11- Padoue (1537-1543)
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11- Padoue (1537-1543)
Nous sommes les 6 décembre 1537, j’ai 23 ans dans quelques jours et je reçois avant l’heure mon cadeau d’anniversaire. Mes censeurs, éblouis par mes prestations m’ont accordé les félicitations du jury avec attribution immédiate de la chaire d’anatomie et de chirurgie de Padoue pour enseigner dans cette ville. On m’octroie par ailleurs un très honorable salaire de quarante florins par an. Dès le 1er décembre je m’étais présenté devant le doyen Hieronymus Maripetrus et ses assesseurs où je fis forte impression ainsi que les 3 et 5 décembre, ce qui me doit l’attribution immédiate de la chaire. Je suis rejoint peu de temps après par mon ancien élève Realdo Colombo de Crémone, j’en reparlerai. Je suis comblé et flatté. Épris de vérité et de rigueur, je suis reconnu compétent pour enseigner. Cela me permet de concevoir des cours comme je l’entends, de disséquer presque autant que je le désire et de pouvoir progresser vers le vrai, mon seul souci. La ville est belle, moins riche en œuvres d’art que sa célèbre voisine, mais plus attachante, car moins apprêtée, moins artificielle et son université reste une des plus célèbres d’Europe. Elle a aussi la réputation d’être libre et tolérante. Sa cathédrale est étonnante, initialement de style roman, elle est modifiée à deux reprises, la dernière fois par Michel-Ange sans être achevée, ce qui la gratifie d’un charme indéfinissable avec sa pierre rouge et son baptistère attenant. La Basilique Saint-Antoine, quant à elle, est encore plus hétéroclite, partiellement reconstruite après un incendie, elle dispose d’une façade romane d’origine, d’une partie gothique datant du XVIe siècle et de curieuses coupoles byzantino-vénitiennes. Chevauchant son destrier, lui-même reposant sur un piédestal de pierre et de marbre, le condottiere Gattamelata, sculpté par Donatello, figure hiératique, orne triomphalement la place centrale du parvis, son bronze patiné par le temps immortalisant sa victoire sur le duc de Milan un siècle plus tôt. Je me plais immédiatement dans cette ville pittoresque où les ruelles à arcades débouchent chacune sur de grandes et reposantes places ombragées et une multitude de ponts charmants enjambent les bras du Bacchiglione qui sillonnent Padoue.
Le jour de mon installation, me voilà tenu de faire la démonstration de mes connaissances et de mon savoir-faire. On me confie à cet effet un cadavre de jeune fille dont la putréfaction n’a pas encore débuté. La rigueur de ce début d’hiver rend l’amphithéâtre glacial. J’y vois pourtant un grand avantage, car cela va me permettre de prendre mon temps et de pratiquer une dissection qui s’étalera sur près de 3 semaines, jusqu’au 24 décembre exactement. Comme toujours, je dissèque plan par plan un bras puis une jambe, décrivant les vaisseaux et les nerfs d’importance, les muscles ainsi que leur usage. Enfin je pratique la dissection thoracique où, là encore, je procède par plans insistant sur le cœur, décrivant les vaisseaux qui en viennent ou en partent et qui présentent une résistance différente à la pression, dont l’explication me manque encore. Personne ne réagit quand je coupe ce muscle dans sa partie longitudinale faisant apparaître cette cloison qui sépare le cœur en deux ce qui permet à l’assistance de découvrir ce que je nomme les valves cardiaques depuis ma description anatomique et cette cloison qui sépare dans sa longueur cet organe en deux parties qui, selon Galien, serait percée d’orifices par où passe l’air, ce que, une fois de plus, je ne retrouve pas.
