33. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre I : Les Diamants de Sarel-Jad, Chapitre XII, 1, 2
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33. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre I : Les Diamants de Sarel-Jad, Chapitre XII, 1, 2
Ygrem commença par la Cité des Sciences. Il n’avait pas montré sa peine à Nïmsâtt, lorsque celle-ci lui avait annoncé son intention d’émigrer à Sarel-Jad avec son équipe, et d’y installer un laboratoire de recherche. Ygrem avait cependant obtenu de Nïmsâtt qu’elle assure une antenne de sa cellule à Syr-Massoug, afin de poser un premier jalon de la Cité des Sciences. Nïmsâtt n’a pas trop de scientifiques, ingénieurs et techniciens à ses côtés, pour mener le projet à bien. Mais comment refuser à Ygrem ? Elle demanda donc aux membres de son équipe qui serait partant pour aller créer l’antenne de recherche à la Cité des Sciences de Syr-Massoug. Outre un ingénieur et deux techniciens, c’est parmi ses chercheurs un Aspalan qui se porta volontaire. À Syr-Massoug, d’ailleurs, il bénéficierait de sous-traitances qui permettront d’avancer dans la réalisation matérielle d’un aéronef équipé ; car, à y réfléchir, mieux vaut mettre deux équipes sur l’affaire, s’agissant de réaliser un prototype dont le succès est pour le moins aléatoire.
De son côté, Ygrem est disposé à étoffer l’antenne par l’octroi de moyens en personnel et en équipement. Mais c’est d’abord la Cité de l’Industrie, qui le préoccupe. Il entend agir vite et de façon globale. Il mettra en place un train de mesures bien pesées formant un ensemble cohérent, évitera, ce faisant, un coup par coup qui susciterait chez les destinataires l’impression d’une indétermination politique, encouragerait la contestation, voire certains sabotages de la réforme. En fait de réforme, d’ailleurs, ce sera plutôt une révolution. Ygrem est résolu à ne pas céder sur le droit que détient la Couronne d’autoriser ou non la production en masse d’innovations multiples : véhicules automobiles individuels, ces « tapis volants », comme on commence de les nommer dans la propagande industrielle, c’est-à-dire les aéroglisseurs ; téléphones mobiles, radiotéléviseurs, ordinateurs domestiques ; et surtout ces engins sophistiquées à rayonnement électromagnétique stimulé autour d’une seule longueur d’onde, et que l’on sait émettre en utilisant un cristal de rubis, ou un colorant enfermé dans une fiole de quartz, ou encore, un gaz à effet puissant. Qui sait ce qu’il pourrait en advenir dans des mains anonymes ? Les industriels en ont développé des applications, d’autant plus intéressantes qu’elles sont assez peu coûteuses. À présent, ils rêvent d’en diffuser des usages domestiques…
Mais enfin, c’est au politique, non aux industriels et aux banquiers, de décider du mode de vie des populations et du style de civilisation qui leur convient ! Ygrem pressent l’énorme manipulation qui consisterait à faire croire aux gens que ces modes de vie non choisis par eux sont l’effet d’un processus naturel, ou quasiment, et qu’il est dérisoire de s’y opposer, outre que, de toute façon, ils représentent un mieux…
Autre point d’importance pour le roi des Nassugs : l’entreprise n’appartient pas, et ne saurait appartenir aux seuls propriétaires des mises de fond, car le travail justifie aussi bien que l’argent un droit d’usage et d’orientation des activités, ainsi même que celui de prendre les décisions qui engagent le destin de l’entreprise. Cependant, il ne serait pas sage de figer un antagonisme entre pourvoyeurs de travail et pourvoyeurs de fonds, par exemple, en instaurant deux représentations et deux Conseils distincts. Aussi, l’unanimité sera requise pour les décisions importantes, tandis qu’en cas de blocage l’Administration publique sera appelée à arbitrer.
Ygrem est convaincu que l’entreprise est une unité organique : tous ses membres sont coresponsables et donc solidaires. S’il faut absolument restreindre l’activité, cela ne saurait se justifier qu’en perspective de reconversions, et les sacrifices doivent être partagés : il n’est pas acceptable que seuls certains aient à payer les ajustements par leur salaire ou leur emploi. Si l’entreprise doit réduire l’effectif de ses employés, il lui revient de pourvoir au reclassement pour lequel toutes les entreprises du secteur sont coresponsables. À elles de prévoir de telles éventualités et de pourvoir à une assurance sociale sur des fonds propres alimentant une caisse commune suffisamment solide pour garantir un revenu d’existence aux chômeurs, jusqu’à ce que leur soit procuré un emploi ou, à défaut, une honnête occupation en attente de retraite. Enfin, il n’est pas bon, juge-t-il, que les conditions matérielles soient trop disparates. De trop grands écarts de fortune contredisent le principe de convergence entre efficacité économique et justice politique. Une société qui admet en son sein de grandes inégalités ne saurait se maintenir durablement, et d’ailleurs, elle ne le mérite pas.
