

Chapitre 73
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Chapitre 73
On entre dans la salle de naissance alors qu’il fait encore nuit. Le monde, dehors, semble suspendu dans un souffle contenu, comme si l’univers retenait sa respiration avec moi. À l’intérieur, tout est feutré. La lumière est douce, posée, presque irréelle, tamisée comme dans un sanctuaire. Les murs sont d’un blanc pâle, presque ivoire, et les rideaux laissent deviner les premières nuances du jour qui lutte encore contre la nuit.
Je marche lentement, épaulée d’une infirmière, le ventre tendu comme une voile trop pleine. Cela fait un peu moins de neuf mois. Neuf mois d’attente, de crainte, d’espoir. Et maintenant, tout est là. Tout converge vers cette pièce. Ce lit. Ce moment.
Samuel me suit. Il ne dit rien. Mais je sens sa main dans mon dos, son souffle, sa présence dense et rassurante comme un ancrage. Il est mon roc depuis le début. Et s’il vacille parfois, il ne m’a jamais laissée tomber. C’est tout ce dont j’ai besoin.
Ils m’installent. Le matelas est ferme, couvert d’un drap propre, légèrement tiède. J’entends les chuchotements autour de moi, les voix basses du personnel. La perfusion est posée, l’aiguille glisse sous ma peau, presque avec douceur. Le produit entre. Le déclenchement commence.
Je fixe le plafond. Les néons voilés, le linoléum au sol, la petite horloge qui avance sans bruit. Je serre la main de Samuel. Il ne la lâche pas. Je sens ses doigts s’adapter aux miens, son pouce glisser parfois contre ma paume. Il me connaît si bien. Il sait que je n’ai pas besoin de mots. Juste de cette présence-là. Constante. Inébranlable.
Les premières contractions sont timides. Des frissons à peine perceptibles, comme des battements de tambour trop lointains. Puis elles prennent de l’ampleur. Elles s’infiltrent dans mon dos, remontent le long de mes reins. Mon corps devient le théâtre d’une tempête silencieuse.
Samuel m’éponge le front. Il me parle, parfois, à voix basse. Il m’humidifie les lèvres avec un coton imbibé d’eau fraîche. Il ajuste l’oreiller, replace la couverture. Sa tendresse est précise, méticuleuse, presque professionnelle, mais jamais froide. Il veille sur moi avec une gravité silencieuse.
— Tu tiens bon, murmure-t-il.
Je hoche la tête. Je n’ai plus la force de parler. Mon souffle se fait court. Mon ventre se durcit par vagues. J’ai l’impression que tout en moi se tend vers un seul point, un seul cri. J’essaie de ne pas lutter. Je laisse faire. J’accueille. Mais parfois, la douleur me submerge.
— Je ne vais pas y arriver.
Je le dis d’un souffle, les yeux embués.
Samuel se penche vers moi. Il cale son front contre le mien. Il respire avec moi, lentement, profondément.
— Tu y es déjà, Paule. Je suis là. Tu n’es pas seule.
Et il me regarde avec cette foi tranquille qu’il a su cultiver, contre toute attente, contre ses démons, contre les miens.
La sage-femme entre, examine les courbes sur le moniteur, m’observe longuement, puis sourit.
— C’est le moment, me dit-elle doucement. Vous allez rencontrer votre enfant.
Je serre plus fort la main de Samuel. Il ne détourne pas le regard. Nous n’avons plus besoin de mots.
Le corps prend le relais. La poussée. L’effort. Les cris. Mon souffle se brise. La douleur me déchire. Je ne suis plus que souffle et volonté.
Et soudain…
Le cri.
Un cri minuscule, haut, tendu comme une note suspendue dans l’air.
Ils me posent le bébé contre la poitrine. Je sens ce petit corps. Chaud. Humide. Palpitant. Il bouge. Il tremble. Il respire contre moi. Et je tremble aussi. J’ai peur de le briser rien qu’en le tenant. Il est minuscule, parfait, entier.
Je n’ose pas le regarder. Pas encore. Je le sens. C’est tout.
C’est alors que sa voix me parvient. Une voix rauque, fendue par l’émotion, basse, comme arrachée au silence :
— C’est une fille, Paule.
Je rouvre les yeux. Et je la regarde enfin.
Samuel s’approche. Il pose une main sur sa tête. Il est figé. Mais ses yeux brillent.
Notre fille.
Quand je me réveille dans la chambre, il fait jour. Le soleil filtre par la fenêtre entrouverte. L’air est tiède. Elle dort dans les bras de Samuel, contre sa chemise ouverte, peau contre peau. Il est debout, appuyé contre le mur, les yeux fixés sur elle.
