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Excerpts
Paysage insaisissable (Extrait)

Paysage insaisissable (Extrait)

Published May 16, 2023 Updated May 16, 2023 Culture
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Paysage insaisissable (Extrait)

Auteur: Kiss Tibor Noé
Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba

La fumée noire des diesels

Il y a juste dix minutes que j’ai enfilé la blouse protectrice, et je transpire déjà. Gants de caoutchouc, masque, sacs sur les pieds, j’ai l’impression de mijoter dans un grand sac en plastique. La nuit dernière, je n’avais même pas remarqué qu’il y avait d’autres personnes dans la salle, pas seulement ma fille. Partout des appareils, des moniteurs, des câbles, des armoires métalliques, des lits, des malades sur les lits, et, sur les malades, des gazes, des bandages, des plâtres. Face aux lits, le comptoir des infirmières, sur les fenêtres, des stores à lames. À côté de Dorka, il y a un rideau à moitié tiré, hier je ne les ai même pas vus, ces rideaux, je ne voyais que Dorka, les tuyaux dans sa bouche et les sachets suspendus sur le pied à perfusion. C’est un miracle qu’elle ait survécu à l’accident, pourtant on dirait qu’elle dort, simplement. Que ce soit un miracle qu’elle ait survécu, je l’ai entendu quand les infirmières chuchotaient entre elles, parce que moi, elles m’ont dit que seul le médecin-chef pourrait me renseigner. Seulement le médecin-chef, répétait l’infirmière en chef, puis elle s’est rassise derrière le comptoir où je ne voyais plus son visage, j’entendais seulement les clics de sa souris. Je tire une chaise à côté du lit de Dorka, je m’assois, je vais rester ici jusqu’à ce qu’elle se réveille. Csilla devrait aussi être là, à côté de moi. Quand elle est partie pour de bon, elle m’a demandé de ne pas l’accompagner à l’aéroport, de ne plus la contacter. À sa place, j’aurais fait la même chose. Dorka avait regardé l’avion prendre son envol sur le tarmac. Maintenant, les yeux fermés, elle est couchée sur un lit d’hôpital. Elle ne voit pas, n’entend pas, ne parle pas, ne sent rien, ne réfléchit pas. Je lui touche le bras, je la caresse, sa peau est aussi douce que quand elle était petite. Aussi douce et chaude. Je le sens à travers mes gants de caoutchouc quand je la caresse avec mes doigts. J’aimais surtout la plante de ses pieds, ces coussinets dodus, les bourrelets sur ses cuisses, ses bras. Elle en avait même sous les aisselles. Maintenant, ses pieds sont fins, secs. Sur le lit d’à côté, un gros bonhomme d’une cinquantaine d’années pousse un grognement, il essaie de se mettre assis, en vain, il n’en a pas la force. La gaze sur ses pieds est détrempée, du sang tombe en petites gouttes sur les draps. Si Dorka n’avait eu rien que ça, les bras, les jambes cassés, deux, trois côtes. Tout vaut mieux qu’une lésion du cerveau. Je caresse ses bras fins couvets d’un duvet soyeux. Tout est comme d’habitude, sauf qu’elle n’est pas consciente, qu’elle n’est pas capable de respirer toute seule. En revenant de l’aéroport, elle a seulement dit qu’elles avaient pleuré. Elles avaient pleuré, elle et sa mère. Puis elle a regardé le ciel jusqu’à ce que la dernière traînée de condensation se soit dissoute dans l’air et qu’il n’en reste plus rien, et elle a fixé ce rien pendant des longues minutes. Elle avait dix-neuf ans, elle en a vingt-huit maintenant. Elle travaille dans un refuge de sans-abris, elle habite dans le huitième arrondissement, elle aime faire du yoga, des randonnés, conduire, elle écoute de la musique tout le temps. J’ai dit tout ça au médecin-chef aussi, je ne sais pas pourquoi il m’a posé ces questions. Les infirmières reprennent leur messes basses, je tends l’oreille en vain, il y a tellement de bruit ici, on se croirait dans une usine, tout siffle, tout craque, tout claque. Csilla devrait être assise là, mais je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle fait, de l’endroit où elle est. Depuis que cette folie ésotérique s’est emparée d’elle, le seul lien qui est resté entre nous, c’est Dorka. Avant au moins, je connaissais son adresse, je pouvais la contacter sur le net. L’homme au pied qui saignant agrippe le montant de son lit, les soignants l’entourent, l’un d’eux tire le rideau. Je reste seul avec Dorka, on ne nous voit plus, enfin. Je me penche sur son visage, je l’embrasse sur le front à travers le masque, mais il ne se passe rien, elle reste couchée, muette, immobile.

