles du monde extérieur. Il ne pensait pas à ce qui intéressait son père et sa mère, à savoir les mariages des nobles, mais plutôt aux mystères intrigants de l’ombre de l’Angleterre. Toutes les affaires troublantes et étranges lui semblaient bien plus dignes d’attention que les ragots de l’aristocratie. À chaque fois, durant le repas, il essayait discrètement de lire les gros titres du Daily Telegram, afin de voir si un événement retentissant s’était déroulé dans le pays. Mais la tâche était plutôt ardue, ce qui le poussait à devoir trouver un plan de secours pour se tenir informé.
Ne voyant pas le temps passer, Hypérion resta pendant près d’une heure dans la bibliothèque. Plongé dans le combat qui opposait Sherlock Holmes et le professeur Moriarty, le chef du crime londonien, il n’entendit pas l’arrivée de Jones. Le majordome, le voyant absorbé, décida de se racler légèrement la gorge pour attirer son attention. Le jeune garçon se redressa et tourna la tête à toute vitesse. Son visage se détendit imperceptiblement en se rendant compte de l’identité de son visiteur.
— Qu’y a-t-il, Jones ? demanda Hypérion en décroisant les jambes.
Il était en train de lire avec avidité le passage de l’affrontement entre le détective et le génie du crime, près des chutes du Reichenbach.
— Veuillez m’excuser, monsieur, répondit l’intéressé de son habituel ton sérieux et cérémonieux. Votre professeure de français, Madame Davies, vous attend dans votre bureau de travail pour votre leçon.
Le blond fronça légèrement les sourcils en se levant, refermant au passage son livre dans un claquement sec. Il se redressa fièrement, adoptant une attitude plus froide et dédaigneuse que d’habitude. C’était le visage qu’il réservait à Madame Davies lorsqu’elle venait au manoir.
Ce fut avec cette expression qu’il quitta la bibliothèque, accompagné du majordome qui le conduisait sans un mot jusqu’à la pièce prévue à ses cours. Durant tout le trajet, la mâchoire d’Hypérion se serra de plus en plus, à tel point qu’il en eut mal aux dents. Il détestait le français, il détestait les cours, il détestait cette femme ! Pour faire court, s’il avait pu aller à l’autre bout du pays pour lui échapper, il l’aurait fait sans l’ombre d’une hésitation.
Jones ouvrit la porte et s’inclina comme à son habitude. Le garçon eut l’impression qu’on refermait la grille d’une cage quand le claquement du battant se fermant retentit derrière lui.
Et voilà, une heure à passer en compagnie de ce dragon femelle…
L’air toujours maussade, il quitta la moquette des yeux pour regarder Madame Davies. C’était une femme au visage austère et furieux. Ses cheveux gris rattachés en un chignon très serré renforçaient son aura sérieuse. Elle portait encore une robe longue et sombre qui tombait presque sur le sol en suivant les courbes osseuses et peu élégantes de son corps maigre. Deux yeux métalliques se posèrent sur le garçon et l’examinèrent méticuleusement.
— Bonjour, monsieur Hypérion, salua la professeure entre ses lèvres pincées.
— Bonjour, Madame Davies, répondit le concerné d’une voix qui montrait qu’il éprouvait aussi peu d’enthousiasme qu’elle.
— Je vous en prie, commençons la leçon, si vous le voulez bien.
Pendant une fraction de seconde, l’envie de lui hurler au visage qu’il ne le voulait pas du tout remonta dans la gorge du garçon. Comme pour faire passer cette idée aussi stupide que risquée, il avala sa salive avec difficulté. Il se contenta de hocher la tête pour éviter qu’une quelconque phrase désagréable ou insolente ne franchisse ses lèvres.
Le blond s’installa sur sa chaise, de l’autre côté du bureau, la femme en fit de même. Elle ouvrit un tiroir et en sortit quelques papiers, un livre et un porte-plume à réservoir. Cette invention plutôt récente permettait de se séparer de la méthode d’écriture plus ancienne où il fallait tremper sa plume d’oie dans un encrier. Cette nouveauté avait un avantage : elle était moins salissante, car l’encre coulait depuis un réservoir jusqu’au bout du stylo dès qu’on lui donnait une petite secousse.
Après avoir posé le matériel de torture… enfin d’écriture, Madame Davies redressa la tête et joignit ses mains sur le bureau. Pendant quelques secondes, elle regarda son jeune élève avec ses yeux d’aigle furieux avant de désigner la feuille sur le dessus du paquet d’un geste dédaigneux du menton.
