7- Départ pour Paris (1533-1536)
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7- Départ pour Paris (1533-1536)
Après quelques minutes de considérations sur la ville, la beauté des femmes et leur attirance pour la gente étudiante, je m’aventure à aborder le sujet qui me tient le plus à cœur en l’instant.
— Je voudrais être des vôtres si vous disséquez les malades porteurs de la peste. Je vous ai entendu le solliciter auprès de votre maître et je dois reconnaître que l’examen de tels cadavres nous permettrait d’avancer grandement dans la compréhension de ces maladies.
— Malheureusement cela me paraît bien difficile. Les corps sont regroupés au cimetière des Innocents avant d’être brûlés et enterrés dans une fosse commune que l’on recouvre encore de chaux vive. La substitution d’un corps est impossible et les familles n’ont pas le droit de les garder chez eux. Mais il y a peut-être une solution, reprend Ambroise avec un large sourire. Thierry et moi, avec l’accord de notre maître, avons gardé les corps de deux miséreux - une femme et un homme - atteints de cette peste. Tous deux sont décédés parmi les derniers et leurs corps reposent dans le sous-sol de l’hôpital, dans un état encore acceptable. Donnons-nous rendez-vous demain matin au lever du jour dans le service et nous confronterons nos dissections avec une approche anatomique et chirurgicale.
Je suis comblé et les remercie chaleureusement avant de les quitter.
C’est ainsi que durant trois jours entiers, nous disséquons les deux cadavres que maître Coincterel a accepté de garder dans les locaux de l’Hôpital. Nos sources d’intérêts sont différentes. Je veux comprendre l’anatomie. Mes deux acolytes cherchent à adopter une technique et une voie d’abord pour des actes chirurgicaux. Je dessine les organes que je dissèque du mieux possible, m’acharne à comprendre le cheminement des vaisseaux et des veines, Paré et de Héry, tout en découvrant les organes sous leur bistouri étudient la possibilité la plus atraumatique et la plus simple possible pour y accéder. Là où je vois anatomie topographique et fonctionnement de l’ensemble, ces élèves chirurgiens discutent plans de dissection et d’abord. Nous découvrons à cette occasion sur le cadavre du miséreux qui a présenté une forte fièvre pendant quelques jours, suivie de toux et de crachats sanglants, une multitude de petites taches noires disséminées dans tout le corps et particulièrement les poumons qui nous laissent penser qu’il s’agit bien d’une autre forme de la peste, celle beaucoup plus sévère qui touche les poumons et dont l’évolution s’avère fatale en très peu de temps.
Mes propos lancés dans l’amphithéâtre et ma dissection publique ne sont pas restés lettre sourde et Gonthier d’Andernach a prêté une oreille complaisante à ma proposition de dissection en amphithéâtre. Il m’accorde, sous sa responsabilité, le droit de pratiquer les quelques dissections à venir. Il écrira à mon encontre des commentaires élogieux que je rapporte ici : Andreas Vesalius, fils de l’apothicaire de l’empereur, un jeune de grand avenir, très érudit dans les matières de la médecine, fort connaisseur des langues et très habile dans la dissection des corps. Mais ne me suis-je pas piégé moi-même ? Cette approche novatrice de la dissection anatomique que j’ai entreprise m’apparaît risquée, car j’ai bien conscience que le conformisme et la routine des professeurs vont désormais être mis à rude épreuve. Beaucoup d’entre eux accepteront mal de se remettre en cause, préférant dénigrer mes propos.
Très vite les relations entre Paré et moi deviennent réelles et franches. Si ce dernier admire chez moi ma dextérité pour la dissection, je ne peux manquer de reconnaître en cet homme de condition sociale modeste, ne parlant pas un mot de latin, une farouche volonté d’apprendre, un travailleur infatigable et acharné, assoiffé de connaissances, enfin un clinicien et un opérateur remarquable doué d’un solide bon sens. Thierry, de son côté, n’assiste pas à toutes ces dissections, souvent occupé par le traitement initié en France pour sa grande vérole, que, hors leur pays, l’on a coutume de nommer le mal français.
