Chapitre 5 - Tu es déjà échec et mat
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Chapitre 5 - Tu es déjà échec et mat
— Monsieur Hypérion, vous êtes attendu dans le grand salon.
Ce fut la première phrase qu’Hypérion entendit le surlendemain matin. Une nouvelle fois, sa routine morne et terne débutait par l’arrivée de Jones dans sa chambre. Mais ce matin-là, le majordome était un peu plus étrange que d’habitude.
Il commença par ouvrir les rideaux, pour laisser la vue sur un ciel bleu azur parsemé de nuages blancs tirant sur le gris. Les rayons du soleil qui n’étaient pas cachés traversèrent les grandes vitres pour éclairer la chambre. Jusque-là, c’était un début de journée plutôt normal.
L’adolescent se redressa dans son lit pour s’asseoir, pris de son état de léthargie qui le prenait à chaque fois qu’il ouvrait les yeux le matin. Il sentait cet habituel poids qui pesait sur ses épaules, et cette lourdeur dans ses paupières lui donnait envie de se laisser basculer en arrière pour retomber sur son oreiller douillet. Cependant, en relevant légèrement la tête, le blond comprit enfin ce qui lui paraissait inhabituel.
Le visage de Jones était un peu différent. Hypérion se frotta vigoureusement les yeux, les massant légèrement avec le bout de ses doigts, comme pour se convaincre qu’il n’était pas en train de rêver. Mais lorsque son regard se déposa à nouveau sur le domestique, il crut un bref instant que sa mâchoire allait se décrocher et tomber sur sa couette.
Le majordome souriait. Un tout petit sourire, presque imperceptible, mais bien présent, était au coin de ses lèvres. Le garçon s’en retrouva paralysé. C’était bien la toute première fois de sa vie entière qu’il voyait Jones montrer une émotion humaine. Même Severian savait donner l’impression d’être un minimum sensible, au moins suffisamment pour faire croire qu’il était comme tout le monde. À l’inverse, Jones qui était un simple humain montrait pourtant bien moins ses émotions. Il se concentrait toujours sur son travail sur lequel il était sérieux et appliqué, à la limite d’être même perfectionniste. Jusque-là, Hypérion était persuadé qu’il était trop concentré pour penser à montrer ce qu’il ressentait.
Et le voir sourire était un moment inattendu auquel le blond n’était pas tout à fait prêt.
Pourtant, le domestique continua son travail comme si rien n’avait changé. Il apporta la tenue pour son jeune maître avant de tirer doucement la couette blanche pour permettre au garçon de s’asseoir au bord de son lit.
Son sourire était d’autant plus incompréhensible que les deux jours précédents avaient été un enfer pour Jones. Après la première journée de rébellion d’Hypérion, le lendemain avait été tout aussi éprouvant. Le blond s’était montré vraiment insupportable, critiquant tout ce qui pouvait l’être, ses bonnes manières se détériorant davantage.
— Pourquoi tant de précipitation dès le réveil ? interrogea Hypérion d’une voix lente, autant parce qu’il n’était pas bien réveillé que parce qu’il avait toujours un peu de mal à se remettre de sa surprise.
— Je vous prie de m’excuser, monsieur, répondit posément Jones en commençant à l’habiller avec son calme naturel. Mais votre nouveau précepteur est arrivé ce matin. C’est peut-être la dernière fois que je m’occuperai de vous.
Un nouveau précepteur ? Severian aurait-il été aussi rapide ?
Cette question resta dans la tête d’Hypérion pendant une bonne minute. Le coton qui entourait son cerveau n’aidait pas à la réflexion. Elle était plus importante qu’il n’y paraissait : en fonction de l’identité de ce précepteur, il devait totalement modifier son attitude. Son serviteur était rapide, indéniablement. Sa condition spéciale lui permettait des exploits que le commun des mortels ne pouvait pas réaliser, comme de passer plusieurs jours sans dormir, bien que le repos lui était tout de même nécessaire pour une plus grande efficacité.
Pourtant, quelque chose ne cessait de dire au blond que ce n’était pas possible.
Non, je ne pense pas que ce soit lui.
Premièrement, Severian lui avait annoncé, le soir où ils avaient décidé de le transformer en précepteur, qu’acquérir toutes les connaissances qui lui manquaient prendrait entre une semaine et dix jours. Or, cela ne faisait que trois jours qu’il avait commencé à travailler, et Hypérion l’avait déjà interrompu deux fois. De plus, son visiteur nocturne n’était pas du genre à lui mentir, ni même cachottier, en y réfléchissant bien. Ce qui signifiait que forcément, il l’aurait prévenu en amont de sa venue. Et puisqu’ils s’étaient retrouvés rapidement la veille, et que le noiraud ne lui avait rien dit sur le sujet, ce n’était probablement pas lui qui était là.
À cette pensée, la mâchoire d’Hypérion se crispa et ses dents se serrèrent au point qu’il crut les entendre grincer. Pendant ce temps, Jones, qui n’avait rien remarqué d’étrange, continuait de l’habiller, terminant par lui peigner soigneusement les cheveux.
C’est embarrassant ! Je n’avais pas prévu que mes parents craqueraient aussi tôt. J’y ai peut-être été un peu fort avec eux. Et surtout, je ne pensais pas qu’ils trouveraient quelqu’un aussi vite.
Maintenant, le blond se retrouvait avec un nouveau problème sur les bras : la présence du précepteur qui occupait la place que convoitait Severian. Dans un certain sens, cette situation était plutôt logique. Si l’adolescent avait réussi à faire craquer ses parents, ceux-ci avaient sans doute appelé quelqu’un en urgence. D’autant plus que ce poste était plutôt alléchant, ou pour être exact, le salaire qui était derrière. Pour remplir les fonctions de valet en plus de celle de précepteur, James avait sans doute promis une belle somme pour ce travail.