Je mets ainsi une fois de plus en défaut l’enseignement classique de Galien, faisant découvrir des structures qu’il n’avait pas décrites ou de nombreuses erreurs commises pendant ces trois semaines où je peux disséquer la totalité du corps avant d’arriver à son terme final, le squelette, que je prépare ensuite selon mes habitudes. Je pense pouvoir affirmer que cette dissection fait grande impression, car dès lors ma réputation grandit et mes cours d’anatomie font salle comble. J’en profite pour imposer ma méthode. Je supprime cette fonction de professeur que je méprise depuis les premières dissections auxquelles j’ai assisté et j’officie à la fois comme maître de conférences, démonstrateur et dissecteur prenant des étudiants et non des barbiers comme assistants. Il arrive plus d’une fois que l’on m’en fasse la remarque à laquelle je donne invariablement la même réponse : Les barbiers ignorants pratiquent la dissection tandis que les professeurs, du haut de leur chaire, commentent la particularité des organes et, à la façon des geais, parlant de choses qu’ils n’ont jamais abordées de près, mais qu’ils ont prises dans les livres et confiées à leur mémoire, sans jamais regarder les objets décrits, plastronnent et y vont de leur couplet. Voilà la raison de cette façon de faire. Réitérer cette phrase quand nécessaire n’est certes pas la plus sûre façon d’être aimé des professeurs, mais est-ce que je le veux vraiment ? Je charge les étudiants d’obtenir du matériel anatomique convenable, indispensable préalable à toute dissection formatrice. L’amphithéâtre en bois, vétuste, dont un grand nombre de bancs manquent, peut contenir 500 étudiants. Je fais salle comble dès le premier cours et, au bout d’un mois, l’université qui a remplacé les sièges manquants dispose des estrades dans le fond pour qu’une masse de curieux, d’intrigués et de bourgeois vienne écouter les leçons en simples spectateurs. Dans tout Padoue on parle de ces dissections et il est indispensable d’y assister. Ma réputation grandit peu à peu extra muros et dans d’autres pays d’Europe, facilitée par les voyages dont la fréquence augmente. Durant la période où les cours magistraux sont stoppés, la salle est refaite de fond en comble, devenant presque élégante et confortable. Heureusement, car mes démonstrations sont longues et difficiles, occupant l’essentiel de la journée pour une durée de trois semaines consécutives. Je dispose les pièces de la façon suivante. Au centre de l’estrade où j’enseigne, une longue table accueille les corps. Celle-ci est percée sur les bords d’un orifice qui évacue les liquides qui exsudent des corps martyrisés, et, après qu’ils aient cheminé dans la rigole creusée tout autour, finissent leur course dans une bassine de bois. Sous la table, à distance respectable de cet orifice, j’ai rassemblé dans un réceptacle les os et les articulations glanés tout au long de mes pérégrinations dans les cimetières et les gibets et dont la collection est devenue conséquente. Derrière moi suspendu à une patère j’ai pendu le squelette récupéré en périphérie de Louvain avec Gemma, que j’ai reconstitué, fixant les différentes pièces avec des petits fils de cuivre. C’est dans cette salle, devenue agréable que je pratique mes leçons d’anatomie. Je tiens à ce que ce soit une anatomie descriptive et si possible comparative. Pour cela, nos étudiants se procurent le squelette de chiens, de cochons et parfois de chats. J’utilise des dessins pour bien faire comprendre les relations entre le squelette et les parties molles ce qui constitue une première dans ce domaine qui conquiert mes élèves et me conforte dans l’idée de réaliser des tables anatomiques devant l’empressement de ces derniers à recopier mes esquisses. Je fais de même avec les tendons et les muscles. Quand le corps est dans un état satisfaisant, j’ai coutume de marquer à la plume et sur la peau, avant toute dissection, les grandes lignes des articulations. Je fais de même pour les sutures du crâne. J’accompagne là encore certaines descriptions de dessins explicatifs que j’exécute pendant les cours. Je me fais un devoir de disséquer toujours très proprement, de la façon la plus rigoureuse qui soit, comme si l’on enlevait une à une les couches de la superficie à la profondeur pour parvenir au squelette. Les instruments à ma disposition sont nombreux : couteaux de toutes tailles, crochets, canules, sondes fils et aiguilles sans oublier une scie et un marteau. J’essuie le sang qui gêne la vision avec un tissu doux et une éponge légèrement humide. Il est très rare que j’utilise des ciseaux et mon meilleur dissecteur reste mes mains et mes ongles en évitant soigneusement de me blesser avec un fragment d’os, car je sais les conséquences redoutables que cela occasionnerait avec un risque certain de mort. Je prends soin, une fois la dissection terminée, de me désinfecter à l’eau vinaigrée comme j’ai vu faire mon cher ami Ambroise.
Je peux maintenant décrire la journée de dissection comme je la pratique et comme il me paraît important de le faire. L’annonce prochaine d’un de mes cours est placardée quelques jours avant la date prévue. Celui-ci débute aux premières heures du matin. Bien avant que la séance ne commence, l’amphithéâtre est comble et s’y pressent les professeurs d’université, les étudiants en médecine, les personnages officiels de la ville de Padoue et toute personne curieuse ou désirant apprendre, quel que soit son rang dans la société. Y affluent aussi les membres du clergé, ce qui donne en tout plus de 500 personnes dont les retardataires restent debout sur l’estrade du fond. Mon cours se déroule dans une ambiance studieuse et un silence respectueux.
Tout autour de la table centrale vers laquelle je me dirige, les premiers auditeurs sont à quelques mètres de moi. J’énonce en préambule quelques remarques préliminaires sur l’importance de connaître l’anatomie pour tout médecin ou chirurgien et j’explique en insistant que l’on acquiert au mieux cette science non pas en apprenant Galien et en le récitant, mais bien, comme l’annonçait déjà Rhazèz, en pratiquant et en observant. Il n’y a aucun espoir à prétendre savoir sans passer par cet incontournable travail.
Le cours théorique commence alors et je ne reviens pas sur la façon dont je procède avec une description, plan par plan de ce que je vais disséquer. À chaque étape et cela va devenir une coutume, je montre des écorchés d’animaux déjà préparés, car je pense que l’anatomie comparative est essentielle - chiens ou agneaux le plus souvent - pour aider à la compréhension, sélectionnant parfois quand l’explication est complexe un dessin préexistant ou l’esquissant devant les auditeurs présents.
