

Chapitre 38
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Chapitre 38
Le silence, d’abord. Comme un rideau qui tarde à se lever.
Nous sommes tous là, assis autour de la grande table en bois de la salle de réunion. Les blouses blanches ont laissé place aux vêtements civils, mais le poids du laboratoire est encore suspendu entre nous.
Je sens la tension, électrique, presque métallique. Les regards se croisent, se fuient. Certains restent rivés à leurs mains posées sur la table, d’autres jouent nerveusement avec un stylo, une bague, une boucle de chemise.
Samuel est debout, adossé à la vitre. Il n’a pas encore parlé.
Moi non plus.
C’est Mathilde, la plus jeune, qui craque en première.
— Alors… on fait quoi maintenant ? On fait semblant que tout ça n’est jamais arrivé ?
Sa voix est aiguë, brisée. Un frisson passe dans l’assemblée. Et là, Samuel se redresse.
— Non. On ne fait pas semblant.
Il vient se placer au bout de la table. Pas dans sa posture de chef. Pas dans son autorité habituelle. Mais comme un homme qui s’expose.
— Ce que vous avez vécu, ce qu’on vous a fait vivre, ce n’est pas rien. Ce n’est pas un « incident » ou un simple débordement de conflit interne. C’était une attaque. Une manipulation ciblée, structurée, avec l’intention de nous diviser.
Il laisse un silence.
— Addison a trahi notre confiance. Pas parce qu’elle avait des désaccords — ça, je peux l’entendre. Mais parce qu’elle a menti. Falsifié. Exagéré. Elle a créé un climat de soupçon pour masquer son propre jeu de pouvoir. Et elle a tenté d’utiliser la hiérarchie pour écraser ce qu’elle ne comprenait pas, ou refusait d’accepter.
— C’est vrai ? demande Rémi, en fronçant les sourcils. Tout ce dossier… c’était elle ?
Je hoche la tête. Mon ventre se tord encore à y penser.
— J’ai entendu la conversation. Elle l’a dit. Et Michael l’a confirmé.
Un murmure traverse la pièce. Quelques hochements de tête, d’autres visages figés.
— Mais pourquoi elle ferait ça ? murmure Sophie.
— Parce qu’elle voulait ma place, répond Samuel. Ou qu’elle voulait qu’on paie pour ne pas lui avoir donné ce qu’elle cherchait. Je n’entrerai pas dans les détails. Mais vous méritez de savoir que sa démarche n’avait rien d’éthique, ni de professionnel.
Un long silence. Puis Nicolas, le plus ancien de la brigade, prend la parole.
— Et maintenant ? On fait quoi, nous ? On continue à faire semblant de rien ? On ignore le bordel qu’elle a foutu ici ?
Samuel s’approche, et sort une feuille de sa poche.
— Vous voulez savoir ce que vous avez fait, vous ? Vous avez tenu. Et pas seulement tenu.
Il déplie lentement le papier.
— Les résultats parlent d’eux-mêmes. Les marges ont augmenté de 8,4 %. Le taux d’erreur est tombé à 0,6 %. On a été publiés dans deux journaux internationaux. Et je dois aussi vous donner le résultat de la Toque d’Or.
Je retiens mon souffle.
Il me regarde à peine, mais je vois la flamme dans ses yeux.
— Paule et moi l’avons remportée.
Un choc traverse la pièce. Les murmures reprennent, certains applaudissent, d’autres restent pétrifiés. Moi, je reste droite. Je ne veux pas qu’on croit que je jubile. Ce n’est pas le moment.
— On a gagné parce qu’on a bossé ensemble. Parce qu’on a tenu le cap malgré tout. Parce que vous avez été solides. Intègres. Et je ne laisserai plus personne salir ça.
Il appuie ses deux mains à plat sur la table.
— À partir d’aujourd’hui, je veux qu’on recommence à parler. À critiquer si besoin. Mais en face. Pas en douce. Pas dans les couloirs. Et si vous avez quelque chose à dire sur moi ou sur Paule, dites-le maintenant.
Le silence.
Puis une voix, calme mais ferme. Celle de Maël.
— Moi, j’avais des doutes. Pas sur votre compétence. Mais sur la transparence. Sur le fait qu’on soit tous dans le même bateau. Et j’ai vu, ces dernières semaines, à quel point vous avez lutté pour le garder à flot. Alors je vais être franc : je n’ai plus envie de douter. J’ai envie de faire partie de ce truc. À fond.
Samuel incline la tête.
— Merci.
Je me racle la gorge, et prends enfin la parole.
— On ne vous demande pas d’aimer ce qu’il s’est passé. On vous demande juste de continuer à être cette brigade qu’on a vue émerger dans le chaos. Vous êtes bons. Vous êtes meilleurs que jamais. Et maintenant, on a le droit d’avancer. Ensemble. Ou pas du tout.
Un nouveau silence. Puis les discussions reprennent. Vraies. Authentiques. Des remarques fusent, des idées, des frustrations aussi.