Il faut que je règle ce problème seul. De toute façon, Severian ne pourrait pas y changer grand-chose, et il ne faut pas qu’il prenne encore plus de retard sur son travail.
La solution la plus évidente était toute trouvée et était même déjà gravée dans l’esprit d’Hypérion. Sa stratégie restait inchangée, peu importe l’obstacle qui se dressait devant lui. Il ne pouvait utiliser que les armes en sa possession.
Son mauvais caractère et son talent de manipulateur étaient ses atouts dans cette lutte.
Il allait faire craquer ce précepteur par tous les moyens possible. Il ne pensait pas devoir user de son don de comédien aussi tôt, et surtout pour cette raison. Cependant, il avait élaboré un plan avec son serviteur, et il était hors de question de laisser un homme inconnu tout saboter.
Hypérion se leva de son lit sans dire un mot avant de se diriger d’un pas décidé vers la porte de sa chambre. Semblant encore se souvenir des jours précédents, Jones hésita à le dépasser pour ouvrir la porte. Le visage aristocratique du blond se crispa en une expression dédaigneuse. Son regard perçant était clair sur sa pensée : ne t’avise pas de toucher la poignée de cette maudite porte !
L’adolescent sortit dans le couloir, marchant fièrement. Il entendit le majordome refermer sa chambre derrière lui avant de le suivre à pas raides et mécaniques, bien que raides. Il sentait l’aura d’impatience qui émanait de l’homme derrière lui. Visiblement, il avait réussi à le mettre de mauvaise humeur simplement en le regardant.
Mon pauvre Jones ! Tu es soulagé parce que tu penses que c’était la dernière fois que tu devais t’occuper de moi ! Mais ne crie pas victoire trop tôt. Dès que j’aurai réglé son compte à ce gêneur, tu seras obligé de reprendre ton travail supplémentaire. Et cela durera jusqu’à ce que j’aie ce que je veux.
Tout en jubilant intérieurement, Hypérion descendit les marches de l’escalier principal. Il dut se concentrer pour ne pas laisser apparaître de sourire moqueur sur son visage. Il fallait mettre ce précepteur en garde dès les premières secondes : il ne serait pas le genre d’enfant sage qu’on rencontrait habituellement dans les familles nobles.
Reprenant un visage figé, il posa sa main sur la poignée de la porte du grand salon et la tourna brusquement avant de la pousser. Le soleil éclairait bien la pièce, la baignant d’une douce lumière blanchâtre. Immédiatement, le garçon constata qu’il y avait trois personnes assises autour de la table basse. Premièrement, il y avait James et Amélia, tous deux confortablement installé sur un sofa aux coussins moelleux. Bien qu’ils aient l’air détendus et joviaux comme ils l’étaient normalement, l’adolescent savait que ce n’était qu’une façade derrière laquelle ils cachaient leur inquiétude au sujet du comportement de leur fils.
Ensuite, face à eux, il y avait ce voleur de poste !
C’était un homme de taille moyenne, avec une stature plutôt imposante. Il portait un élégant costume bleu foncé assorti à une cravate grise soigneusement nouée. Ses chaussures noires étaient vernies, les rendant brillantes. On devinait facilement sa musculature importante sous ses vêtements. Son visage avait un teint frais et sa mâchoire était carrée. Il avait un nez crochu, son front montrait quelques rides. Mais bien qu’il ait l’air d’avoir plus d’une quarantaine d’années, ses yeux gris avaient quelque chose de chaleureux. Ses cheveux châtain clair étaient plaqués sur sa tête.
Mais malgré l’aura de bienveillance qui entourait ce type, Hypérion ne pouvait pas s’empêcher de le détester instantanément. Pourtant, il n’avait rien fait de mal, mis à part le fait qu’il occupait maintenant la place que l’adolescent réservait à son serviteur. Il fallait qu’il parte le plus rapidement possible !
— Bonjour, Hypérion, lança James en se forçant à un ton joyeux et paternel.
— Bonjour, mon chéri, salua doucement Amélia en lui adressant un sourire radieux.
— Bonjour, répondit simplement l’intéressé sans témoigner de la moindre émotion dans sa voix, comme s’il était indifférent à l’égard de ses parents.
C’était en partie vrai. En ce moment même, l’attention du blond était entièrement focalisée sur l’inconnu. Il devait absolument annoncer la couleur avant même de lui adresser le moindre mot. Son expression faciale et son regard devaient être suffisants pour lui faire comprendre qu’accepter cet emploi allait transformer sa vie en cauchemar.
— Hypérion, je te présente Monsieur Arthur Parker, reprit le père de famille qui sentait que le comportement de son fils ne s’était absolument pas adouci au cours de la nuit. Il sera ton précepteur et ton valet de chambre à partir d’aujourd’hui.
L’adolescent jeta un rapide regard sur James et vit dans son regard qu’il craignait sa réaction. Il pensait jusque-là qu’il inspirait simplement de la colère à ses proches, mais maintenant, ils avaient peur de la façon dont il pourrait se comporter.
Ses yeux bleus revinrent ensuite sur le nouveau domestique. Mais plutôt que de le fixer dans le blanc des yeux, il commença par regarder ses chaussures. Ce comportement pouvait paraître étrange au premier abord, mais en réalité, il était surtout très dérangeant pour la personne qui se faisait observer.