— Pour commencer, je voudrais voir si vous avez retenu ce que nous avons appris sur la conjugaison en français. Sur cette feuille, il y a dix verbes à conjuguer à l’indicatif présent, au passé simple, au passé composé, au futur simple et à l’imparfait.
Hypérion prit le papier entre son pouce et son index comme s’il s’agissait d’un insecte particulièrement répugnant avant de la déposer rapidement devant lui. Il observa pendant un court instant les dix verbes avant de jeter un rapide regard noir à Madame Davies. C’était un regard furtif, qui ne dura que quelques fractions de seconde, mais que la femme vit parfaitement bien. Une légère grimace crispa le coin de ses lèvres tandis qu’elle voyait le garçon prendre le porte-plume entre les doigts gantés de sa main droite. Après une petite secousse, Hypérion commença son travail. Il devait réfléchir intensément entre chaque mot pour être sûr de ne pas écrire quelque chose qui pourrait être faux. Les Français avaient bien trop de temps de conjugaison compliqués ! Et chacune des six personnes avait une terminaison différente, ce qui rendait sa tâche encore plus ardue.
C’était plus simple en anglais : ils avaient certes plus de temps, mais bien moins de possibilités de terminaisons. La trentaine de minutes durant laquelle il écrivit ces interminables verbes lui sembla durer une éternité. Sa main commençait à être douloureuse, et il avait l’impression que sa feuille était bien trop petite pour la quantité à écrire.
Finalement, il tendit le papier à la femme qui l’observait toujours. Détachant enfin son regard froid de lui, elle se pencha sur son travail et examina longuement la page. Pendant ce temps, Hypérion massait sa main au travers de son gant pour essayer de détendre ses doigts crispés. Après cinq longues minutes, Madame Davies releva le nez et planta ses yeux gris dans ceux saphir de son élève.
— Il y a trois fautes, Monsieur Hypérion. Pour notre prochain cours, vous essayerez de les trouver et de les corriger.
Essayer ?
Venant de sa bouche, ça signifiait que le garçon avait intérêt à le faire et à ne pas se rater cette fois-là. La leçon se poursuivit sur l’apprentissage de l’impératif, très utile pour donner des ordres. Durant un long quart d’heure, le blond s’échina à tenter de retenir les règles de bases, tout en sachant qu’elles ne lui serviraient que très peu durant les exercices. Enfin, le reste du cours fut consacré à un entraînement oral. Et Hypérion arrêta de compter le nombre de fois qu’il entendit le mot « recommencez ».
Ce fut la bouche sèche et de très mauvaise humeur que le jeune garçon termina sa leçon. Il n’avait plus de salive en bouche et sa gorge était horriblement sèche. Il ne dit rien quand la femme lui donna son travail à faire avant le prochain cours, et se contenta de lui adresser son regard le plus dédaigneux. À midi tapant, le garçon sortit de la salle et prit une grande inspiration pour remplir ses poumons. Il avait l’impression de vivre une délivrance, de sortir d’une prison dans laquelle il était confiné depuis des mois. Ses parents arrivèrent dans le couloir au moment où Madame Davies sortait à son tour.
— Bonjour, ma chère Madame, lança James avec un grand sourire en lui serrant la main. Comment allez-vous ?
— Bonjour, Lord Prince, répondit pompeusement la femme en souriant. Je me porte très bien, je vous remercie.
— J’espère que votre leçon s’est bien déroulée, continua le concerné en jetant un rapide regard vers son fils qui s’était adossé au mur, les bras croisés.
— Monsieur Hypérion s’améliore de jour en jour, assura Madame Davies avec un insupportable ton mielleux. Il n’a fait que trois fautes en conjugaison et sa prononciation devient de plus en plus correcte.
— Merci beaucoup, Madame, intervint Amélia en la gratifiant d’un sourire radieux. Notre fils fait des progrès incroyables en français depuis que vous êtes là.
— Je vous remercie, Lady Prince, répondit la femme en s’inclinant légèrement.
— Bien, si nous y allions, ma chère, reprit James en se tournant vers la blonde. Jones a annoncé le dîner et ce serait dommage de le laisser refroidir. Au revoir, Madame Davies ! salua-t-il.
— Au plaisir de vous revoir la semaine prochaine, Monsieur, lança la concernée en s’éloignant dans le couloir.
Durant toute cette conversation, Hypérion était resté immobile et muet. Il était offensé par le comportement de la professeure de français. Elle venait de dire qu’il s’améliorait, qu’il faisait des progrès, tout ça pour plaire à ses parents. Il trouvait cette hypocrisie répugnante ! Devant lui, Davies était affreuse et le regardait sans cesse comme une immondice sur une chaise. Mais dès qu’elle était en compagnie de Lord et Lady Prince, elle se montrait agréable et bien moins avare de compliments et d’éloges.
