Petits Tracas Mortels
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Petits Tracas Mortels
Écrire un polar emmène l'auteur sur le même terrain que l'enquêteur. Pour l'enquêteur, il s'agit d'aller chercher le lien qui existe entre un meurtre et son mobile. Mais pour l'auteur, il est question d'imaginer le mobile et tout le cheminement qui conduit à l'irréparable.
Lorsqu'on veut paraître crédible dans cette démarche, un minimum de réflexion et de compréhension de la psyché humaine sont bienvenues. Mais surtout, il existe une mécanique très efficace et qui fonctionne très bien pour les romans d'angoisse. Je vous parle d'ancrer l'élément déclencheur dans la réalité. Là, le lecteur se dit : "Mais ça pourrait m'arriver à moi !"
C'est encore plus vrai avec des choses qui sont déjà arrivées à d'autres, petits ou gros tracas dont on peut trouver la trace sur les réseaux sociaux, dans les avis que nos contemporains ont pris l'habitude de laisser un peu partout...
Exemple au hasard : Un lit superposé pour enfants qui casse au moment du coucher.
Comment un lit qui casse peut-il conduire au drame ?
Petit Tracas et Gros Énervements
Tout de suite, quand on parle de lit superposé qui casse au moment du couchage, on imagine le pire. Heureusement, dans les faits, si c'est arrivé plusieurs fois sur un modèle bon marché vendu par l'enseigne Meublorama,(1) on ne compte à ma connaissance aucun mort. C'est plutôt sur le plan psychologique qu'il faudra aller chercher les dommages. Les mômes d'aujourd'hui, déjà largement perturbés par une consommation précoce d'écrans et de malbouffe, pourraient ne plus vouloir dormir dans un lit. Ceci dit, les dommages psychologiques peuvent être plus importants chez des parents après quelques échanges pénibles avec un hydre cauchemardesque et répugnant : le Service Après-Vente.
Les premiers tentacules de la bête entament leur approche avec la réponse à l'avis laissé sur le site du vendeur. Vous savez, la formule toute faite du service juridique dans l'espoir candide d'éviter les poursuites au titre de l'article 1641 du Code Civil. Formule qui peut apparaître comme un mensonge insultant au parent désemparé qui a sous les yeux un avis présentant exactement la même casse sur le même lit superposé, quelques mois plus tôt dans un autre foyer.
Tout doucement, entre l’employée au téléphone qui ne peut rien faire et qui de toute façon va changer de contrat d’intérim dans quelques semaines et le mail du SAV qui envoie une fin de non recevoir pour cause du dépassement du délais de garantie légale, les tentacules répugnants de la bête assoient leur emprise sur l’esprit du parent désemparé. En plus, les vils marchands de camelote chinoise ne veulent pas lâcher l’identification du fabriquant. Ne connaissent-ils donc pas l’article 1245-6 du Code Civil ? Vous savez, l’article qui établi la responsabilité du vendeur quand le fabricant ne peut pas être identifié. Mais quand on réfléchit, qui va aller en justice avec toute la difficulté de prouver un hypothétique dommage moral qu’il faudrait de surcroît faire évaluer à plus de 500€ ?
Toute cette histoire pour un lit qui vaut des clopinettes. Comme s’il fallait s’attendre à ce qu’il tienne plus de deux ans et un mois pour ce prix là ! Cela, le hideux SAV le sait très bien. Trop bien même. Les serviteurs du mal en rient entre eux à la pause cigarette.
Imaginez le moment où tout bascule
Point d'orgue avec un détail qui achève d'inséminer le mal ancestral dans les circonvolutions d'un cerveau qui commence à transpirer la haine : À aucun moment, aucun interlocuteur du SAV ne s'est soucié de savoir si l'enfant allait bien... En fait, au SAV, tout le monde s’en bat les cacahouètes de votre foutu môme. Déjà qu’ils sont mal payés, ils ne vont quand-même pas faire du social !
Est-ce que quelqu'un du SAV se soucie un instant de l'image de l'entreprise ? Après tout, il y aura toujours assez de pauvres pour acheter leurs produits à bas prix sans sourciller, non ? De toute façon, quand on passe la moitié de son existence à être balloté de groupe étranger en groupe étranger, groupes qui trainent des casseroles plus grosses les unes que les autres... pour finir entre celles d'un fond d'investissement américain... l'image de l'entreprise est quelque peu accessoire, non ?