Lentement, son regard remonta le long de ses jambes, puis de son torse, pour suivre le cou à moitié caché par le col de sa chemise avant d’arriver finalement à son visage. Hypérion du se retenir de sourire de toutes ses dents en voyant l’air légèrement mal à l’aise de Parker. Il avait appris cette technique auprès de Severian. Le fait d’analyser quelqu’un en commençant par les pieds était un excellent moyen de leur retirer une part de leur assurance. La raison à ce comportement était simple : se faire scruter de cette manière indiquait clairement que la personne qui le faisait vous témoignait de tout son mépris.
Comme quoi, les créatures des ténèbres s’y connaissent plutôt bien en psychologie humaine.
Le précepteur se leva et s’approcha de celui qui serait désormais son jeune maître. L’adolescent devait admettre qu’il était plutôt impressionnant, du fait de sa carrure large. Cependant, il resta neutre, s’assurant qu’il ne laissait filtrer aucune émotion. Parker fit comme si rien ne s’était passé qu’il n’avait pas reçu la manifestation de mépris la plus évidente, et tendit la main au blond.
— Je suis ravi de faire votre connaissance, Monsieur Hypérion.
Le concerné regarda sa main large aux doigts épais comme s’il s’agissait d’un gros insecte particulièrement repoussant. Cependant, il glissa sa paume fine dans la sienne et la serra brièvement avant de le lâcher brusquement.
— Moi de même, répondit-il sans la moindre once de sincérité dans sa voix.
— Nous sommes enchantés de votre venue, intervint Amélia qui espérait remettre une ambiance plus paisible dans le grand salon. Nous espérons de tout cœur que votre présence et votre savoir pourront inculquer à notre fils les connaissances et les valeurs morales qui lui sont nécessaires.
Le garçon roula des yeux en soupirant légèrement, un geste qui n’échappa à personne, que ce soit le majordome, ses parents ou l’homme aux cheveux châtains. Cette fois-ci, ce n’était pas de la comédie, Hypérion venait simplement de réagir naturellement. Lui apprendre les valeurs morales nécessaires ?
Si vous saviez, Mère, à quel point la morale et moi sommes ennemis. J’ai perdu mon sens du bien et du mal, et avec cela, celui de la morale.
Le blond avait enterré les valeurs auxquelles il croyait auparavant depuis déjà des années. Depuis qu’il connaissait Severian, il avait en réalité côtoyé un être dépourvu de tout sens éthique. Cette présence qui planait derrière lui, comme une ombre menaçante qui ne cessait de grandir en dangerosité. Cette créature des ténèbres avait déteint sur lui pour lui transmettre ses mauvaises habitudes.
À partir du moment où j’ordonne de tuer et que je suis fier du résultat, de me dire que j’ai contribué à l’assassinat de quelqu’un, j’estime avoir perdu la mentalité que j’avais à l’époque.
— Comme je vous le disais, Monsieur Parker, reprit James en affichant un sourire forcé, bien que convaincant, je vous propose de visiter les lieux et de vous installer dans votre chambre durant la matinée. Vous pourrez commencer à travailler cette après-midi.
— Cela me convient parfaitement, approuva Arthur d’un ton chaleureux.
— Jones, pourriez-vous lui montrer le manoir ? interrogea le brun en se tournant vers le majordome. Montrez-lui l’endroit où il dormira, les appartements de mon fils et expliquez-lui ce qu’il doit savoir.
— Très bien, my Lord, répondit le domestique en s’inclinant. Je vous en prie, Monsieur Parker, suivez-moi.
Les deux hommes quittèrent le grand salon en refermant doucement la porte derrière eux. Après quelques secondes, l’adolescent entendit le bruit étouffé des pas sur le tapis de l’escalier, et deux voix s’élevèrent pour disparaître à l’étage supérieur. Hypérion, qui regardait le panneau de bois fermé depuis leur départ, tourna la tête vers ses parents.
Il fut surpris par le regard dur et sévère de son père, ainsi que l’air grave de sa mère. Mais loin de se laisser déstabiliser, il garda tout son calme et haussa simplement un sourcil interrogateur.
— Je te préviens dès maintenant, siffla James en s’approchant de lui en quelques enjambées. Il est absolument hors de question que tu continues de te comporter de cette manière ! J’espère que ce précepteur saura se montrer assez ferme pour te remettre sur le droit chemin.
— Nous verrons bien, rétorqua le blond en plissant légèrement les yeux d’un air mauvais, sa voix assombrie par la provocation.
— Mais que t’arrive-t-il, à la fin ? s’exclama le brun en laissant ses bras retomber le long de son corps, l’air à la fois furieux et désespéré. Que veux-tu ?
Ce que je veux ? Severian. Et vous vous étonnez encore que je me montre insupportable alors que vous venez de donner la place que je le réservais à un autre ?
— C’est une excellente question, susurra Hypérion en croisant les bras sur son torse, un sourire moqueur étirant ses lèvres. À présent, j’espère que vous m’excuserez, mais je n’ai pas encore mangé et mon estomac commence à crier famine.
Avant même que l’un des deux adultes n’ait pu l’arrêter, le garçon fit volte-face et s’éloigna d’un pas gracieux, l’attitude fière et provocatrice.
Durant toute la matinée, l’adolescent bénéficia d’une paix royale. Jones, qui était occupé avec Parker, n’avait pas trouvé le temps de le surveiller. Le majordome avait fait faire le tour du domaine au nouveau précepteur. Il lui avait expliqué longuement la routine de son jeune maître, et donc la sienne.