Il ne bouge pas. Ou presque. Juste ce balancement lent, instinctif. Il ne parle pas. Il est bouleversé. Et je ne l’ai jamais trouvé aussi beau. Il est dans cette forme de grâce étrange, celle des hommes que la tendresse a désarmée.
— Elle te ressemble, murmuré-je.
Il sourit, mais ses yeux restent fixés sur elle.
— J’espère qu’elle tiendra plus de toi, dit-il.
Je m’étire un peu. Mon corps est engourdi, mais mon cœur, lui, est plein à craquer.
— J’ai pensé à un prénom, soufflé-je.
Il tourne enfin la tête.
— Dis-moi.
— Elina.
Il ne répond pas tout de suite. Il répète.
— Elina…
Le prénom résonne dans la pièce. Doux. Léger. Inattendu. Il acquiesce lentement.
— Ça sonne comme un battement, dit-il.
Je souris.
Quand elle se réveille, je la prends contre moi. Je la nourris pour la première fois. Elle s’accroche sans hésiter. Comme si elle savait. Samuel s’installe à côté de moi, sa main glissant sur ma cuisse, un sourire au bord des lèvres.
— Faudra pas qu’elle en profite trop longtemps, souffle-t-il.
Je ris, fatiguée, comblée.
— Tu parles de quoi exactement ?
— De ce territoire. Disons que j’en suis plutôt friand.
— Ce n’est pas ce que tu diras dans quelques jours, quand elle hurlera comme une furie au beau milieu de la nuit.
Il rit aussi. Et son rire, à lui, c’est une caresse. Une promesse.
Les trois jours passent comme dans un rêve ralenti. Le monde extérieur n’existe plus. Il n’y a que nous trois. Les tétées, les examens, les nuits morcelées. Samuel part parfois. Une heure. Deux. Pas plus.
— Le labo, souffle-t-il. C’est un peu chaotique sans nous.
Le dernier jour, la porte s’ouvre. Sophie entre la première, avec un hochet en bois dans une boîte délicatement nouée. Michael suit avec un bouquet de fleurs. Steve referme la marche, mains dans les poches, sourire effacé.
Ils s’approchent. Regardent Elina. Me regardent. Le regardent, lui.
— Elle est magnifique, murmure Sophie.
— Elle a ton regard, dit Michael.
Steve observe, puis, avec un sourire plus léger que d’habitude :
— C’est une future cheffe, regardez, elle vous juge déjà.
Je ris. Samuel aussi. Nos regards se croisent. Il me prend la main. C’est notre brigade. Notre famille choisie.
Le retour à la maison est doux. Tendu de silence et d’émotion. Je tiens Elina contre moi. Samuel porte la valise. Il ouvre la porte, m’invite à entrer. L’appartement semble plus vaste, plus clair.
Il me guide sans un mot jusqu’à la chambre d’amis.
Je m’arrête sur le seuil.
Tout est transformé.
Les murs sont d’un beige apaisant. Un vieux berceau en bois occupe le centre, patiné avec soin. Dans un coin, un landau d’un autre temps, restauré avec minutie. Une étagère regroupe des peluches, des livres, des couvertures pliées. Une petite lampe étoile projette une lumière douce. Un fauteuil à bascule attend près de la fenêtre.
C’est simple. Raffiné. Évident.
— C’est pour ça… tes absences ?
Il hoche la tête, un peu gêné.
— On ne l’avait pas préparée avant. Par peur. Que ça n’aille pas jusqu’au bout.
Il me regarde.
— Je voulais que ce soit prêt. Pour elle. Pour toi.
Je m’approche du berceau. J’y dépose Elina. Elle s’y love naturellement.
Je me retourne. Je le regarde.
— Je ne t’ai pas tout dit.
Il s’avance. M’écoute.
— J’ai eu peur. De ne pas être assez. De ne pas retrouver celle que j’étais. D’être mère et plus femme. De ne pas savoir comment rester nous.
Il me prend les bras. Il parle, les yeux dans les miens.
— Et moi, j’ai eu peur de ne pas pouvoir réparer. De n’être qu’un homme brisé, incapable de te porter plus loin.
Je m’approche. Je le serre contre moi.
Elina dort, paisible.
Et dans cette pièce qu’il a créée, dans ce nid né d’un amour retenu, je sens que nous recommençons. Pas à zéro.
Mais à l’endroit exact où tout devient possible.