La famille partit en direction de la salle à manger, James et Amélia commentaient l’efficacité, la gentillesse et la bienveillance de ce dragon de professeure. Plus ils parlaient et plus leur fils avait envie de vomir. Hypérion en restait bouche bée : ses parents ne voyaient donc rien ? Étaient-ils aveugles à ce point ? Après tout, ce n’était pas la première fois.
Durant tout le repas, les deux adultes discutèrent du mariage d’Oscar O’Brien, puis James commença à détailler les affaires de sa société d’import-export. En effet, c’était en grande partie grâce à cette entreprise que la famille Prince pouvait mener ce train de vie si aisé, mais aussi si terne et monotone. La société faisait passer beaucoup de marchandises de diverses sortes à travers le monde. Que ce soit en Asie, en Europe, en Afrique ou en Amérique, la compagnie était étendue et ses affaires florissantes. Et c’était James Prince qui dirigeait tout d’une main de fer !
N’ayant pas l’impression d’être à sa place, Hypérion écouta la discussion peu intéressante d’une seule oreille. Il pensait en réalité à Sherlock Holmes. Même s’il savait que c’était un personnage fictif, créé par un auteur de talent, il l’enviait. Dans le récit de ses aventures, ce héros donnait l’impression d’être libre, de pouvoir faire ce qu’il voulait au moment où il l’avait rêvé. Suivre ses enquêtes le faisait rêver. Hypérion aimerait tant avoir cette liberté, cette absence de contraintes. Parce qu’il voulait faire autre chose que de subir sa vie morne et ennuyeuse. Il n’avait pas dans l’intention de continuer à écouter ses parents discuter de mariages ou des affaires de la société, ni même de se faire postillonner dessus par ce dragon de Madame Davies.
À la fin du repas, Hypérion repartit dans la bibliothèque. Il avait envie d’échapper à ses pensées, aux adultes… Il reprit « Les Mémoires de Sherlock Holmes » et reprit sa lecture à l’endroit où il l’avait arrêtée. Le garçon se sentait transporter dans ces aventures et ces mystères. Pour lui, ce livre était bien plus qu’un recueil de nouvelles, c’était un véritable voyage. Un voyage dans un monde si éloigné du sien qu’il avait l’impression qu’il était inaccessible.
Et Hypérion savait. Il savait qu’il y a avait des affaires qui devaient être résolues en Angleterre. Il savait que dans certains cas, la police avait baissé les bras. Mais malheureusement, il n’y avait pas tout le temps un détective comme Sherlock Holmes pour rattraper le coup et élucider les crimes les plus complexes.
Le temps passa à une vitesse si grande que le blond ne se rendit compte de l’heure que lorsque son père et sa mère entrèrent dans la bibliothèque. Ils arrivèrent en parlant fort et haut, sortant leur fils de sa rêverie. Il s’interrompit dans sa lecture de la nouvelle « Le Tordu » pour relever la tête.
— Hypérion, lança le père de famille d’une voix à la fois puissante et joyeuse. C’est l’heure du goûter ! Jones a servi le thé dans le salon.
Le garçon ne répondit pas, regarda ses parents quelques secondes avant de baisser les yeux. Il avait à présent une attitude plus inoffensive, plus frêle et faible. Le visage alors rieur d’Amélia changea légèrement pour laisser place à une expression inquiète.
— Est-ce que tout va bien, mon chéri ? demanda-t-elle, avec douceur et anxiété nuançant sa voix.
— Non, admit le blond d’une petite voix. À vrai dire, mère, j’ai une terrible migraine.
— Veux-tu que j’appelle un médecin ? interrogea James qui ne voyait pas vraiment d’autre solution.
— Non, répondit Hypérion en posant une main sur son front. Je voudrais simplement aller m’allonger en attendant que ça passe.
— Bien sûr, vas-y, mon chéri, confirma sa mère avec précipitation. Est-ce que tu veux que Jones t’accompagne ?
— Ce n’est pas nécessaire, assura le garçon en secouant légèrement la tête avant de grimacer. Inutile de vous déranger, je vais juste me coucher.
Tout en gardant le livre de Doyle plaqué contre sa cuisse d’une main et se tenant la tête de l’autre, Hypérion sortit silencieusement. Il referma la porte de la bibliothèque et prit la direction de sa chambre. Il traversa les couloirs, pensif et muet, fixant un point invisible devant lui qui semblait se déplacer à la même vitesse que lui. Ce ne fut qu’une fois la porte de sa chambre fermée que ses lèvres remuèrent à nouveau. Il s’adossa au mur et se détendit en soupirant profondément, la tête en arrière et les yeux fermés. Lorsqu’il rouvrit les paupières, il regarda son plafond quelques secondes, puis un petit sourire se dessina lentement au coin de ses lèvres.