Premièrement, il devait se lever assez tôt et prendre connaissance auprès de son supérieur, qui était Jones lui-même, quel était l’emploi du temps du blond. En fonction des activités prévues, il devait choisir la tenue la plus adaptée. Parfois, il était même nécessaire de lui préparer un second ensemble de vêtements s’il y avait un événement important. Ensuite, c’était à lui d’aller le réveiller et d’ouvrir les rideaux dans sa chambre. Étant donné que le fils de la famille n’était pas très frais le matin, il valait mieux l’éveiller en douceur. Puis, il fallait l’habiller et le coiffer avant de l’amener jusqu’à la salle à manger.
Pendant le repas, le précepteur devait rester près de la porte en attendant que son jeune maître finisse de manger. Vers dix heures du matin, il était l’heure de le faire travailler. Il fallait s’arrêter pour l’heure du repas, où les consignes étaient les mêmes que celles pour le petit-déjeuner.
Ensuite, Parker devrait laisser l’adolescent se reposer une petite demi-heure avant de continuer ses apprentissages pendant deux ou trois heures. Après les leçons de la journée, Hypérion devait sortir pour prendre l’air dans le parc, mais sous la surveillance de son précepteur de peur qu’il ne fasse une bêtise. Enfin, le reste de la journée, Arthur pourrait vaquer à ses occupations tandis que le blond se distrairait par ses propres moyens, généralement avec de la lecture.
Ce qu’Arthur Parker ne savait pas en acceptant ce poste, c’était qu’il ne devrait pas s’occuper du petit garçon sage et jovial dont il avait entendu parler. Non, en face de lui, c’était un diablotin cruel et égoïste qui ferait tout ce qui était en son pouvoir pour le faire abandonner.
Et ce combat n’aurait lieu que pour une seule raison : il n’était pas Severian Hunter.
Le nouveau précepteur avait passé la matinée à écouter les multiples instructions et conseils de Jones. Ce dernier lui avait expliqué la position d’Hypérion Prince et un peu de son caractère. Et le majordome avait longuement insisté sur un point très important.
— Quoiqu’il arrive, Monsieur Parker, n’ôtez jamais le gant de Monsieur Hypérion. Jamais, est-ce compris ? Un tel écart pourrait conduire à votre licenciement.
L’homme aux cheveux châtains avait bien entendu remarqué que l’adolescent portait un gant à la main droite. Cependant, il avait le sentiment que même son nouveau supérieur hiérarchique n’avait pas envie d’en discuter. La menace de perdre son poste ne faisait que confirmer ce qu’il pensait : sous ce tissu, il y avait un grand mystère. Sa curiosité ne faisait que grandir au fil des minutes qu’il passait sous le toit de ce manoir, mais il se forçait à la faire taire.
Si Arthur avait su qu’en posant un pied dans cette demeure, il entrait en Enfer, il se serait sûrement abstenu. Son calvaire commença dès le deuxième jour.
La veille au soir, son jeune maître s’était tenu calme et silencieux. Étant donné que le précepteur découvrait la routine de sa journée, le blond n’avait pas travaillé de la journée. Le domestique avait préparé ses leçons du lendemain tandis que le garçon lisait paisiblement dans la bibliothèque. À l’heure du coucher, Hypérion ne lui avait pas adressé un mot. Il avait simplement regardé fixement un point invisible par-dessus l’épaule de Parker. Celui-ci ne pouvait pas s’empêcher de le trouver très froid pour un gamin de treize ans. Il dégageait quelque chose de glacial, comme s’il refusait tout contact proche.
Pourtant, ce n’était qu’une mise en bouche avant que l’adolescent ne déploie tout son potentiel de ruse.
Vers huit heures moins le quart, Arthur monta les escaliers de service pour rejoindre la chambre d’Hypérion. Il avait déjà préparé ses vêtements en fonction de l’horaire de ce dernier. Puisqu’il n’y avait aucun événement important au programme, il avait choisi une tenue simple de couleur vert émeraude. Par précaution, Jones était venu vérifier son choix, et il avait juste hoché la tête en signe d’approbation.
L’homme aux cheveux châtains était entré furtivement dans la chambre à coucher, préférant ne pas faire trop de bruit de peur de réveiller en sursaut le garçon. Heureusement, ce dernier semblait toujours dormir à poings fermés, dissimulé sous sa couette. Il ouvrit doucement les rideaux, laissant voir un ciel plus couvert que la veille, aux nuages gris clair.
— Monsieur, il est l’heure de vous réveiller, lança doucement Arthur en se tournant vers le lit.
Ce fut un marmonnement mécontent qui lui répondit. Il vit la boule sous la couette remuer légèrement, avant qu’un bras frêle n’en sorte. La main se posa sur la table de chevet et se promena de gauche à droite, cherchant quelque chose à tâtons. Finalement, ses doigts minces se refermèrent sur le gant noir avant qu’il ne glisse dans le lit à nouveau.
Après quelques secondes, l’adolescent se releva, et son duvet glissa de sa tête pour retomber sur ses jambes. Comme à son habitude, Hypérion n’était pas bien réveillé. Ses yeux se fermaient tout seuls ; il était resté éveillé jusque tard dans la soirée pour lire le journal que Severian avait caché sous son lit.
Vivement que je n’aie plus à faire ça ! Contrairement à cette satanée créature des ténèbres, je ne vois pas dans le noir, moi !
Il passa une main lasse dans ses cheveux. Ses mèches blondes étaient en Bataille et un peu emmêlées. Ses yeux dérivèrent vers son autre main. Il l’avait récupéré son gant pour éviter de laisser son nouveau précepteur voir la marque inscrite dessus. C’était bien simple, personne, mis à part son visiteur nocturne, n’était au courant de l’existence de cette inscription, et il entendait bien que cela reste ainsi.
