Episode 11 - Le souffle du vent
On Panodyssey, you can read up to 10 publications per month without being logged in. Enjoy9 articles to discover this month.
To gain unlimited access, log in or create an account by clicking below. It's free!
Log in
Episode 11 - Le souffle du vent
Au même moment, plus haut dans les arbres, immobile, Saori observait.
Depuis plusieurs dizaines de minutes l'atmosphère devenait lourde et la tension palpable. Elle avait préféré laisser sa jument Haku en arrière, sellée avec ses affaires, et avancer seule, légère, sur les branches des arbres. Depuis quelques lunes qu’elle suivait ces Prohéliens, il se passait enfin quelque chose, rompant la monotonie du voyage. Elle était habituée à prendre suffisamment de hauteur pour ne pas être vue sans louper un seul murmure de conversation.
Cette femme Prohélienne ne l’avait pas impressionnée : Saori avait grandi dans une société matriarcale et pensait depuis toute petite qu’il était dans l’ordre des choses que les femmes soient à la tête des hommes. En revanche, elle savait que l’obéissance de cette trentaine de guerriers, si imposante que soit la prestance de leur cheffe, ne durerait pas. Elle restait très méfiante. La discussion entre la femme aux cheveux de feu et la chevaleresse avait obligé Saori à se concentrer davantage sur l’attitude de la troupe. Depuis que cette fillette s'était présentée sur leur chemin, la guerrière avait perdu le sang-froid qui la caractérisait jusqu'à présent, laissant l'opportunité à ses hommes de montrer des signes d'agitation croissants.
Saori s’était accroupie, solidement ancrée, les pieds à plat sur la haute branche épaisse d’un pommier, enlaçant fermement de son bras gauche le tronc ligné de l’arbre. Elle plissa ses grands yeux noisette, tourna légèrement la tête dans le sens de la brise pour entendre distinctement les chuchotements des soldats. La Prohélienne se tenait à quelques dizaines de pas de Saori, qui, éblouie par le soleil, l’entendait plus qu’elle ne la voyait. Les murmures puis les cris créèrent un souffle étouffant qui parvint à Saori comme une bourrasque, l’incitant à se préparer au combat. Sa respiration s’accéléra. Elle ajusta le carquois sur sa hanche droite, gonfla ses narines dans une profonde inspiration et banda tous ses muscles, prête à bondir ou armer. Elle marmonna quelques mots incompréhensibles au-dessus de son épaule, puis choisi de sauter silencieusement sur des branches plus basses. Elle avait pris sa décision : ici, plutôt armer que combattre. Elle se trouvait maintenant à hauteur d’épaule de chaque homme, qui, en bons soldats de l’armée prohélienne, et malgré le bourdonnement de la rébellion, se tenaient encore proprement rangés en carré.
L'ordre les rend tellement vulnérables. Tandis que quelques-uns commençaient à bouillonner, claironnant leur insatisfaction sans plus aucune retenue, Saori passa la tête hors de l'arc qu’elle tenait en bandoulière sur sa poitrine. Enfin elle allait pouvoir laisser exprimer sa fureur contenue. La dissidence parmi les soldats ne datait pas d’aujourd’hui. Depuis quelques lunes que la troupe avait croisé son chemin et qu’elle avait choisi de les suivre, elle écoutait le complot ronronner. Elle l’avait entendu croître jusqu’à cette étincelle de fillette sur son palefroi qui venait d’allumer la mèche. Saori comprenait l’indiscipline, le tourbillon de la jeunesse rebelle. En revanche, elle ne tolérait pas la fourberie, les manigances masculines destinées à écraser la force féminine. Sans desserrer les dents, avec tact et célérité, elle arma une flèche au creux de la corde blanche détendue, les yeux fixés sur les casques dorés alignés les uns derrières les autres, et attendit. Aussi immobile que les pommes qui l’entouraient.
