28. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I, Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre XI, La mission de Rus Nasrul
On Panodyssey, you can read up to 30 publications per month without being logged in. Enjoy28 articles to discover this month.
To gain unlimited access, log in or create an account by clicking below. It's free!
Log in
28. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I, Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre XI, La mission de Rus Nasrul
Nïmsâtt mit toute son ardeur à prospecter, principalement à Syr-Massoug et à Mérov, afin de constituer autour d'elle une équipe de chercheurs. En Terres bleues la plupart des scientifiques étaient en poste dans l'unique université de la capitale, tandis que les gens de Mérode avaient réparti des académies à travers l'archipel, raison pour laquelle Nïmsâtt décida d'en visiter les îles. Selon la réputation, les Nassugs auraient un esprit plus méthodique que les gens de Mérode. Leur science, de fait, est plus résolument versée dans des domaines qui autorisent des expérimentations systématiques. Cependant, les chercheurs de Mérode, plus éclectiques, contribuent à une grande diversité des approches. Nïmsâtt ne voulut pas exclure les Aspalans de son équipe, et elle fit parmi eux la rencontre d'esprits remarquablement aptes à assimiler des connaissances. Cependant, son principal critère de recrutement n'est pas la performance intellectuelle. C'est cela aussi, mais sont déterminantes, à ses yeux, l'ouverture d'esprit et la capacité d'entente, l'aptitude à entrer dans le point de vue des autres, tout en maintenant sa propre consistance.
C'est ainsi que la Cité des sciences fut, parmi les quatre Cités rêvées par Ygrem, la première à voir le jour. Nïmsâtt suivait son idée de départ : former une première communauté de chercheurs désireux d'échanger entre eux sans réserve sur tout ce qui touche à leurs préoccupations théoriques. Elle refuse le principe d'une spécialisation qui se traduirait par un cloisonnement des disciplines, cela ne saurait manquer d'entraîner une sclérose, la vitalité de la recherche s'en ressentirait. Chaque scientifique se souciant de gérer son pré carré aurait tôt fait de succomber à la tentation d'un confort d'amour propre, ennemi du risque, au détriment de l'audace de la pensée, fruit du courage d'une réflexion adulte. Les membres de l'équipe de Nïmsâtt partagent en tout cas avec elle la conviction que leurs travaux n'auront pas à se justifier par l'utilité d’applications éventuelles. Cependant, le refus d'une orientation utilitariste ne doit pas signifier le mépris des retombées sociales. Au cours d'une des réunions quotidiennes un chercheur avança l'idée d'un repérage cartographique de la planète, et l'idée finit par gagner toute l'équipe. Mais comment la réaliser ? Le plus évident serait d'envoyer en orbite un engin satellite, capable de communiquer en permanence des données numériques qu'il serait ensuite loisible de traiter en laboratoire pour obtenir de la surface du globe et de ses variations une image exacte.
Insensiblement, les questionnements convergeaient vers une seule et même préoccupation : concevoir puis élaborer l'engin dont on pourrait recueillir les informations sur la planète ; et, avant cela, résoudre le problème de sa mise en orbite satellitaire. C'est sur ce problème que butaient les chercheurs. Les stratégies technologiques envisagées divergeaient entre elles, et aucune n'était parvenue à la consistance d'une proposition solide, si bien que les scientifiques allèrent trouver Nïmsâtt pour lui demander une décision.
— Voici mon conseil : pour le moment, attachez-vous strictement à concevoir et confectionner l'équipement informatique et robotique de notre appareil. Que, déjà, soit au point le matériel d'enregistrement audio et vidéo, le téléguidage radio ainsi que les robots à prévoir pour l'exploration de Nil, notre planète, et pour celle d’Ohan et Âsel, ses deux planètes satellites. Ensuite, nous verrons la question du « véhicule ». Mais laissons provisoirement ce problème de côté.
L'équipe des scientifiques demanda à Nïmsâtt l'autorisation de s’attacher la collaboration d’ingénieurs qualifiés dans les domaines évoqués, et il ne leur fallut ainsi pas plus d'une année pour réaliser l’essentiel de l’équipement « intelligent ». Reste maintenant à pourvoir à l’engin lui-même. Les chercheurs Aspalans préconisent une mise en orbite satellitaire autour de Nil, d'accord en cela avec le reste de l'équipe. Mais ils divergent des scientifiques Nassugs, quant au mode de propulsion, c’est-à-dire sur le type d'énergie ou de force à utiliser. Tandis que les Aspalans préconisent une importante charge de combustible, par utilisation de carburant fossile dont regorgent les Terres noires, les Nassugs penchent pour des formules beaucoup plus légères, inspirées de la technologie des aéroglisseurs. À nouveau les scientifiques décident de s’en remettre à l'avis de Nïmsâtt :
— Je suis bien loin d'être aussi compétente que vous en matière aérospatiale et pour tous domaines en général qui font appel à des connaissances technologiques. Aussi ne puis-je que vous soumettre des intuitions ayant trait aux principes les plus généraux. À mon sens, c'est s'engager sur une mauvaise piste que de chercher à combattre l'attraction de Nil, en recourant à une force de propulsion, d'où qu'elle vienne, afin d’arracher notre engin à l'orbite de notre planète. Un tel schéma me semble archaïque. Soyez sur le principe assurés qu'est prometteuse une formule économique, celle qui réalise un maximum d'effets pour un minimum de causes, de moyens mobilisés. En outre, vous me paraissez tenir pour évident qu'il faudrait placer l'engin en satellite autour de Nil, afin — n’est-ce pas ? — de résoudre le problème du stockage d'énergie motrice. Mais qui vous dit qu'il est nécessaire d'emmener notre navire si loin pour le faire évoluer en quasi-apesanteur ? N'y aurait-il pas d'autre moyen de l'affranchir de l'attraction, sans devoir pour autant dépasser les régions stratosphériques ?