Quant aux banques, Ygrem avait, à la volée, saisi chez Santem des réflexions sibyllines, mais qui lui donnent à penser que c’est elles, les banques, qui, au fond, détiendraient les clés de la puissance. Santem avait parfois fait allusion à ce qu’il nomme « monnaie de banque », en la distinguant des billets et pièces dont l’État a la maîtrise. Un soir qu’ils dînaient tête-à-tête, Santem a même insinué qu’à la limite les banques pourraient « s’offrir gratuitement » toute l’économie, si on les laissait faire… « Leur pouvoir de création monétaire est virtuellement illimité », avait-il lâché en confidence, ajoutant : « les banques n’auront de cesse d’avoir remporté contre l’État la victoire décisive : le monopole du pouvoir de créer la monnaie », ce qui l’avait plongé dans un long mutisme tout le reste de la soirée. C’est alors qu’apparut à Ygrem cette évidence : le véritable antagonisme, celui qui menace toute paix civile, n’est pas la lutte entre pourvoyeurs d’argent et pourvoyeurs de travail ; car la raison veut qu’ils marchent ensemble : c’est la guerre larvée, latente, entre le pouvoir bancaire et le pouvoir politique. La vraie bataille se joue dans l’ombre, pour la détention du pouvoir monétaire. C’est le grand enjeu.
Ygrem parlait ainsi en lui-même : « Jadis, mes rivaux étaient les gros commerçants. Aujourd’hui, ce sont des industriels avides d’étendre leurs marchés, et, avant tout, sous leurs sourires de façade, les banquiers, assoiffés d’omnipotence financière. Il est de mon devoir de les soumettre, d’obliger les banques à s’en tenir au service de l’économie et des particuliers eux-mêmes. Je les empêcherai de faire la loi. Les banques devront souscrire à une Charte que je rendrai publique, afin qu’elle soit bien connue et que tout un chacun soit à même de la leur opposer. Contre leurs velléités frondeuses je ferai valoir ce qu’est la puissance du politique, lorsque ses responsables assument le beau risque de faire confiance aux citoyens et de s’adosser au pouvoir du peuple ! »
Ygrem s’octroya un laps de temps pour rêver à ce « beau risque ». Puis il se reprit : « … Mais cessons de ressasser ! Je m’énerve et me fatigue à penser tout seul. Commençons par régler le problème qui m’est le plus obscur : celui des banques et de la monnaie. Mon ami, Santem, lui, s’y connaît. Je vais l’inviter sans attendre. D’ailleurs, plus rien ne doit attendre. Je vais aussitôt après avoir vu Santem demander à Almira et Ols de s’entretenir avec moi. Almira est comme son père, aussi avisée et réfléchie. Je lui parlerai de mes idées concernant la politique de la recherche et de l’instruction. Puis, ce sera le tour de mes ministres. Je leur ferai part de mes décisions en vue totale et précise, et leur donnerai mission de les réaliser ».
Les dîners en tête-à-tête avec Santem étaient pour Ygrem l’occasion de faire venir les meilleurs vins de l’Archipel, en particulier celui des coteaux d’Is que prise aussi son fils, Ols. Ce soir-là, tout particulièrement, Ygrem entend « réjouir le cœur » de son ami, en le gratifiant en abondance de son meilleur nectar. C’est seulement vers la fin d’un succulent repas, qu’il aborda le sujet politique qui lui fait problème :
— Parle-moi des banques, Santem, du pouvoir des banques. S’il te plait, dis-moi le fond de ta pensée. Ai-je à redouter quelque chose ? J’aimerais que tu m’expliques ce qui se joue, à terme, entre leur pouvoir et le mien. Quels sont les enjeux stratégiques profonds ? Comment puis-je y faire face ? Quelles sont mes cartes ? Mon cher Santem, j’aimerais voir plus clair dans leur jeu. Tu m’avais dit, un jour…
— … J’ai compris ! Je vais te dire, Ygrem. L’enjeu profond du pouvoir, c’est la monnaie. Qui détient les clés de la monnaie, de sa création et de sa régulation, détient les clés du pouvoir. La question est donc : quelles sont ces clés et comment les obtenir ? En principe, c’est toi qui les possèdes, puisque c’est toi qui détiens le pouvoir de créer la monnaie légale, les billets et les pièces. Mais la monnaie n’est pas constituée que de billets et pièces de la Couronne. Les banques ont créé la leur. Comment ? En disant à leurs clients : « déposez votre argent chez moi. Je vous ouvre un compte. Chacun de vos dépôts sera consigné dans nos livres ; et, de même, vos retraits. Mais des retraits vous n’aurez guère besoin d’en faire. Si, en effet, vous souhaitez effectuer un achat ou toute autre dépense, il vous suffira de remettre à votre vendeur (ou qui que ce soit) une sorte de billet portant votre marque et celle de notre banque. Voici un carnet à souches d’où vous pourrez tirer ces lettres auxquelles vous apposerez votre marque, que ce soit une estampille qui vous est propre, ou votre nom écrit de votre main à votre façon, du moment que votre signature suffise à assurer que vous en êtes l’auteur » … Cette pratique se répand déjà sur l’Archipel. A Mérov, on parle de « lettre de change » pour désigner ces billets bancaires de transaction.
