4- La vocation se précise (1531-1533)
On Panodyssey, you can read up to 30 publications per month without being logged in. Enjoy29 articles to discover this month.
To gain unlimited access, log in or create an account by clicking below. It's free!
Log in
4- La vocation se précise (1531-1533)
Sans bruit l’hiver enserre Louvain d’une gangue de froid. Un hiver comme il y en a peu et cette année 1531 marque mes souvenirs. La Dyle glacée dans les coins d’ombre et sous les ponts qui l’enjambent offre aux enfants, et pour un temps, un patinage dangereux. Le collège trilingue s’est endormi et les pas des étudiants résonnent dans les longs couloirs déserts qui mènent aux cours. Le bâtiment de brique rouge est blafard depuis que le soleil refuse obstinément d’apparaître, caché derrière un ciel laiteux et sale faisant craindre une tombée de neige qui embellirait un paysage bien fade. Malgré ce froid piquant, je m’impose des balades dans la cour et parfois dans les parages du collège. Je fais à cette occasion la rencontre d’un étudiant d’allure guindée, vêtu de noir, de fort grande taille et d’une belle maturité intellectuelle qui, comme moi, effectue sa promenade quotidienne. Antoine Granvelle fait partie de ces hommes au charisme exceptionnel qui sera nommé évêque d’Arras à l’âge de 23 ans et participera au concile de Trente. Il deviendra un remarquable diplomate qui servira l’empereur. J’aurai plus tard l’occasion de le revoir dans des conditions que je conterai.
Les jours passent. Des flocons de neige ont recouvert la ville pendant la nuit, à mezzo voce, qui parsèment et adoucissent la cour, voilée d’un manteau immaculé vite souillé sous les pas dociles et incessants des élèves. Le carême cette année débute au milieu du mois et dans une vingtaine de jours, je dois passer mon baccalauréat de médecine. C’est le premier stade de mes études et cet examen ne devrait guère me poser de problème. Je suis tendu cependant à l’approche de la date fatidique. Je le resterai toute ma vie, habité par ce désir de perfection qui n’est point de ce monde. Dans ma minuscule chambre, presqu’une cellule de moine, je reste blotti près de la chaufferette de braises, hanté par l’œuvre de Rhazès, un travail considérable et admirable. Le dossier que je présenterai à mes juges concerne la pratique de la médecine par ce médecin perse qui écrivait en arabe pour décrire plus facilement certaines pathologies. Rien ne peut mieux me convenir, car je lis fort bien cette langue. Après quatre années d’études au collège, je peux enfin briguer ce premier diplôme. N’étant ni fils de médecin ni maître ès art, il m’a fallu effectuer mes études dans leur totalité. D’une grande assiduité aux cours, ayant obtenu d’excellentes notes, je sais que l’accord de mes professeurs n’est qu’une formalité après l’envoi d’une élégante supplique. Examen, qui comme chaque année aura lieu à la Mi-Carême.
Le matin en question, le froid est toujours aussi vif. Sur les vitres de l’imposante salle voûtée tout autour de laquelle sont assis les professeurs, le givre a dessiné d’étranges arabesques. Quelques stalactites pendent des fenêtres supérieures et la pièce est glaciale malgré le feu que l’on entretient dans un âtre de dimensions respectables. Au milieu de la salle, une table recouverte d’une étoffe carminée et une chaise sont destinées à l’étudiant qui soutient son baccalauréat. Les maîtres autour, assis sur une estrade, sont revêtus de leur robe à chaperon cramoisie.
— Andreas Vesalius, pourquoi souhaitez-vous vous orienter vers la médecine ?
— Pour soigner les malades, comprendre le grand mystère de la vie, du corps humain… que Dieu a voulu. Enseigner comme mes maîtres et avant eux leurs maîtres, l’anatomie galéniste…
— Voilà une saine vision ! Pourquoi nous avoir remis un mémoire sur un médecin perse ? Rhazès ! Galien ou Hippocrate ne vous suffisaient pas ?
— Sa vision sur la médecine préventive, la modération alimentaire qu’il prône tant pour les boissons que pour les aliments, l’entretien de son corps par l’exercice physique, l’importance de l’aspect psychosomatique dans le pronostic des maladies sont des approches qui m’ont paru novatrices…tout ce dialogue avait lieu en latin et les examinateurs notaient ma maîtrise de cette langue. Car ces interrogatoires, à ce stade des études, visent plus à jauger l’habileté intellectuelle du bachelier en herbe et ses dons d’argumentation qu’à apprécier ses connaissances purement médicales.
Le lundi, je suis questionné sur la physiologie, le mardi sur l’hygiène, le mercredi sur la pathologie et le vendredi, dernière journée d’interrogatoire, je dois débattre de syllogismes ou d’aphorismes que l’on me propose ainsi que des questions d’ordre plus général, comme celles du choix de mon mémoire.
J’ai finement loué Galien, chassant de mon esprit les mandibules humaines observées tant de fois à Bruxelles sur ma colline du Galgenberg, faites d’un seul tenant malgré les descriptions différentes de Galien. Critiquer ce médecin de l’Antiquité, remettre en cause ses préceptes considérés comme des dogmes établis et intangibles auraient signé à coup sûr mon échec à l’examen. J’ai déjà peut-être largement outrepassé ma liberté en louant un médecin perse devant mes maîtres, non seulement fervents galénistes, mais aussi farouchement opposés à l’apport de la médecine arabe, notamment l’Averroïsme.
Paracelse déjà a déclenché les hostilités quelques années plus tôt. En 1525 il s’est installé à Strasbourg, favorable aux idées de la Réforme puis il réside à Bâle où il devient médecin municipal de la ville. Chargé de donner des cours, il critique l’enseignement d’Hippocrate et de Galien et beaucoup plus tard celui d’Avicenne. Comportements sacrilèges et inacceptables dans un lieu aussi important de l’humanisme rhénan qu’est la ville de Bâle. Il va jusqu’à réaliser un autodafé avec un manuel de médecine scolastique sur la place du marché, la nuit de la Saint-Jean, cherchant sans doute à réitérer le geste de Luther. Sans succès. Les Bâlois, choqués, le chassent de la ville.
Le lendemain des oraux, les examinateurs proclament le nom des nouveaux bacheliers. Je suis reçu dans les tout premiers à mon baccalauréat. Mais derrière cet honneur se cache une déconvenue de taille. Le diplôme à peine en poche, je sais que je ne suis plus désiré à Louvain. Le recteur, offensé par ce penchant morbide qui m’anime et ce besoin de dissections que je réclame sans cesse, souhaite me voir poursuivre mes études dans une autre université.
— Termine tes études ailleurs et, une fois tes diplômes obtenus, nous t’accepterons si tu désires revenir, mais sache que tes remarques sur Galien sont infondées et que tu ne pourras poursuivre dans cette voie.
Pourtant mon maître Gonthier d’Andernach, qui sera de nouveau mon professeur à Paris m’a protégé, essayant d’éviter ce départ, devinant peut-être chez moi des qualités et une obstination qui me permettront d’aller plus loin. À Paris, pendant les trois années où je continuerai mon cursus, il me protégera encore, marquant sa sympathie, m’associant à ses travaux, me demandant enfin, à la publication de ses ouvrages, de bien vouloir les relire et les approuver, ce que je reçois comme une faveur insigne.
Photo : dépositphotos.
Vésale, le trublion de la Renaissance/ Jean-Jacques HUBINOIS /Amazon