Devant la perplexité ébahie des chercheurs Nïmsâtt se risque alors à poursuivre :
— Je serais portée à souscrire à l'orientation envisagée par nos collègues Nassugs, lorsqu'ils suggèrent de s'inspirer de la technologie des aéroglisseurs. Le grand avantage du système rotatif d'aimants répulsifs ou réfractaires est qu'il ne réclame presqu'aucune alimentation externe. Nous pourrions alors imaginer un système fermé autosuffisant. Supposons que ce système compte autant d'éléments rotatifs que de signes dans l'alphabet de Mérode. On dira par exemple que l'élément A produit l'impulsion propre à déclencher B qui, à son tour et sur le même principe, déclenchera C, jusqu'au dernier élément, Z, qui déclenchera A, et ainsi de suite, en boucle, de sorte que le système d'ensemble est non seulement autosuffisant, mais autocumulatif... Du moins, en théorie.
Nïmsâtt marqua une pause, au fond, par crainte d'avoir proféré une énormité et de heurter en conséquence sa suggestion au désaveu unanime. Mais, en fait, cette suggestion plongea l'équipe dans un abîme de réflexions. Un scientifique Nassug entreprit alors ce prolongement :
— Cela invite à envisager que l'engin revête une forme circulaire. À sa périphérie, on installe la chaîne des systèmes rotatifs. Du fait de leur auto-alimentation ils connaîtront une accélération presque infinie, étant donné que ces systèmes sont exempts de tout frottement, la résistivité est nulle, ou presque. Chaque nouvelle impulsion électrique augmente leur vitesse de rotation quasiment sans limite. Le facteur contrariant est un epsilon. À vrai dire, il y a deux epsilons : d'une part, l'aspect mécanique du frottement, pour autant que la rotation ne puisse se produire dans un milieu de vide absolu ; d'autre part, la perte d'énergie cinétique, due à la nécessité de produire la stimulation électrique destinée, chaque fois, à déclencher le système rotatif voisin. Il reste qu'à ces deux epsilons près, on atteint en théorie une performance absolue. Pratiquement, on pourrait parvenir à des vitesses de rotation inouïes.
Cette intervention enthousiaste eut pour effet de rassurer Nïmsâtt, l'encourageant à pousser plus avant l'hypothèse :
— Oui, mais dans quel sens allons-nous tirer parti d'une telle vitesse de rotation ? Je pense que cela devrait générer un champ magnétique susceptible de frayer à notre « disque » un chenal dégagé de la gravitation. Nous n'aurions alors pas besoin de propulser l'engin au-delà de la stratosphère. À supposer que la courbure du champ magnétique qu'il génère soit inverse de celle du champ gravitationnel, le facteur inhibiteur de vitesse sera réduit aux occurrences d'intersection entre les arcs potentiels que définissent respectivement les deux champs, ce qui, théoriquement, devrait représenter peu de freinage... C'est en quelque sorte notre troisième epsilon.
Deux bons tiers des chercheurs venaient de lâcher prise. Mais parmi ceux qui avaient suivi la spéculation de Nïmsâtt, un scientifique souleva la question de l’élément moteur, qui, jusqu’à présent, n'a pas été traitée :
— On pourrait doubler le cercle périphérique par un cercle concentrique de même type, mais qui serait, quant à lui, destiné à alimenter les moteurs de l'engin. C'est en effet une chose d'immuniser notre disque contre le champ gravitationnel de la planète, grâce à la génération d'un champ magnétique de courbure inversée. C'en est une autre de mettre à profit cet espace neutralisé pour déplacer notre engin à très grande vitesse, y compris dans la zone de proximité. Je suggèrerais donc un deuxième cercle qui, lui, ne fonctionne pas en système d'alimentation fermé, mais soit au contraire destiné à alimenter nos moteurs de propulsion, à l'image des aéroglisseurs, qu'il s'agisse des turbines ou des fusées de guidage et de freinage. Il est clair que, pour ce faire, l'énergie requise, photovoltaïque ou autre, sera minimale sous notre hypothèse de neutralisation de la contrainte gravitationnelle.
L’équipe des scientifiques et ingénieurs se sentit, du coup, galvanisée. Le mot « bonheur » n'est pas trop fort pour qualifier l’ambiance. Cependant, Nïmsâtt ressent comme un appel : ne pas engager la réalisation de cet exaltant programme dans la Cité des sciences. La confection de l'engin se fera à l’abri des regards, ainsi que les essais de vol, même s’il faut acheminer depuis les Terres noires le matériel nécessaire. Nïmsâtt a en vue l'endroit cher à son cœur, moins pour ses souvenirs que pour la région et ses habitants : Sarel-Jad. Oui, c’est là que de tout ce qui venait d'être imaginé la réalisation sera tentée.