La réflexion ne va probablement, même pas aussi loin. C'est plus sûrement lié au phénomène de désengagement qu'on constate dans de plus en plus d'entreprises. Constat auquel notre parent désemparé reste hermétique. Dans son esprit en proie au désarroi, il a affaire aux pires des fumiers. Il le sait ; le mal se répand dans l’entreprise du haut vers le bas jusqu’au SAV. Et puis, vient le moment où tout bascule... *musique angoissante*
Vous et moi, sommes des gens équilibrés. Sûrement plus vous que moi. Enfin, j'espère... Les choses se passant à distance, nous pouvons éventuellement nous défouler dans un mail qui risque de n’être jamais lu. A l'époque où on avait un contact physique avec la personne du SAV, un bourre-pif aurait conclu l'affaire dans une ambiance bon enfant.
Mais imaginez un dysfonctionnement dans les connections synaptiques d'un monstre en puissance. Pas Alien, ni Predator. Mais un de ces monstres du quotidien plus terrible encore : votre voisin le tueur psychopathe. Celui qui tond sa pelouse trois fois par semaine, qui aide les petites vieilles à traverser la rue et qui déblaie même la neige devant chez la vieille madame Ackermann pour qu’elle ne se casse pas une deuxième fois la hanche comme il y a cinq ans. Le genre de type à la voix douce et posée auquel vous dites bonjour du bout des lèvres, à reculons. Parce qu'il y a quand même de drôles de monticules sous les plants d'espèces protégées de son jardin.
Donc le brave papa tue de sang froid. Un ou deux meurtres ne vont pas lui couper l'appétit. Et avec la chance qu'ont les gens, ça peut encore tomber sur les bras d'un Commissaire en vacances. Il y a des métiers comme ça où on ne peut jamais être tranquille !
Dans la vraie vie, ça ferait juste la rubrique des chiens écrasés. Sauf si on a besoin de détourner l'attention du public d'une affaire de contrats occultes concernant l'enlèvement de poubelles signés avec une entreprise en redressement judiciaire. Là ça fera les gros titres. Mais dans les main d'un auteur de polar, l'évènement peut carrément devenir magique et palpitant. J’espère juste être le genre d’auteur qui sait naturellement rendre ce genre de fait palpitant. Car je n’ai jamais pris le moindre cours d’écriture.
Fin Heureuse dans la Vraie Vie ?
Bien sûr, il y a peu de chances pour que cela se passe ainsi dans la vraie vie. Mais ce n’est pas non plus impossible.
Un bon commerçant fera un geste, parce qu’il sait qu’on n’achète pas ce que vous faites mais la façon dont vous le faites. Et tout le monde rentrera chez lui le soir apaisé et un peu plus confiant dans l’avenir de l’humanité. Happy end.
Sauf dans les enseignes discount à la main de fonds de pension américains. Chez Meublorama, le client peut toujours se brosser pour un geste commercial. Cela boufferait l’EBITDA.(2) Et ça, le fond de pension américain n’aime pas. C’est justement ce qui rend notre petite histoire plausible. Et si elle est plausible, elle peut provoquer chez vous ce léger hérissement du poil, presque imperceptible qu’on appelle « chair de poule ».
Vous le sentez ?
Prêt pour une partie de Cluedo avec le Commissaire Demesy à Vallon-Pont-d’Arc ? Vous avez le doute maintenant. Sur qui allez-vous parier ?
Notes en bas de page et crédits :
(1) Le nom a été changé pour préserver l’anonymat.
(2) L’EBITDA (accr. Earnings Before Interest and Taxes Deprecation Amortization) est un indicateur financier américain qui correspond approximativement à un excédent brut d’exploitation (EBE) français.
Photo de couverture : Hassan Rafhaan sur Unsplash
Jackie H 2 months ago
Dit sur un ton léger mais tellement réaliste ! La "conscience professionnelle" est une notion dont il ne reste plus que des vestiges d'une époque révolue... plus personne ne se sent responsable de rien mais il faut bien que quelqu'un soit coupable quelque part quand c'est un de vos gosses qui s'est pris le lit du dessus sur la tronche et quand c'est l'autre qui s'est cassé le dos quand son lit a chuté d'un étage... nous autres gens ordinaires avons le "tort" de ne pas supporter que ce ne soit la faute à personne sinon à "pas de chance"... au fait où est-ce qu'on a planqué les Kalash ?
Prince Of Panodyssey Alias Alexandre Leforestier 2 months ago
Intéressant ! Comme dirait Arte… Bon, je vais faire une énième crise de nerf avec la banquière… mais c’est la BRED que je veux tuer… pas cette pauvre banquière, prise pour un meuble à casseroles bas de gamme… 😈
Jean-Christophe Mojard 2 months ago
J’adore cette désinvolture littéraire qui assène chirurgicalement les vérités de notre quotidien.
Allez, je jette les dés, et je file dans la cuisine, avec le couteau et le colonel Moutarde, avant qu’elle ne me monte au nez.
Claire Brun 2 months ago
j’aime beaucoup le ton. Hâte de continuer la partie de Cluedo!