Hypérion se décolla ensuite du mur et fit quelques pas avant de se laisser tomber sur son lit. Il roula sur le dos et passa ses mains derrière sa tête, laissant tomber le livre sur son oreiller. Le garçon éprouvait un tout petit remord pour avoir menti à ses parents. Mais il avait vraiment besoin de solitude et de calme. Il put reprendre sa lecture tranquillement.
Pendant de longues heures, il continua de rêver, de penser à ces voyages dont il ne pourrait jamais faire partie. Sans ressentir la moindre sensation de faim, le blond resta dans sa chambre le reste de la journée. Il refusa le repas que Jones lui amena dans sa chambre et lui demanda simplement de lui faire couler un bain.
Hypérion se leva enfin de son lit lorsque le majordome lui annonça que son bain était prêt. Il le remercia sans grande conviction et lui dit qu’il pouvait retourner à son travail. Le garçon s’étira longuement avant de légèrement secouer la tête. Malgré tout, il ne pouvait nier que de rester toute la journée dans son lit, ce n’était pas vraiment pour lui. Il partit dans sa salle de bain, une pièce spacieuse et lumineuse. Un meuble en bois trônait contre le mur en face de lui. Juste au-dessus, il y avait un grand miroir au bord élégamment sculpté. Le sol était recouvert d’un carrelage blanc et immaculé. Enfin, dans un coin de la pièce, il y avait une grande baignoire, bien plus grande que nécessaire pour un adolescent de treize ans. Elle était à moitié pleine d’une eau claire et limpide d’où s’élevaient de légères volutes de vapeur. Un peu de mousse flottait à la surface, diffusant un agréable parfum de fleurs sauvages.
Hypérion retira lentement ses vêtements qu’il laissa tomber sur le sol. Ses pieds nus entrèrent en contact avec le sol glacé et un frisson parcourut son dos. Ses yeux dévièrent vers sa main droite qui était toujours gantée. Il soupira et attrapa le bout de tissu avant de le retirer d’un geste vif. Sans plus jeter un regard à sa main, il s’avança vers la baignoire. Il glissa un pied dans l’eau chaude pour tâter la température. Évidemment, c’était la chaleur idéale : Jones était très soigneux dans son travail, et ça se vérifiait à n’importe quel moment de la journée.
Hypérion se laissa glisser contre la paroi et soupira d’aise. Il s’autorisa à fermer les yeux quelques instants pour savourer la sensation. L’eau chaude caressant doucement sa peau avait un don pour le détendre. Il se perdit dans ses pensées tandis que ses doigts frottaient lentement son bras. Se perdre plusieurs heures dans les aventures de Sherlock Holmes lui avaient permis de se détacher de sa vie pendant quelque temps. Mais en sortant de cette agréable sensation de voyage, il venait de retomber brutalement les deux pieds sur terre. Et le résultat de cette évasion à la réalité était peu brillant : à part de la conjugaison, il n’avait rien fait d’utile dans la journée.
Hypérion se frotta, comme s’il essayait de faire partir ses doutes et ses pensées en même temps que la crasse. Après un long quart d’heure durant lequel le garçon rêvassait, il se rendit compte que l’eau de son bain était devenue plus froide qu’avant. Il se redressa lentement et sentit les gouttes dégouliner le long de son corps. Ses cheveux blonds trempés gouttaient devant ses yeux. Il sortit de la baignoire et attrapa sa serviette que le majordome avait déposée sur la commode. Il commença par sécher ses mèches humides qui se collaient à son front. Le garçon frotta sa tête avec énergie avant de passer la serviette autour de lui.
Hypérion se planta devant son miroir et regarda son reflet longuement. Derrière la buée qui le recouvrait, son visage lui semblait pensif, à la limite d’être lugubre. Ses yeux bleus étaient loin de briller de joie de vivre, d’excitation. Ils étaient simplement profonds, et il avait l’impression de lire sa propre souffrance au fond de ses iris. Malgré son jeune âge, ses traits démontraient une certaine maturité. Il avait l’impression d’être dans un tout autre monde que ses parents. James et Amélia avaient sans cesse l’air joyeux, satisfait, comme si les problèmes du monde extérieur à leur manoir ne pouvaient pas les toucher. À l’inverse, leur fils se souciait bien plus de ce qui se passait dans le reste du pays.