— Avez-vous bien dormi ? interrogea Parker d’une voix calme et agréable en déposant ses vêtements sur le lit.
— Non, grommela Hypérion d’un air maussade en fronçant les sourcils, ne s’embarrassant pas d’explication. C’est cette vieille chose que je dois porter aujourd’hui ? Vous ne vouliez pas me faire une tenue avec les rideaux qui datent d’y a un siècle, tant qu’on y est ?
Les yeux gris du domestique s’arrondirent sous la surprise pour fixer le garçon qui soutint son regard sans aucune difficulté. L’adolescent eut des peines pour cacher son sourire perfide. Apparemment, son nouveau précepteur n’était pas au courant de son mauvais caractère. Sans doute que ses parents n’avaient rien expliqué de peur de faire fuir leur sauveteur.
C’est parfait ! Je vais te montrer ce qu’est un sale gamin !
Le domestique sembla hésiter, comme s’il ne savait quoi répondre, ou même s’il devait répondre. Finalement, il sembla se raviser de dire quoi que ce soit et commença à déboutonner la longue chemise du blond, les doigts frémissants d’étonnement.
Les yeux baissés, Arthur ne vit pas le sourire cruel, mais à défaut de le voir, il le sentait qui pesait sur sa nuque. Hypérion était fier de lui : en une phrase, il avait déstabilisé un adulte inconnu. Les jours suivants s’annonçaient intéressants. Enfin, seulement si ce précepteur tenait aussi longtemps.
Heureusement pour Parker, il ne reçut aucun autre commentaire durant l’habillage de son jeune maître. Cependant, il dut endurer en silence son regard dédaigneux et moqueur. Il le percevait sur lui, brûlant de fureur et de reproche.
Parker remercia le Seigneur d’être dans son dos lors du petit-déjeuner. Pour la première fois depuis le début de la journée, le blond sembla trouver une autre activité que de le mettre mal à l’aise. En effet, l’adolescent préféra tourmenter ses parents en les interrompant à coup de soupirs bruyants et incessants, ou encore en tapant de sa chaussure les pieds de sa chaise.
Le châtain ne comprenait rien à rien de ce cirque. Lorsqu’il avait entendu parler de la famille Prince, et particulièrement du jeune garçon, le village lui avait parlé d’un enfant plein de vie et de gentillesse. Il était censé être sans cesse jovial, aimable, et quelqu’un de bonne volonté. Mais ce n’était pas ce qu’il avait sous les yeux.
Hypérion Prince était un adolescent rebelle, teigneux, avec un mauvais caractère. Il transpirait le mépris et la froideur dans chacun de ses gestes, dans chacune de ses paroles et même dans son attitude. Il flottait autour de lui une aura dangereuse et mauvaise.
Ce n’était pas l’ange qu’on lui avait décrit.
Ce fut le père de famille qui le tira de ses pensées en l’interpellant :
— Dites-moi, Monsieur Parker, êtes-vous bien installé ?
— Très bien, monsieur, merci beaucoup, répondit-il en s’efforçant de ne pas laisser la moindre émotion nuancer sa voix, ni même son visage montrer ce qu’il pensait.
— J’espère que votre travail vous plait jusqu’ici, intervint Amélia avec un sourire amical. Nous sommes heureux de bénéficier de votre présence ici.
— J’apprécie le manoir, la rassura Arthur en forçant ses lèvres à s’étirer en un sourire radieux. C’est un lieu où il m’est agréable de travailler. Et j’attends avec impatience de découvrir toutes les capacités de Monsieur Hypérion durant nos leçons ensemble.
L’intéressé haussa un sourcil sournois que le précepteur ne vit pas, contrairement à ses deux parents qui échangèrent un rapide regard inquiet.
Parce que tu crois encore à l’illusion que je vais gentiment t’écouter ? Mon pauvre, tu rêves tout éveillé !
— Au fait, Monsieur Parker, reprit James en essayant d’alléger l’atmosphère de la pièce, vous m’avez dit avoir demeuré au village deux semaines, n’est-ce pas ?
— C’est cela, confirma le châtain avec un hochement de tête. Sans vouloir me montrer indiscret, pourrais-je savoir pourquoi cette question ?
— Avez-vous déjà entendu parler du « violoniste de minuit » ?
Le domestique plissa imperceptiblement les yeux, en proie à une grande réflexion. Il était venu dans le petit village de Wintervale deux semaines plutôt. C’était une toute petite agglomération qui était au centre de plusieurs grandes propriétés de nobles. En allant là-bas, il avait espéré trouver une personne qui pourrait demander ses services.
Comme aucune offre n’était encore apparue, il était resté dans un petit hôtel pittoresque pendant un demi-mois. Pendant ce temps, il avait interrogé les anciens du village pour découvrir la région et les importants propriétaires terriens des environs. C’était de cette manière qu’il avait entendu parler de ce manoir. La veille au soir, il avait reçu un pli urgent l’enjoignant à rejoindre la demeure des Prince au matin.
Mais durant son séjour à Wintervale, il n’avait jamais entendu parler du violoniste de minuit. Et ce n’était pas faute de ne pas avoir écouté les nombreuses rumeurs et légendes du coin.
— Je ne pense pas, my Lord. Ce nom ne m’évoque rien. Puis-je vous demander de quoi il s’agit ?
— Le bruit court qu’un homme jouerait du violon en plein milieu de la nuit, expliqua Amélia qui avait entendu parler de cet on-dit. Personne ne sait qui il pourrait être, mais une fois le soleil couché, il circule autour du village en jouant. Cependant, il ne s’est jamais manifesté durant la journée.