— Mais… Santem… Tout cela, je le sais, excuse-moi…
— Un moment ! Je commence à dessein par le bien-connu. Imagine que les banques parviennent à établir auprès de leurs clients une relation de totale confiance : commerçants, artisans, industriels et les particuliers ne demanderont des billets et pièces de la Couronne que pour de menus besoins, et encore. Les banques pourraient sans doute inventer un moyen de paiement qui les dispense entièrement de verser du liquide… du moins, à ceux de leurs clients qui ne sont pas des banques…
— Que veux-tu dire, Santem ?
Ygrem vient à l’instant de décrocher : pourquoi « du moins, à ceux de leurs clients qui ne sont pas des banques » ? Le roi comprit que ce « bien-connu » n’est pas si évident.
— Oui, Ygrem. Tant qu’il y aura plusieurs banques, celles-ci auront besoin de « ta » monnaie. C’est par là que tu les tiens…
Santem s’interrompit. Il marque un silence, non pour produire un effet de scène, mais il veut donner le temps d’une réflexion à son ami… Et pour lui-même, d’ailleurs, il n’est pas inutile de prendre de l’avance pour faire le tour de la question.
— Au moyen d’un billet de transaction de sa banque A, un client X fait un achat — d’un montant, disons, de 1000 Nurâms — à Y qui dépose ce billet de transaction ou « lettre de change » sur son compte à la banque B. La banque A doit ainsi à la banque B 1000 Nurâms. Crois-tu alors, Ygrem, que la banque B va se contenter d’une écriture à son crédit dans les livres de A ? Eh bien, non ! Elle entend être payée en monnaie sonnante et trébuchante. C’est pourquoi A aura besoin de ta bonne monnaie légale, billets et pièces de la Couronne.
Là encore, Santem marqua une petite pause, toujours pour le même motif. Cependant, il a beaucoup à dire.
— Maintenant, Ygrem, les choses ne sont pas simples. A doit 1000 Nurâms à B, d’accord ! Mais, dans la réalité, beaucoup de transactions se produisent, qui donnent lieu à des paiements et à des dépôts en banque. Ainsi est-il probable que, pendant le temps que Y déposait en sa banque B ses 1000 Nurâms reçus de X, Z déposait de son côté dans la banque A une lettre tirée sur B d’un montant, disons, de 900 Nurâms. Vois-tu alors que A et B n’ont plus besoin de se régler les montants au coup par coup ? Il leur suffit de se régler les soldes : en arrêtant les comptes au moment où Z dépose sa lettre de change chez A, celle-ci ne doit alors à B que 100 Nurâms. Les banques se rencontreront, par exemple, une fois la semaine, pour faire les comptes de la compensation : ici, entre ce que A doit à B et ce que B doit à A. Ainsi leur besoin de liquidités est-il réduit à proportion de la compensation réalisée.
Une nouvelle pause, plus courte que la précédente.
— Alors, maintenant : imagine que A et B passent un accord de fusion. Elles associent leur capital. Résultat ; il n’y a plus, au fond, qu’une seule banque. Eh bien, Ygrem, s’il n’y a plus qu’une seule banque, alors il n’y a plus qu’une seule monnaie utile : leur monnaie ; et la tienne, Ygrem, tu pourras la mettre au musée !
Le roi médita un moment :
— Au fond, mieux vaudrait revenir à une vraie valeur de la monnaie, comme jadis, en pièces d’or et pièces d’argent.