À partir de cet instant, nous pratiquons régulièrement des séances de dissections, après avoir prélevé notre matière première lors des visites à la fosse commune du cimetière des Innocents que nous effectuons par les nuits les plus noires. Pour le succès de notre entreprise, il nous faut soudoyer quelques soldats du guet par bonnes espèces sonnantes et trébuchantes sans oublier d’obtenir l’assentiment tacite de maître Coincterel qui tolère que nous disposions les corps au sous-sol de l’hôpital. Le fossoyeur, également de la partie et qui vit dans une cabane attenante au cimetière, attend notre signal pour nous confier les pelles et nous indiquer le lieu où creuser. Nous ne sommes pas de trop à trois pour transporter les cadavres, tant les corps chargés de terre et raidis par la mort se sont alourdis. Le plus dur et le plus dangereux reste le chemin du retour par les rues de Paris jusqu’aux rives de Seine où le contenu de notre brouette bascule dans une barque pour poursuivre sa route jusqu’à sa destination ultime, l’hôpital de l’Hôtel-Dieu. Le gibet de Montfaucon m’offre de son côté les corps décharnés, souvent rendus à l’état de squelette qu’à Louvain je décrochais avec Gemma Frisius et qui nous permettaient d’apprendre parfaitement l’anatomie osseuse. Je me souviens de la fois où notre travail est brutalement interrompu par l’attaque de trois fiers molosses furieux à qui nous avons l’aplomb de voler leurs agapes quotidiennes. Je dois galoper pendant quelques centaines de mètres, portant Gemma sur mes épaules, pour le soustraire aux crocs acérés de ces cerbères frustrés. Le roi François, de son côté, et pour tenter de rattraper notre retard par rapport à l’Allemagne ou l’Italie dans les arts et notamment l’anatomie a, du reste, convoqué le capitaine chargé de surveiller les fourches de Montfaucon pour lui rappeler de ne pas confondre détrousseurs et chirurgiens, ces derniers ne cherchant qu’à apprendre leur métier. De ce fait, nous sommes relativement peu importunés par les soldats du guet qui, parfois, simulent un semblant de zèle pour tenter de récupérer quelques piécettes. Le nombre de corps pendus à ce gibet est impressionnant et les squelettes décharnés, vidés de toute substance par les corneilles et les intempéries comme le vent et la pluie, certains en état de dessiccation, finissent enfouis sous le socle central des fourches patibulaires. Ces squelettes nous conviennent moins de ce fait sauf si nous cherchons à reconstituer l’ensemble des os du squelette humain. L’accès est de plus rendu difficile par un nombre impressionnant de corps - une cinquantaine aux pires moments - qui exécutent interminablement leur ballet macabre au-dessus de nos têtes, cliquetant au moindre souffle de vent et risquant de chuter à tout moment. Enfin la distance entre l’Hôtel-Dieu et le gibet nous font préférer le cimetière des Innocents.
En 1530, le roi de France François qui a décidé, sous les conseils avisés de son « maître de Librairie », Guillaume Budé, de créer le Collège royal sur les vestiges, entre autres, du collège de Tréguier et qui doit relever directement de la personne royale, deviendra un peu plus tard le Collège de France. L’Université est en effet devenue un puissant bastion contestataire, souvent en grève, peu encline à l’expression d’idées nouvelles. Cet immobilisme, notamment dans le domaine médical, fait craindre une perte de notoriété de la Faculté dans toute l’Europe, ce à quoi que le roi ne peut se résoudre. Mon maître Sylvius, dont les cours à l’ancien collège de Tréguier attirent un très grand nombre d’élèves malgré le prix qu’il réclame pour ses prestations, a obtenu l’autorisation de disposer d’un local au sous-sol de son collège qui se transforme peu à peu en ce fameux collège royal, grignotant une à une les maisons alentour. Il y effectue ses travaux personnels et m’invite peu de temps après notre confrontation. Intimidé et surpris, je m’y rends accompagné d’Ambroise, très touché que je lui propose de m’accompagner.
— J’ai entendu parler de vous par notre protecteur, le cardinal Duprat, attaque Sylvius sans préambule en s’adressant à mon nouvel ami. Vous travaillez, je crois chez mon ancien élève Vincent Coincterel qui m’a vanté vos qualités de chirurgien et votre habileté manuelle…
— Je ne mérite pas tant d’honneurs maître se défend Ambroise, un peu gêné, bien que flatté.
Nous descendons au sous-sol en empruntant un escalier de pierre, circulaire, éclairé par des cierges fixés aux murs. La roche est noirâtre et exsude une substance un peu grasse qui lui donne sous cet éclairage un aspect lustré. De l’escalier que nous empruntons se dégage une odeur douçâtre, remugle de sang, de mort et de plantes aromatiques dont l’ensemble, un peu âcre, prend à la gorge. Nous débouchons dans une pièce voûtée, assez longue. En son centre une paillasse en bois où repose la moitié supérieure d’un corps sur lequel un collègue de mon âge, que je connais de vue, est affairé. Tout autour de la pièce, des niches sont éclairées par des bougies.