Ces notions théoriques formulées, je lève le drap qui recouvre le cadavre humain qui gît sur la table, la tête relevée à l’aide d’un crochet de façon à ce qu’il soit visible par tous dans cette position inclinée. Je désigne une nouvelle fois les articulations précisant bien qu’elles évoluent au cours de la vie et en fonction des sexes et j’accompagne mes propos d’une riche collection d’os humains et d’animaux que je sors d’une boîte sous la table de dissection. Ces explications nous occupent la matinée et la deuxième partie de la journée va être consacrée à la dissection proprement dite. Les cours reprennent en début d’après-midi. Personne ne semble manquer, les auditeurs n’attendent en fait que la dissection du cadavre humain. Quand il m’arrive de pouvoir disposer de deux corps, ce qui deviendra presque habituel dès l’année suivante et même parfois trois, cela me permet de disposer d’un cadavre pour comprendre muscles, ligaments et viscères et le second essentiellement dévolu à la dissection des veines, artères et nerfs. Je procède toujours de la même façon et la dissection est soignée et respectueuse, je tiens à ce cet impératif. J’ai déjà comme projet de décrire l’anatomie humaine sur des ouvrages qui seront calqués sur ces plans de dissection publique, avec cette approche, immuable dans sa réalisation. Ces cours, je le reconnais, sont difficiles à retenir et demandent de la part des étudiants beaucoup de travail en dehors des cours magistraux. Cette anatomie topographique et descriptive est, comme je l’ai déjà précisé, complétée par une anatomie comparative avec des animaux, qui là encore impose une grande rigueur de travail. Je peux cependant affirmer qu’aucun élève ou professeur ne manque une journée parmi ces trois longues semaines.
Quand j’ai terminé avec le contenu de l’abdomen, du thorax, du larynx, du pharynx des pelvis masculin et féminin, je poursuis mes dissections avec les yeux que j’énuclée et sectionne longitudinalement ou les dissèque d’avant en arrière. Je pratique de même pour les oreilles. L’acte final consiste à examiner la tête, puis après section de la calotte, découverte du cerveau et la décapitation, geste ultime, détaille les orifices de la base du crâne, en nommant ce qui en part et y arrive. Cet enseignement, je le redis, est éprouvant pour tous, mais je pense vraiment que mes élèves apprennent ainsi l’anatomie humaine et je me fais, durant ces années, des amis et des élèves qui poursuivront et affineront mes travaux, mais aussi des inimitiés profondes, irréductibles, surtout et avant tout avec mes dissections comparatives, notamment entre le singe et l’homme, désignant de façon formelle les erreurs de Galien sur près de 200 descriptions anatomiques. Car, quelle que soit l’admiration que je garde pour ce médecin, il n’est pas acceptable de colporter des erreurs. De la même façon combien d’erreurs faisons-nous encore, nous qui avons pourtant la chance d’approcher des corps humains et le désir d’être totalement honnête ! Un travail, quel qu’il soit, doit être le plus rigoureux possible et seules les confrontations, la discussion, la correction de certaines erreurs nous font progresser. C’est l’unique méthode pour comprendre la formidable machine créée par le grand ordinateur que nous, pauvres humains, essayons d’appréhender.
L’année 1538 démarre sous des auspices favorables. Jan Stéphan m’annonce que les planches anatomiques et les gravures sur bois pour l’imprimeur sont prêtes. Je lui avais adressé des dessins et réexpliqué ce que je tenais à faire. En me rendant à Venise, je ne peux que m’émerveiller du résultat qui dépasse de loin mes espérances. Je fais imprimer ce premier ouvrage à Venise chez Vitalis. C’est un recueil de six grandes planches anatomiques que je dédie au médecin napolitain Vertunus Parthenopeus, premier médecin de l’empereur Charles-Quint et j’envoie un exemplaire à mon père, pour qu’il le montre à ma demande à Charles Quint. Il me confiera plus tard que ce dernier les examinera longtemps avant de lui rendre. Ces planches anatomiques représentent le foie aves ses différents lobes, la veine du foie (veine cave), la grande artère (aorte) et trois squelettes représentés de face, de côté et de dos comme il est d’usage de le faire aux Beaux-Arts. Le résultat est parfait. Des lettres en regard de chaque os, chaque vaisseau ou organe renvoie à une nomenclature en marge rédigée en latin, grec, arabe et hébreu et c’est bien la première fois que ce multilinguisme est appliqué. Je désire ainsi que ces planches soient comprises par le plus grand nombre. Comme je l’ai souhaité, ces dessins sont reproduits sur des feuilles « volantes » de grande dimension puisqu’elles font 16 pouces et vont m’être d’une aide essentielle pour mes cours. Par la suite, je peux affirmer qu’elles rencontreront un succès immédiat me causant plus de tort que d’avantages, car aussitôt copiées et reproduites à Francfort, Augsbourg, Cologne et Paris sans m’en demander l’autorisation.