Hypérion manqua de s’étrangler avec une gorgée de thé brûlante. Il toussota bruyamment en plaquant une main sur le haut de son torse. Son père, pensant d’abord à une nouvelle provocation, abandonna cette idée en constatant qu’il ne s’agissait nullement de comédie.
— Que t’arrive-t-il, mon chéri ? interrogea la blonde en le scrutant comme s’il allait défaillir d’ici quelques secondes.
— Excusez-moi, ricana son fils d’une voix teintée d’amusement en se redressant, laissant voir son sourire moqueur. Mais l’idée que quelqu’un préfère passer sa nuit à jouer au violon plutôt qu’à dormir me fait rire. Certains n’ont vraiment rien d’autre à faire.
— Sans compter que cet homme perturbe le sommeil des autres villageois, appuya James en fronçant légèrement les sourcils. Ils pourraient porter plainte pour tout ce raffut. N’êtes-vous pas de mon avis, Parker ?
— Certainement, monsieur, approuva vivement l’intéressé, bien que le blond sente que c’était plus pour faire plaisir au Lord que parce que c’était sa véritable opinion.
— Bien, conclut le brun en se levant de sa chaise, repliant le Daily Telegram. Excusez-moi, mais je dois aller terminer d’examiner un dossier. Hypérion, j’espère que tu feras des progrès en français avec ton nouveau précepteur.
Le garçon leva les yeux au ciel en soupirant discrètement tandis que l’adulte quittait la pièce, Jones refermant derrière lui. Son geste ne fut vu que par sa mère qui lui lança un regard perçant et sérieux.
— Ton père a raison. Cesse donc de te comporter ainsi !
À son tour, elle quitta sa place dans un raclement de chaise sonore avant de s’éloigner dignement, suivie par le majordome. Il ne restait plus que l’adolescent et son domestique. Après une bonne demi-minute d’un silence qui commençait à devenir très embarrassant, le châtain se décolla du mur près duquel il était posté.
— Je vous prie de m’excuser, monsieur, mais je vais aller préparer vos affaires pour votre premier cours.
— C’est ça, allez-y, marmonna Hypérion en mastiquant son toast avec un air ennuyé.
Une troisième fois, la porte se referma dans un petit claquement. À présent, il était enfin seul !
C’est tout ce que je demandais.
Le blond quitta du regard son assiette pour observer les alentours. Il n’y avait pas l’ombre d’une personne, pas de domestiques, ni ses parents et le voleur de poste étaient partis. C’était le moment idéal pour filer à l’anglaise.
Il quitta sa place en silence, faisant attention de ne pas faire le moindre bruit. Il s’approcha de la porte et l’entrouvrit suffisamment que pour pouvoir avoir un visuel sur le hall d’entrée. Ses yeux saphir scrutèrent les alentours et un sourire satisfait éclaira son visage : personne.
À pas de loup, Hypérion se dirigea vers la porte d’entrée du manoir. Il se faufila dehors en prenant garde de refermer le plus discrètement possible. Une bourrasque de vent froid heurta son visage de plein fouet et agita ses cheveux blonds. Les nuages gris clair du matin n’étaient pas partis, et le vent était plus fort que les jours précédents. La cime des arbres se balançait dans des grincements tandis que la pelouse ondulait comme les vagues au bord de mer un jour d’orage.
L’adolescent ne comptait pas faciliter le travail de Parker en attendant sagement qu’il vienne le chercher dans la salle à manger. Si ce voleur de poste voulait le faire travailler, il faudrait d’abord qu’il le trouve. Et par une météo pareille, le parc du manoir ne serait pas la première idée qu’il aurait en tête.
Hypérion s’éloigna de la demeure en glissant ses mains dans les poches de sa veste. Celle-ci claquait au vent, flottant derrière lui. Tout en regardant les rares feuilles mortes qui n’étaient pas encore tombées s’envoler dans les airs, il repensa à la conversation du petit-déjeuner.
L’histoire du « violoniste de minuit » était bel et bien une toute nouvelle rumeur qui n’était apparue que très récemment. Et le garçon pouvait même donner le moment précis de son début. C’était depuis l’arrivée de Severian dans le village. En effet, son serviteur ne pouvait pas faire de la musique durant la journée : comme il occupait une maison abandonnée de manière totalement illégale, il ne pouvait pas se permettre d’attirer l’attention sur la petite bicoque.
De plus, le noiraud l’avait dit lui-même, il n’aimait pas la lumière du soleil, et le blond pouvait même dire que c’était plus que cela. En réalité, son visiteur nocturne n’était pas nocturne pour rien : il détestait la clarté du jour au point de la fuir. Cela expliquait qu’il joue durant la nuit.
Je me demande s’il a conscience qu’il est l’objet d’une rumeur.
En entendant un bruit suspect derrière lui, Hypérion se retourna vivement. La porte d’entrée du manoir était ouverte, et Arthur en sortit. Heureusement, il eut le temps de se jeter derrière un imposant buisson de chrysanthèmes importé tout droit de France avant que le regard du précepteur ne balaye vivement le parc du regard. Blotti derrière le massif, le garçon le vit partir en direction du petit cagibi où les jardiniers rangeaient les outils.
— Monsieur Hypérion ? Mais que faites-vous par terre ?
L’intéressé tourna brusquement la tête pour tomber sur Luka Bowers. C’était le plus jeune des trois jardiniers, âgé seulement de dix-sept ans. Ses cheveux étaient très courts et de couleur paille, ses yeux noisette montraient clairement sa surprise. Il portait des vêtements simples, et son pantalon était couvert de terre au niveau des genoux. Il tenait un râteau à la main, sans doute pour rassembler les feuilles pour les empêcher de couvrir les chemins.