— Je vous présente Miguel Serveto y Conesa qui en France préfère se faire appeler Michel Servet, précise Sylvius. C’est aussi un très bon anatomiste qui m’aide aux dissections que nous pratiquons ici.
Sylvius, d’un air malicieux, nous amène devant les niches. Là, notre stupéfaction n’est pas feinte. Dans chaque alcôve, un fragment de corps est disséqué avec beaucoup de soin, mais ce qui nous surprend par-dessus tout est l’utilisation de colorants de diverses couleurs pour souligner le cheminement des vaisseaux. Ce travail est ahurissant et je m’interroge secrètement sur la nature du produit injecté. Ainsi un membre supérieur, un membre inférieur et plus étonnant encore le cerveau avec le système nerveux en entier, fixés par ces fameux colorants, baignent dans une solution de nature inconnue. Paré et moi sommes impressionnés par la qualité du travail et les jours passés pour parvenir à de tels résultats. En ce qui me concerne, je suis pressé de pouvoir bientôt participer à ce travail et Ambroise ravi d’en profiter également quand il sera libre. Ainsi, pendant plusieurs mois, je m’associe à Sylvius et Michel Servet pour ces dissections. J’apprends rapidement que la résine fixante est injectée très vite après la mort du sujet. Quant à sa nature, le mystère demeure. Je sais seulement que Servet est en partie à l’origine de la préparation, mais lui aussi reste mystérieux sur sa composition. Je ne peux pas plus assister à l’injection que seul le maître réalise dès qu’il est prévenu qu’un voleur ou un gueux va mourir.
Souvent en fin de journée, nos dissections terminées, j’ai de longues conversations avec mon collègue espagnol. Qui, peu à peu, me révèle son vrai visage. C’est ainsi que j’apprends qu’il a édité quelques années plus tôt Des erreurs de la Trinité qui rejette son dogme et nie la divinité du Christ. Car l’homme avec qui je discute soir après soir est l’un des hommes les plus érudits de notre temps, mais ses prises de position vis-à-vis de la religion lui attirent la haine des catholiques et des Réformés. Humaniste, théologien, penseur, passionné de géographie, de mathématiques, d’alchimie, d’astrologie, il s’est réfugié en France sous un nom francisé pour débuter ses études de médecine. Ce sont ses dons en pharmacologie qui lui ont permis de concevoir un produit pour fixer les vaisseaux. J’ai beau le questionner, il se résout uniquement à me confier que le produit est à base de résine balsamique.
— Tu sais André, les Égyptiens il y a près de 3500 ans embaumaient déjà leurs pharaons et leurs techniques de conservation étaient remarquables. Il te suffirait d’effectuer quelques recherches pour parvenir au même résultat.
Paré, Servet ou moi sommes des médecins tournés vers l’avenir, ne croyant que ce que l’on voit, ce que l’on peut vérifier et nos dissections nous confirment que nous avons raison sur bien des points par rapport à Galien. Pourquoi faut-il alors que des hommes aussi talentueux que notre maître considèrent comme intangibles les descriptions anatomiques de ce médecin faites 1300 ans plus tôt ?
— Sur le Galgenberg, j’ai plus d’une fois étudié des mandibules de pendus. Celles-ci sont d’un seul tenant. Pourquoi nier une telle évidence ! Les fémurs humains que nous avons disséqués tant de fois sont droits et non courbes comme ceux des singes… Sais-tu Michel, que lorsque je m’en suis confié à Sylvius, ce dernier m’a répondu que s’il est droit chez l’homme comme je le prétends, c’est le port de culottes serrées qui l’a redressé ! Pourquoi une telle attitude ? Il sortirait grandi en reconnaissant que Galien, qui n’avait probablement pas l’autorisation de disséquer des humains, a pu commettre des erreurs. Les primates se déplacent à quatre pattes, ce qui n’est pas le cas de l’homme… et la morphologie s’adapte nécessairement !
— Tes dissections, André, nous ouvrent la voie. Je suis certain qu’avec ton habilité tu iras très loin et que l’avenir te donnera raison. Nous sommes encore bien jeunes. De tout temps il y eut le combat des Anciens et des Modernes. Comment pourrait-il en être autrement en médecine ?