— Voulez-vous vous changer maintenant, monsieur ?
Hypérion leva les yeux pour regarder dans le miroir qui venait d’entrer dans la salle de bain. Sur la surface réfléchissante couverte de buée, il vit l’image brumeuse de Jones. Après quelques secondes, le blond hocha la tête. Le majordome s’approcha de lui et acheva de le sécher sans dire un mot. Tout aussi silencieux, le garçon le regarda faire.
Ensuite, le domestique s’absenta durant une petite minute pour aller chercher son vêtement de nuit. Il revint avec la longue chemise blanche qu’il passa sur le dos d’Hypérion avant de repasser devant pour refermer tous les boutons.
— Comptez-vous aller vous coucher tout de suite, monsieur ? interrogea le majordome en le suivant hors de la salle de bain.
— Je vais lire encore quelques minutes avant d’aller dormir, répondit le blond en s’asseyant au bord de son lit en posant sa main gauche sur la couverture de son livre.
— Très bien, monsieur. Dans ce cas, je vais ranger vos affaires.
Jones repartit dans la salle de bain pour y remettre un peu d’ordre. Mais contrairement à ce qu’il avait dit, Hypérion n’ouvrit même pas l’ouvrage, puisqu’il l’avait terminé une demi-heure plus tôt. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et regarda par la fenêtre. Le soleil s’était couché depuis quelques minutes, diffusant une faible lueur jaunâtre à l’horizon. Quelques feuilles mortes de l’automne passèrent devant la vitre, donnant l’impression qu’elles étaient faites d’or.
Le majordome revint dans la pièce et constata que son jeune maître cachait un long bâillement derrière sa main.
— Je vais me coucher, annonça Hypérion en se frottant un œil.
Il s’allongea sur le matelas et Jones remonta sa couette sur lui. Le domestique se redressa et partit fermer les lourds rideaux, masquant le mouvement des feuilles. Puis il souffla les bougies allumées sur un chandelier, laissant place à l’obscurité dans la chambre à coucher.
— Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur, murmura le majordome en s’inclinant avant de sortir.
Dès que la porte fut refermée, le blond rejeta sa couette à ses pieds et se leva en essayant de faire le moins de bruit possible. À pas silencieux, il s’approcha d’une des fenêtres dont il tira le rideau pour laisser la lune éclairer sa chambre de ses rayons argentés. Puis il ouvrit la fenêtre et huma l’odeur de la nuit. Elle avait un parfum doux, apaisant, sans que l’air soit étouffant. La légère fraîcheur était plutôt agréable.
Le regard d’Hypérion se perdit au loin. Une brise automnale et tiède lui caressa le visage et souleva délicatement ses mèches de cheveux. Les branches des arbres s’agitèrent et quelques feuilles dorées tombèrent lentement. Le garçon prit une grande inspiration, puis murmura une phrase. Sa voix était si faible que ses mots semblaient s’envoler avec les feuilles de chêne pour partir au loin.
Hypérion laissa sa tête basculer en avant. Il resta immobile quelques minutes, les yeux fermés. Cependant, un bruit autre que le chant du vent lui parvint aux oreilles. Un oiseau s’envola d’un arbre du bois qui entourait le manoir, comme si quelque chose lui avait fait peur. Le blond esquissa un léger sourire avant de relever la tête. Ses yeux bleus se posèrent sur la pelouse qui s’étendait en bas de sa fenêtre. Quelques branches feuillues obstruaient légèrement sa vue, créant quelques zones d’ombres au pied du grand chêne. Cependant, il lui semblait que quelque chose brillait dans le noir. En plissant légèrement les yeux pour essayer de le distinguer, le garçon se pencha légèrement par sa fenêtre. À présent, il remarqua que ce qu’il pensait être des lucioles était des yeux.
Deux yeux rouges luisaient dans l’obscurité. Ce n’étaient sûrement pas les yeux d’un chat, car Hypérion ne connaissait aucun chat qui avait cette couleur d’yeux. Encore moins un chat qui avait une silhouette humaine.
Loin d’être effrayé par ces deux points rouges dans la nuit noire, le blond se recula simplement en se redressant, sans pour autant abandonner son petit sourire. Il entendit le grincement d’une branche, le bruissement de feuilles mortes tombant sur le sol et le léger son du vent.
Soudainement, une ombre passa à toute vitesse devant la fenêtre dans un souffle de vent. Et une demi-seconde plus tard, un homme se tenait assis sur le rebord de sa fenêtre ouverte, dos au vide.
[1] Baked beans : haricots blancs à la sauce tomate