*

C’est un frésia.
Une odeur si douce, si légère, elle me donne des frissons.
Une douce chaleur me traverse de la tête aux pieds, m’enveloppe, me protège.
Comme si on me caressait les cheveux.
Sur la tige du frésia, il y a des feuilles nues en forme de sabre.
Au bout des tiges, les fleurs sont en forme d’entonnoir.
Grappes de frésia dans les balconnières en plastique accrochés aux rambardes.
Sur le balcon, une vitre orange avec une trame métallique.
L’odeur du frésia est du miel, son contact est soyeux.
Quelqu’un me caresse les cheveux.

L’odeur âcre du désinfectant.
Le samedi, c’est moi qui frotte le sol.
Mes doigts sont détrempés, ils commencent à peler.
Je suis à genoux sur le carrelage froid.
C’est difficile d’enlever la saleté des joints entre des carreaux.
Je frotte, je tourne dans tous les sens, mes genoux pèlent.
Je jette les pelures dans le seau.
Je les regarde s’enfoncer doucement dans l’eau trouble.
L’eau mousseuse déborde sur le sol, une rivière en crue.
Elle charrie avec elle des miettes et des morceaux de lard.
Le seuil riveté est une digue, au-delà, c’est la mer.
Je ne connais pas la mer, je ne dois pas laver là-bas.
La porte s’ouvre, ma grand-mère pose son panier tressé.
La terre et l’écorce tombent des bûches par terre.
Agenouillée, je regarde ma grand-mère, puis je continue à frotter.
Le sol doit briller après la crépuscule.
Il doit briller quand on éteint la lumière dans la cuisine.

Quelque chose brûle, ça sent le brûlé.
Le néon crépite, crachouille.
Petit à petit, le tube brûle.
Les garçons se courent après en poussant des cris.
Ils se battent avec des tiges de plastique clignotantes.
Ils disent que ce sont des sabres lumineux.
Ils nous font rire.
On écoute leurs râles d’agonie jusqu’à la tombée de la nuit.
On est assis dans le salon, la fenêtre est ouverte.
Les grillons stridulent, les chèvres chevrotent.
La télé ronronne, les petits insectes zigzaguent autour du plafonnier.
Une mite se coince entre l’abat-jour en céramique et l’ampoule.
Elle bat ses ailes, vrombit.
Quelque chose vrombit, quelque chose crépite, quelque chose grésille.
La mite se consume tout doucement.
Nous éteignons les lumières.
Silence, obscurité, nous dormons.
Grand-mère et grand-père dorment aussi.

Je dois me réveiller.
Le soleil traverse les rideaux.
La chaleur traverse mon corps, me caresse.
L’odeur du café fraîchement moulu dans l’appartement.
Tourbillon dans le couloir, dans ma chambre, sur le balcon.
Il continue vers la rangée de magasins.
Maman, je dois me réveiller.
Le nuage du café est invisible.
Ma tasse fume.
Les granulés se dissolvent dans le lait chaud.
En le mélangeant, le cacao au lapin tourbillonne.
Je lèche la cuillère.
Je mets le chien peluche sur la table.
Il commence à discuter avec le lapin.
Salut lapin, je suis Robi, dit le chien.
Hello, Robi, répond le lapin.
Le tic-tac de la presse à sandwich.
Il compte le temps à rebours.
Maman, je dois me réveiller.
Maman casse les œufs.
L’odeur du café se répand dans la cuisine.
Aujourd’hui, on va au parc d’attractions.
J’applaudis de joie, maman sourit.
Son sourire me caresse le visage.
C’est comme si on me caressait.
Quelqu’un me caresse les cheveux.
Maman se lève de table.
Elle ouvre les tiroirs et farfouille parmi les couverts.
Le cliquetis des couteaux et fourchettes, elle sort la poêle.
La poêle grince quand elle la pose sur le gaz.
La porte du meuble de la cuisine se ferme en claquant sur l’aimant.
Le minuteur de la presse à sandwich fait tic-tac, je dois me réveiller.