Michel et moi sommes devenus deux excellents amis. Je dois toutefois relater ici une curieuse description qu’il fit et sur laquelle il publia beaucoup plus tard et qui me paraît pour le moins surprenante.
Michel s’est peu à peu orienté vers une étude anatomique du thorax, particulièrement la région du cœur et des poumons, faisant fi des recommandations religieuses sur ce muscle, siège selon l’église de l’âme humaine, et qu’il convient de ne pas aborder. Mon collègue s’intéresse depuis quelques mois à ce qu’il vient de nommer la « petite circulation » ou « circulation pulmonaire ». On admet depuis Galien que le sang est stagnant dans les veines et le terme même de circulation reste paradoxal. Galien a décrit une cloison interventriculaire percée de trous où le sang mêlé à de l’air diffuse du ventricule droit au ventricule gauche. Michel Servet avance une théorie que j’ai bien du mal à accepter malgré l’admiration que je lui porte. Je reprends sa phrase telle qu’il l’écrira beaucoup plus tard, fruit de nos dissections au Collège : « Ce sang subtil venu du ventricule droit est brassé à la faveur d’un long trajet dans le poumon où, transformé en sang rouge jaunâtre, il est transvasé à l’artère veineuse, puis, dans celle-ci, il est mélangé à l’air inspiré et ce mélange tout entier est attiré par la diastole dans le ventricule. C’est dans ce poumon que se fait la mixtion… Enfin la cloison médiane n’est pas apte à cette communication et à cette élaboration : il est cependant permis qu’elle laisse transsuder une certaine quantité de sang… » *
Je dois, hélas, retourner à Louvain. Paris est devenue infréquentable pour un brabançon, car la guerre vient d’éclater entre la France et le Saint Empire Romain Germanique. Les commentaires de la Faculté, inquiète, ne ménagent pas l’empereur Charles Quint qui, après que
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* Jusqu’au XVIIe siècle, on pensait que c’était le foie qui produisait le sang tandis que le cœur le chargeait d’un esprit vital qui distribuait la vie dans l’ensemble du corps. Mais en 1628 le médecin anglais, William Harvey démontre que le cœur est une pompe qui fait circuler le sang.
Michel Servet avait découvert la petite circulation un siècle plus tôt, découverte ignorée de tous et même considérée comme fantaisiste par le grand Vésale lui-même.
Mais beaucoup plus surprenant en 1992, un chercheur allemand, Max Meyerhof, publia un article affirmant qu’un médecin Anafis de Damas, né vers 1210 et mort en 1288, médecin d’une grande érudition, avait écrit ces lignes : « Quand le sang a été raffiné dans le ventricule droit, il est indispensable qu’il passe dans la cavité gauche où naissent les esprits vitaux… Le sang raffiné doit donc nécessairement passer dans la veine antérieure (artère pulmonaire) jusqu’au poumon pour se répandre dans sa substance et se mélanger avec l’air, afin que sa partie la plus fine soit purifiée et passe dans l’artère veineuse pour arriver ensuite dans la cavité gauche, après s’être mélangé avec l’air pour devenir apte à engendrer l’esprit vital ».
Nul ne saura jamais si Servet avait eu connaissance des travaux de son confrère, mais il est fort probable qu’il ne le sut jamais d’autant que ces textes médicaux étaient écrits en arabe et encore peu diffusés à cette époque et que le temps des croisades ne facilita pas la circulation des idées.
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les troupes des Flandres, du Hainaut et de la Bourgogne aient envahi la Picardie, pillé les églises et violé les religieuses, est traité d’impie et d’être inhumain. Je ne pars pas seul. Dans mon sac de voyage, Michel m’a glissé le livre d’un certain Rabelais, médecin, humaniste, écrivain, ecclésiastique et anticlérical, qui est lu par toute la bourgeoisie et les têtes couronnées !
— Lis ce Gargantua, ça rendra ton voyage plus court et plus plaisant. Tu verras, nous partageons beaucoup de points communs. Je souhaite te revoir prochainement, mon cher André.
Toujours, à chaque fois que je dois quitter des amis comme Ambroise ou Michel, l’angoisse m’étreint, craignant pour leur vie que chacun met à rude épreuve. La guerre est là, ainsi que l’intolérance religieuse et j’ai peur pour eux deux. Le premier, chirurgien de guerre, risque sa vie à tout instant, le second rejette un dogme qui lui vaudra un jour, je le crains, l’inimitié des catholiques et des réformés, réunie.
Jean-Jacques HUBINOIS/ Vésale, le trublion de la Renaissance/Amazon