Sans sortir de leur position, les soldats parlaient entre eux de plus en plus fort, les chevaux soulevaient la poussière en frappant la terre sèche de leurs sabots impatients. Quand un air marin frôla les archers prohélien dans un bruit rapide : « vouchhhh ». Ils s’immobilisèrent. Détournèrent les yeux de la scène entre la centuria et le soldat rebelle. Observèrent autour d’eux avant de s’interroger du regard. Sans exception, ils avaient senti la froideur humide, entendu l'onde passer à quelques centimètres de leurs oreilles mais aucun ne vit quoi que ce soit alentour. Alors que la tête de leur camarade tombait sous le tranchant de l'épée de la Prohélienne, l’un d’eux vit un tout petit crabe jaune posé sur la crinière de son cheval. Au même instant, en ôtant l’épée de son fourreau, l'un des plus arrogant soldat aboya des mots que Saori ne comprit pas. Voyant le cheval de ce dernier se cabrer sous l’effet des cuisses de son cavalier, entraînant tous les autres dans une débâcle poussiéreuse, elle saisit l’instant pour les interpeller d'une voix rauque dans sa langue, espérant créer une diversion dans la bataille qui s’engageait contre la centuria : « Bande de lourdaux mal dégrossis ! Restez à vos places ou l’ouragan jaune vous anéantira ! Il n’y aura pas d’autre sommation ! »
Dans le chaos, quelques hommes se retournèrent. Ils ne virent d’abord pas la femme aux cheveux courts derrière l’arc, mais la pointe de la flèche ocre visant, le croyaient-ils, leurs armures. Aucun n’avait compris ce qu’elle avait crié, mais il était évident que la menace n’était pas feinte. D’où qu’ils se trouvaient, levant la tête vers l'arbre, ils pouvaient voir son œil fermé à côté de la cible en verre qui renvoyait un rayon du soleil, ou la corde tendue devenue bleue luminescente, ou encore le poignet gauche qui poussait l’arme vers eux, poignet à l'intérieur duquel luisait un tatouage bleu. Saori était enracinée sur la branche d’arbre épaisse qui supportait, sans osciller, la tension de son corps et de ses épaules. Elle ne respirait plus, l’œil droit rivé sur sa cible : le petit bout de chair brunie par le soleil entre l’épaule et le cou du tout premier soldat qui lui faisait face. La corde de son arc, collée au milieu de son nez et au coin de sa lèvre supérieure, lui interdisait de parler. Elle savait de toute façon qu’elle n’avait plus besoin de prononcer un seul mot.
Comme prévu, l’un d’eux, sans qu’elle puisse identifier lequel, commença à émettre un borborygme proche du rire. Puis, à nouveau, se fit entendre le son du vent, mais plus violent cette fois, proche du sirocco, sec, chaud. Et puis, encore, des borborygmes. Ceux-là plutôt comme un liquide en ébullition. La flèche dessina une trajectoire en courbe de droite à gauche. Quatre hommes tombèrent de leur destrier, du même côté, le sang jaillissant de leur cou pour dessiner sur leur armure dorée des volutes vermeilles. La flèche glissa du cou du quatrième Prohélien lorsque son corps toucha le sol, juste avant qu’il ne se fasse piétiner le crâne par les sabots des chevaux affolés. Les regards se reportèrent vers l'archère qui, dans un geste agile, avait déjà engagé une nouvelle flèche. Dans la même position, ils avaient l’impression qu’elle n’avait pas bougé, que la première flèche était tombée du ciel avec une brutalité inattendue.
Avant que les autres mutins n’aient choisi quelle bataille mener, dans un tourbillon de poussière jaune, trois autres flèches s’étaient plantées rageusement dans des fronts, avaient traversé des trachées, libéré des chevaux de leur cavalier. Saori entendit soudain un cri féminin, désarma avec rapidité la flèche engagée, détendit la corde et ses épaules, puis sauta promptement dans la canopée des arbres jusqu'à un chêne pour mieux voir la scène. À ses pieds, les archers étaient tous morts. Un rapide coup d'oeil lui appris que les deux femmes, suivies par deux cavaliers, s’éloignaient au galop. L'anarchie régnait au sol entre morts et vivants, mais Saori n'en avait pas terminé, d'autant qu'elle ne voulait pas perdre les fuyards. Alors, un murmure et un imperceptible hochement de tête. Quelques seconde plus tard, le chaos se transforma en un brouillard jaunâtre laissant les armures plus vivantes que les cavaliers, dans des cris déchirants que Saori n'entendait pas.
Sans quitter son poste, elle regarda le ciel où se formaient quelques cumulus, huma l’air lourd du fer des litres de sang qui s’écoulaient plus bas, l'odeur irritante des chaires déchirées. En repassant son arc et son carquois dans son dos, elle émit un petit sifflement rapide et discret, jeta un dernier coup d’œil entre les bois pour s’assurer que tous étaient morts puis s’élança de branches en branches dans le sillage des évadés.
Loin d’être poursuivante, elle escortait dans l’ombre la cheffe de guerre. Saori n’avait jamais voyagé avec personne, ni vécu et encore moins combattu aux côtés d’une autre femme. Solitaire, elle était pourtant convaincue depuis qu’Amelia était passée sous un des arbres où elle s'attardait, qu’elle pourrait en faire une alliée pour achever sa mission.
Par Joanne De Wolf @joanne.dewolf