

Souvenirs d'une vie vagabonde 4
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Souvenirs d'une vie vagabonde 4
5/L’entrepreneur — De la rage à la réussite
Puis j’ai lancé mon entreprise. Peinture, moquette, déco. Je travaillais du soir au matin, sans relâche. Je ne comptais pas mes heures. Je ne faisais jamais les choses à moitié. Quand je m’engageais sur un chantier, il fallait que tout roule, que ça avance, que ça file droit. Je me donnais corps et âme.
Avec ma carrure — aujourd’hui, on m’aurait comparé à Russell Crowe dans Gladiator — j’imposais le respect. Les chefs de chantier me craignaient un peu, les autres entrepreneurs évitaient les conflits. Ma réputation me précédait. On disait de moi que j’étais un bosseur infatigable, mais au caractère difficile, tranchant. Il fallait que les choses tournent rond, et surtout dans mon sens. Sinon, je rugissais. Je ne lâchais rien. J’ai plus d’une fois menacé des entrepreneurs qui tardaient à me régler ce qu’ils me devaient. Je n’avais ni patience, ni tolérance pour ceux qui essayaient de me rouler. La parole donnée, c’était sacré. Et les dettes, elles se payaient.
Mon corps devenait une armure. J’avançais comme un bulldozer. J’avais peur de rien, sauf de retomber. Les patrons tremblaient. Les chantiers se succédaient. Ma vie était un marathon sans fin.
6/ L’Entracte — Une scène à part
Je voulais changer de vie. Tourner une page. J’avais travaillé comme un damné sur les chantiers, mon corps devenait lourd, usé, mon esprit avait besoin d’autre chose. Je cherchais à acheter un fonds de commerce. Tous les matins, je feuilletais les petites annonces dans les journaux spécialisés. Mais rien ne me convenait. Rien ne vibrait. Rien ne semblait fait pour moi.
Et puis un jour, alors que je reposais une fois encore le journal avec lassitude, quelque chose m’a poussé à le reprendre. J’ai tourné les pages, lentement, machinalement, jusqu’à tomber, par hasard, sur une annonce classée au mauvais endroit. Au milieu des maisons à vendre, là, perdue, il y avait l’annonce de ce restaurant. « Fonds de commerce à céder — Galerie commerciale, bon potentiel ». Une erreur de classement. Le destin, peut-être. Parce que j’ai été le seul à la voir. Le seul acheteur potentiel.
J’ai acheté ce restaurant. Il ne marchait pas, c’est tout. Je l’ai appelé « L’Entracte ». C’était un endroit coincé dans une galerie marchande, sans âme, sans clients. Mais moi, j’y ai mis du cœur, de la sueur et un peu de folie. J’ai changé le menu, les produits, le service. J’ai voulu du fait maison, du bon, du vrai. Des frites fraîches, des pizzas croustillantes, un accueil qui réchauffe.
L’ambiance y est devenue familiale. Martine, la femme aux yeux vert jade, était responsable de salle. Elle n’était autre que l’épouse de Jean-Louis Fargette. Et puis il y avait Pascal, mon serveur vedette. Homosexuel flamboyant, drôle, redoutablement efficace. Tout le monde le voulait dans son carré. Il mettait l’ambiance, rendait chaque service joyeux.
Un jour, alors que j’étais très en colère, Pascal, voulant éviter un clash, a tenté de se faire discret. Il a frôlé le mur de verre derrière moi et toute une pile de verres s’est écroulée. Je suis resté figé. Et lui m’a lancé : « Vous pouvez me tuer si vous voulez, monsieur Iscaire. » Puis il a fui dans la cuisine. Et toute l’équipe l’a suivi, riant à gorge déployée. Même Martine avait le mascara qui coulait lui faisant des yeux de panda. Ce jour-là, on a compris que L’Entracte, c’était plus qu’un resto. C’était une scène de théâtre à part entière.
Mais malgré tout son humour, il y avait encore des gens pour l’embêter, mon Pascal. Un jour, il m’a raconté que l’un de ses voisins le harcelait, le moquait, l’insultait. Il n’arrêtait pas de leur dire : « Je vais le dire à mon patron ! » Et puis un jour… il l’a dit. Alors j’y suis allé. J’ai sonné. Le gars a ouvert la porte. Je ne lui ai pas laissé le temps de parler : je lui ai mis un coup de poing qui l’a projeté contre le mur de son couloir. Il a glissé comme une serpillière.
Après ça, Pascal n’a plus jamais eu de problème.
Voilà ce que je pouvais faire. Voilà comment j’étais. La rue m’avait forgé. Mais dans tout ça, ma plus grande fierté, c’est d’avoir gardé la tête haute. Même quand je dormais dehors, même quand je ne mangeais pas à ma faim, j’étais propre. J’étais digne. Personne ne m’a jamais piétiné. Jamais. Et si c’est ça qui m’a rendu comme je suis, alors oui, j’en suis fier
Et le restaurant était devenu, sans que je le cherche vraiment, un véritable repère de brigands — et j’aime cette expression. Tous les jours, des gros voyous venaient y manger. Ils riaient fort, parlaient de leurs histoires de rue, de bagarres, et parfois se regardaient avec méfiance.
Un jour, deux d’entre eux — qui ne se connaissaient pas — se sont croisés. Ils se sont dévisagés avec dureté, comme deux chiens prêts à mordre. L’ambiance a changé d’un coup. Le silence s’est installé dans la salle. Je suis intervenu. J’ai posé ma main sur l’épaule de l’un, puis de l’autre. Je leur ai expliqué calmement qu’ici, c’était neutre. Qu’ici, c’était chez moi. Et qu’on ne réglait pas ses comptes entre les tables.
L’un des deux a soufflé, après une seconde d’hésitation : « Putain, j’ai failli le buter. » Et puis il s’est rassis. L’autre aussi. Et la tension est retombée.
C’était ça, L’Entracte. Un lieu à part. Un théâtre pour les hommes cabossés.--