Mais c’est vivant. Et je sens que quelque chose se recolle. Lentement. Par la parole. Par la franchise.
Quand je croise le regard de Samuel, il me sourit. Un vrai sourire. Pas une façade.
Et dans ce simple éclat de connivence, je sais que le plus dur n’est pas forcément derrière nous.
Mais qu’on a enfin décidé de le traverser. Ensemble.
Le laboratoire s’est vidé. Le calme est revenu. Je ferme les classeurs restés ouverts, vérifie les stocks du lendemain. Samuel, silencieux, range son plan de travail avec une lenteur inhabituelle. Je sens qu’il attend quelque chose. Ou plutôt… qu’il ne veut pas partir. Pas tout de suite.
Je lui jette un regard. Il me le rend. Il y a dans ses yeux cette fatigue étrange, mêlée à une lueur douce. Il m’attend. Alors je n’ai pas besoin de parler. Je hoche simplement la tête.
Nous quittons les lieux ensemble.
Je suis allongée, les draps encore froissés de la veille, le corps bercé par une fatigue étrange, celle qui suit l’abandon. Une fatigue douce, presque bienfaisante. Dans cette chambre, il fait encore sombre. La lumière du matin filtre à peine, pâle reflet des réverbères qui s’éteignent peu à peu.
Samuel est étendu contre moi. Sa peau contre la mienne, sa main posée en travers de mon ventre comme une ancre. Son souffle est chaud, lent, il épouse la courbe de mon cou. Je ne sais pas depuis combien de temps il est réveillé. Mais je sens son regard. Présent. Dense. Silencieux.
J’ouvre les yeux.
Il ne dit rien. Il me regarde. Comme s’il avait peur que ce moment ne soit qu’un rêve. Comme s’il essayait de l’imprimer, de le graver quelque part à l’intérieur de lui.
Je tends la main, effleure ses cheveux du bout des doigts. Il ne bouge toujours pas. Son regard est plus sombre que d’habitude, moins fauve que fiévreux. Comme s’il portait quelque chose qu’il ne savait pas nommer.
Il se redresse à peine. Sa main glisse le long de ma chemise — sa chemise — et, d’un geste lent, il défait un bouton. Puis un autre. Il ne me regarde plus. Il observe ce qu’il fait, comme s’il avait peur d’aller trop vite. Il découvre mon ventre, sans violence, avec une retenue presque bouleversante.
Ses doigts se posent. Et, soudain, il les fait marcher. Littéralement. Deux doigts qui trottinent sur ma peau nue, comme des petites jambes. Je souris, surprise. Mais lui, il ne sourit pas. Il est concentré. Et puis il parle. Non… il chante.
D’une voix grave, un peu fêlée. Une voix d’homme qui n’a pas souvent chanté, mais qui le fait maintenant comme on livre une vérité.
« C’était un homme aux poings serrés,
Qui se battait pour exister,
Il avait du feu dans les veines,
Et dans le cœur, des kilomètres de peine.
Il marchait seul sur des terrains,
Où l’on apprend la faim, le chagrin.
Il disait peu, tenait debout,
Même quand tout l’appelait à genoux.
Mais un matin au bord du vent,
Il a croisé un firmament,
Deux yeux clairs, une main tendue,
Et tout son monde est devenu connu.
Alors il rit, alors il tombe,
Il pose son cœur comme une bombe,
Sur le ventre d’un doux secret,
Et chante : “C’est toi, ma vérité.” »
Le silence retombe comme une pluie fine. Ses doigts se figent, posés à plat sur ma peau. Il respire fort, comme après une course. Comme s’il venait de franchir un seuil invisible.
Je ne parle pas. Je n’ai pas de mots. Je pose mes mains sur son visage, le force à lever les yeux. Il hésite, juste un instant. Puis ses prunelles croisent les miennes. Vertes. Tachetées de lumière. Et bouleversées.
— C’était magnifique, murmuré-je. Et effrayant.
Il sourit, mais ses lèvres tremblent.
— Je ne sais pas d’où ça vient.
— Moi, je sais, dis-je. Ça vient de toi. De ce que tu caches. De ce que tu retiens. Ça vient de l’endroit où tu ne laisses jamais personne entrer.
Il ferme les yeux. Et je vois, dans l’infime pli au coin de ses paupières, ce que ça lui coûte de rester là. De ne pas fuir. De ne pas se renfermer.
Je me penche, embrasse sa tempe, sa joue, puis son front.
— Tu es là, Samuel. Tu es là.
Et il répond, dans un souffle presque inaudible :
— Et tu me vois. Pas comme les autres. Pas comme une menace. Pas comme un masque.
Je hoche la tête, les larmes aux cils.
— Je te vois. Nu. Entier. Humain.
Il s’allonge de nouveau, me serre contre lui. Et dans cette chambre suspendue entre nuit et matin, entre passé et futur, je me dis que rien n’est encore gagné, mais que quelque chose vient de se sceller. Quelque chose de fragile. Mais de vrai.
Et c’est peut-être tout ce que nous pouvons espérer.