*

Aujourd’hui, je reste au lit toute la journée. La petite montre indique dix heures et quart, ce qui veut dire qu’il est neuf heures et quart. J’aurais dû reculer les aiguilles depuis une semaine déjà, mais j’oublie à chaque fois et quand j’y pense, je n’ai plus envie de le faire. Aujourd’hui, je ne fais rien, je suis couchée, c’est tout. J’ai promis aux filles d’aller avec elles ce soir au centre commercial, mais je n’en ai pas la force, et ce soir, je n’en aurai pas non plus. Mes membres sont lourds comme du plomb, je me sens comme un énorme épouvantail en paille trempé par la pluie et englouti petit à petit par le matelas. Je leur écrirai plus tard que je n’ai envie de voir personne, en attendant, je reste couchée, couchée.

Aujourd’hui le service a été long, pourtant c’est toujours le même, douze heures parmi les machines. Parfois on ne voit pas le temps passer, et parfois on a l’impression que ça ne finira jamais. Je n’ai pas beaucoup dormi, mais j’ai rêvé, je m’en souviens, j’ai tout noté dans mon carnet rouge quand je me suis réveillée. J’avais rencontré des êtres étranges dans la forêt, ils ressemblaient à des nains. J’essayais de les écouter, mais je ne comprenais pas ce qu’ils disaient, je ne comprenais pas leur langue, pourtant ils parlaient un langage humain. Il me semblait qu’eux-mêmes ne se comprenaient pas, l’un était en colère et trépignait, l’autre hochait la tête, le troisième écartait les bras. Puis ils se sont mis à courir, à sauter dans les buissons, et ils ont disparu. Je feuillette le carnet rouge que mon frère m’a offert à Noël dernier. J’y note mes rêves, il se remplit déjà peu à peu.

Aujourd’hui, c’est mercredi, parce que les éboueurs freinent devant la maison avec un fracas assourdissant. Dans la rue, Mme Virág porte un imperméable alors qu’il fait soleil. J’écarte le rideau pour voir le garçon qui a mis une lettre dans la boîte la semaine dernière. Il soulève délicatement le container et le fait basculer avec son genou sur le trottoir. Des gouttes de sueur brillent sur son front. Mon frère a lu la lettre aussitôt, mais il ne me l’a toujours pas donnée. La bouche de Mme Virág bouge sans cesse, elle n’arrête pas de parler, mais le garçon fait semblant ne pas l’entendre. Depuis un moment, je fais pareil, pourtant j’aime bien Mme Virág parce que quand on était petits, elle nous donnait toujours du chocolat et des guimauves. Nous ne sommes pas gentils. Mon frère dit que le garçon n’a écrit que des bêtises dans sa lettre, qu’il a même dessiné des petits cœurs dessus, selon lui, ça craint, de toute façon, un éboueur n’a pas à larmoyer comme ça. Le camion démarre, Mme Virág lui fait un signe de la main, le garçon se tient à la poignée, maman répondait toujours au geste de Mme Virág.

J’ai eu beau demander à mon frère de me donner la lettre, rien à faire. Si ça se trouve, il ment, il veut me blesser, parce qu’il n’y a aucune lettre d’amour, mais ça, je ne le sais pas, vu que ça fait un moment que je ne lui parle plus.

 

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