— Je ne suis pas là, siffla le blond en lui lançant un regard féroce.
— Mais pourtant, vous… essaya le jeune homme en se grattant le crâne.
— J’ai dit : « Je ne suis pas là », répéta Hypérion dans un feulement furieux. Si tu dis où je suis, tu me le paieras !
Avant même que Luka puisse comprendre le sens de ces paroles, la voix de Parker s’éleva un peu plus loin dans le parc. Il était maintenant plus proche de son jeune maître fugitif.
— Bonjour, Luka, lança le châtain en s’approchant à grands pas, à la limite de courir. Excusez-moi de vous déranger en plein travail, mais n’auriez-vous pas vu Monsieur Hypérion ? Je le cherche depuis vingt minutes dans le manoir, mais je n’ai rien trouvé.
— Vous cherchez Monsi…
Le jeune jardinier semblait particulièrement mal à l’aise, et le blond se doutait bien que son comportement paraissait trop suspect. Si cela continuait dans cette voie-là, il allait se faire découvrir. Mais avant que l’adolescent puisse trouver un plan, Arthur fit trois pas de plus et dépassa le buisson de chrysanthèmes. Ses yeux gris se posèrent sur son fugueur et une étincelle de fureur se glissa dans son regard.
— Alors c’était là que vous vous cachiez, siffla-t-il sans cacher sa colère.
— Excusez-moi, rétorqua Hypérion en roulant des yeux, se relevant lentement. Je ne savais pas que j’étais prisonnier de ce manoir.
— Là n’est pas la question ! s’énerva Parker en frappant du pied sur le sol. Venez, nous rentrons immédiatement.
Le blond soupira d’exaspération en passant sa main gantée dans ses cheveux. Une feuille marron qui s’était coincée dans ses mèches tomba devant ses yeux. Lentement, il se remit en marche vers son domicile. Derrière lui, le châtain marchait d’un pas lourd.
— Regardez l’état dans lequel vous vous êtes mis, rugit le domestique une fois qu’ils furent à l’intérieur.
Il sortit une brosse de sa poche et retira les quelques crasses qui s’étaient déposées sur sa veste. Puis il prit un peigne pour remettre un peu d’ordre dans sa tignasse blonde que le vent avait dérangée. Continuant de lui reprocher son départ intentionnel, Arthur entraîna son jeune maître vers le cabinet de travail. Il avait couru après ce gamin pendant un peu moins d’une demi-heure, fouillant le manoir des cuisines jusqu’au dernier étage.
À présent, il comprenait que cet enfant de noble n’était définitivement pas un ange. Il se rapprochait plus d’un diablotin qui aimait faire tourner les gens en bourrique. Et il comptait bien lui faire comprendre que ce jeu ne fonctionnait pas avec lui. Ce qu’il ignorait, c’était que ses efforts avaient de grandes chances de ne pas aboutir.
Tu ne le sais pas encore, Parker, mais dans ce jeu, tu n’as pas ta place. Cela fait depuis un moment déjà que je t’ai mis un « échec et mat » dont tu te souviendras toute ta vie !
Une semaine.
Ce fut la durée du calvaire de ce pauvre Arthur Parker. Durant sept jours complets, il avait tout essayé. Il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour convaincre cet adolescent de revenir sur le droit chemin de l’obéissance. Le précepteur avait essayé de le faire par l’autorité, en essayant de le pousser à travailler. Le seul résultat qu’il avait obtenu avait été des feuilles entières d’exercices déchirées et plus d’une heure de recherche dans tout le domaine pour retrouver Hypérion qui s’était dissimulé sous le lit de ses parents.
Ayant compris que le forcer ne fonctionnait pas, le châtain s’était tourné vers la persuasion. Pendant de longues heures, il avait expliqué les avantages qu’offraient les connaissances qu’il était possible d’acquérir étant enfant. Puis, il avait essayé de le convaincre que ses parents ne voulaient que son bien et qu’il devrait les écouter.
Mais ces arguments avaient simplement glissé sur le blond sans l’atteindre. Il était là, le problème : ses parents voulaient le meilleur pour lui. Mais ce qu’ils souhaitaient était de faire de lui un homme bon. Ce but était à l’exact opposé de ce que l’adolescent désirait. Il ne voulait pas devenir quelqu’un de bien, il voulait faire du mal à d’autres pour son simple bonheur.
L’ultime solution d’Arthur avait été d’essayer de comprendre son jeune maître pour le guider par les sentiments. Ce fut sans doute une de ses plus grandes erreurs ! En essayant de percer la carapace hermétique qu’Hypérion s’était construite, il avait franchi le point de non-retour. Ce garçon lui avait asséné le coup de grâce.
— Je vais être franc avec vous, Parker. Vous vouliez que je m’exprime sur ce que je ressens et je vais le faire. Je n’ai jamais voulu d’un précepteur et je n’en veux toujours pas. Vous m’avez été imposé sans qu’on m’ait demandé mon avis. Alors voici ce que je ressens : je ne vous apprécie pas et je refuse de travailler avec un homme aussi insipide que vous.
Ces mots l’avaient profondément blessé. Le précepteur, malgré toute la bonne volonté dont il pouvait faire preuve, devait battre en retraite. Après ces quelques phrases, dites sur le ton le plus méprisant et dégoûté qu’il n’ait jamais entendu, il avait compris ce qui ne fonctionnait pas entre eux. Hypérion Prince ne voulait pas de lui et refusait de travailler à cause de cela. Et Arthur Parker ne pouvait pas vouloir à sa place.