— C’est une option. Mais rappelle-toi que c’est ton ami qui est à l’origine de cette évolution. Souviens-toi : c’est moi qui suis venu te proposer d’instaurer les Nurâms ; et vois-tu quel développement s’en est suivi dans le volume de nos échanges, sans parler des effets sur l’intégration des Aspalans à notre espace commercial. Tout est parti de là : l’industrie, la science, notre état de civilisation actuel. C’est vrai, nous avons, ce faisant, soulevé le couvercle d’une marmite sans fond. Maintenant, si nous revenions à la « vraie » monnaie, comme tu dis, il est probable qu’avec la croissance de la production industrielle, artisanale et agricole, les prix de marché se mettraient à baisser et, plus encore, les salaires, si la production d’argent, d’or et de diamants ne suit pas au même rythme. Ce n’est pas une bonne chose pour la richesse du pays. Outre que c’est donner une main forte à Zaref, de fortes tensions sociales en résulteraient. Revenir à la monnaie-métal représenterait maintenant un étranglement. C’est une intuition, Ygrem, que je t’exprime telle quelle : c’est une loi du développement social, que la monnaie se dématérialise. Elle est vouée à une abstraction croissante. Elle est et sera de plus en plus virtuelle. Au fond, la monnaie réelle, véritable, ce n’est pas sa matérialité, or, argent, diamant, tissu ou papier : peu importe ! La réalité de la monnaie, c’est la convention, elle-même gagée sur la confiance sociale et politique. La réalité de la monnaie n’est fondée sur rien d’autre que sur un « On dit que… ». Quant aux pièces et aux billets, ce sont les signes de cette réalité, des symboles ou index, mais ce n’est pas la réalité de la monnaie. Celle-ci peut à la limite se passer de toutes les icônes sans pour autant cesser d’exister. Voilà le secret, Ygrem. Il donne le vertige. Mais il importe de s’en imprégner.
— Que me conseilles-tu, alors ? Que puis-je faire, enfin, pour empêcher, si je t’ai bien écouté, cette capture du pouvoir par les banques ? Comment puis-je garder la haute main sur la circulation de la monnaie ?
— Il existe plusieurs possibilités. Mieux vaut d’ailleurs les utiliser toutes ensemble, ce ne sera pas de trop. Le fond de la question, Ygrem, est : Qui, quelle puissance a la main haute sur ce « on dit que » ? Dans le royaume des Nassugs, cette puissance est l’État. L’État peut déjà interdire les monopoles industriels et commerciaux. Pratiquement, cela reviendrait à soumettre à son agrément toute velléité de fusion ou association affectant la structure du capital financier des banques. Évidemment, les banques chercheront à brouiller les pistes en créant des sociétés de couverture. Ces dernières détiendront des participations au capital bancaire, tandis que, de leur côté, les banques seront actionnaires des sociétés-bidons juste ce qu’il faut pour les contrôler. Tu verras se multiplier des appellations farfelues pour ces sociétés n’ayant d’autre raison sociale que le détournement de l’interdiction légale. Bon ! Une loi anti-monopole n’est quand même pas inutile, elle procure une assise et un cadre à ton action, lorsqu’il te faudra intervenir. Autre mesure, complémentaire : l’État aura à déterminer un ratio, une proportion réglementaire entre les ressources des banques et leurs opérations financières : achats de participation, crédits aux entreprises, etc., faute de quoi les banques développeront leurs opérations sans limite autre que leur appétit. Elles auront vite fait de s’emparer de l’économie, de toute entreprise qu’elle juge rentable. Aussi faudra-t-il que les banques ouvrent un compte auprès de la Banque royale, laquelle ne devra jamais céder son monopole d’émission des Sols, Mirals et Nurâms ; et elles devront y constituer une réserve obligatoire, afin de limiter leurs possibilités d’en-cours. C’est une mesure lourde, car elle entraîne des contrôles comptables, ce qui nécessite le service d’inspecteurs bien qualifiés. Enfin, il me paraît prudent que l’État s’assure lui-même contre le monopole bancaire de la création de monnaie, en installant des guichets de dépôt d’épargne dans chaque ville et village du royaume. Les gens auront confiance, ils déposeront leurs avoirs dans ces caisses populaires, plutôt qu’en banque. Par leur intermédiaire l’État sera en mesure d’obliger les banques à se procurer de la monnaie légale.
Cela étant, attends-toi à ce que les banques répliquent en rendant coup pour coup. Ce n’est pas l’imagination qui, dans ce domaine, leur fera défaut. Elles tenteront de contourner tes mesures, d’une façon ou d’une autre. Ce sera une guerre constante. De ce fait il importe, Ygrem, que tu sois convaincu. Mieux vaut partir du principe que les banques n’ont qu’un but : neutraliser les armes publiques que l’État utilise pour entraver leur course au pouvoir total. « Total », oui, car celui qui maîtrise la monnaie détient la réalité du pouvoir politique comme de la richesse économique. La souveraineté monétaire, c’est le sommet.