Le soir même, après avoir été coucher son jeune maître à l’heure habituelle, le domestique avait demandé aux deux parents s’il pouvait avoir un entretien privé avec eux. Ce fut donc dans le grand salon que les trois adultes s’installèrent pour discuter.
— Je suis désolé, commença le châtain d’un air grave sans même s’asseoir, mais je dois vous annoncer que je me vois dans l’obligation d’arrêter là mon service auprès de votre fils.
Il fallut quelques secondes pour que les deux nobles, élégamment installés dans leurs fauteuils, comprennent le sens de ses paroles.
— Comment ? s’étonna James, la bouche grande ouverte sous la surprise. Mais pourquoi donc ? Pourtant, vous aviez dit que vous vous plaisiez ici.
— J’en suis vraiment navré, répondit Arthur, l’air à la fois déçu et accablé, mais je ne peux pas continuer.
— Mais pour quelle raison ? interrogea Amélia qui commençait à craindre la réponse plus que tout.
— Je ne suis pas le bon. Votre fils ne veut pas de moi, et je ne peux pas le forcer à m’accepter. Par conséquent, je vous demande de me laisser rassembler mes affaires et je quitterai votre manoir avant ce soir.
— Vous êtes certain de votre décision ? questionna le brun en échangeant un regard consterné avec sa femme, serrant inconsciemment le coin d’un coussin. Et pourquoi dites-vous que vous n’êtes pas le bon ? Votre réputation fait de vous l’un des meilleurs précepteurs de la région.
— Je ne saurais pas vraiment quoi vous conseiller, soupira le domestique en passant une main tremblante dans ses cheveux. Mis à part vous proposer d’essayer de trouver une autre personne qui saura gérer cette situation mieux que moi, je ne vois pas vraiment ce qu’il y a à faire. Je suis certain que ma présence ne nous aidera pas, ni vous, ni moi. Je suis profondément désolé, mais j’ai besoin d’un travail stable. À mon grand désarroi, celui-ci n’en est pas un.
— Très bien, souffla James, abandonnant la partie. Même si vous n’êtes resté qu’une semaine, vous aurez droit à votre salaire pour un mois.
— Non, monsieur, protesta vivement le châtain, ce n’est pas honnête de ma part de vous voler ainsi !
— Ce qui n’était pas honnête, reprit doucement le père de famille, c’était de vous mentir concernant notre fils. Cela fait un moment déjà qu’il se comporte de cette manière. Nous aurions dû vous le dire. Acceptez cet argent, et Jones vous donnera d’excellentes références. J’espère que vous trouverez un autre emploi ailleurs, Monsieur Parker.
— Merci mille fois, my Lord. Je n’oublierai jamais votre grande générosité.
Le précepteur s’inclina pour la dernière fois devant ceux qui n’étaient maintenant plus ses maîtres. Il quitta la pièce par la porte qui menait aux escaliers de service et referma derrière lui. James resta immobile, les yeux rivés sur le panneau de bois. Lentement, son regard dériva vers son épouse, qui serrait un coussin, les doigts tremblants. Immédiatement, il se leva pour la prendre doucement dans ses bras. La blonde posa son front contre son épaule.
— Oh, mon Dieu, murmura-t-elle, la voix aussi tremblante que ses mains. Qu’allons-nous faire, James ? Qu’allons-nous faire ?
— Je pense que si la situation ne s’améliore pas, répondit l’homme d’un air grave avant de déposer un baiser sur son front, nous devrons penser à envoyer notre fils dans une école privée.
— Oh non, chuchota Amélia, soudainement catastrophée. Nous ne pouvons pas l’éloigner de nous, je ne pourrais pas le supporter…
— Calme-toi, ma chérie. Je vais laisser une unique chance à un dernier précepteur. S’il arrive à le remettre sur le droit chemin, cela n’arrivera pas. Je chercherai dès ce soir un remplaçant.
Hypérion se décolla de la porte, un sourire aux lèvres. Il avait réussi. Il avait chassé Parker de ce manoir, et à présent, la place était de nouveau libre pour Severian. En faisant quelques pas en arrière, une légère grimace apparut sur son visage. Le sol était froid lorsqu’il ne portait pas ses chaussures. Pieds nus, uniquement vêtu de sa longue chemise blanche qui couvrait en partie ses cuisses, l’adolescent était sorti en douce de son lit pour épier la discussion.
Mais à présent qu’il en connaissait le fin mot, il pouvait retourner se coucher sans problème. Le blond remonta les marches de l’escalier furtivement, le bruit de ses pas atténués par l’absence de souliers. Il rejoignit sa chambre à toute vitesse, veillant à ne pas faire grincer le parquet. Une fois sa porte refermée dans le plus grand silence, l’adolescent se faufila dans son lit, entre le matelas et la couette, avant de glisser une main sous son oreiller.
Ses doigts tremblants d’excitation entrèrent en contact avec un papier journal fin. Un sourire sur les lèvres, il le tira d’en dessous du coussin en essayant de ne pas froisser les feuilles pour ne pas faire de bruit. C’était un exemplaire du Daily Telegram qui lui avait été apporté durant le dîner du soir et caché sous son lit, comme c’était le cas depuis une semaine. Cependant, il remarqua quelque chose d’intéressant et d’inhabituel. Entre deux pages, il y avait un petit bout de papier coincé. Hypérion le retira doucement, avant de plisser les yeux pour déchiffrer ce qui était écrit sur le morceau de feuille. Celui-ci présentait une écriture fine et haute, très élégante.
« Au plaisir de vous revoir demain matin, jeune maître
Severian »
Cheshire 3 months ago
Je sens la merde qui arrive 🍿🍿🍿🍿