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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 9 avril

JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 9 avril

Veröffentlicht am 8, Apr., 2020 Aktualisiert am 28, Sept., 2020 Kultur
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 9 avril

 

8 avril

 

Ayant aujourd’hui à peu près rien d’autre à faire que de compter le nombre de mes doigts, ce qui a des limites, j’en profiterai pour développer quelques observations sagaces, faites dans les semaines précédentes, à l’usage des généra­tions fu­tures (laissez-moi rire) ou du Futur lui-même, si jamais, descendue des abysses du cosmos dans les ruines de ma cave, une tête oblongue et bleue aux yeux pédonculés se penche à cet instant sur ces pages et qu’elle parvienne à les traduire dans sa langue certaine­ment haute en couleur.

Les hôpitaux en étaient venus à mettre les infectés à deux dans chaque lit, et parfois trois tête bêche, sans compter qu’il y eut bientôt plusieurs lits dans la même chambre et que les infirmières finirent pas placer des ma­lades sous les lits, où la plupart furent d’ailleurs oubliés. Cela fit regretter qu’on n’ait pas pensé à installer des cou­chettes à étages comme dans les destroyers, mais, outre que les hôpitaux ne sont pas des destroyers, on ne peut pas penser à tout, ainsi que le fit remarquer l’administration. Le nombre des per­sonnes atteintes déborda bientôt large­ment des parcs hospitaliers et des cliniques où elles étaient rangées sous des tentes de campagne (s’il y avait parc, si­non dans les cours intérieures, les bureaux de la direction, la ca­fétéria, les cuisines et les chambres froides). Ceux qui avaient été logés dans les congéla­teurs vivaient à cet égard un raccourci saisissant entre la tiédeur bo­nace de la vie et la froideur des Té­nèbres. Puisque nous en étions à l’idée de destroyer, le personnel soignant finit par quitter le na­vire, médecin-chef en tête, avec cathéters, bouées, dé­ambulateurs, barques de sauvetage et ap­pareils à oxygène avec lesquels on put survivre quelque temps dans une cli­nique privée de la connaissance du mé­decin-chef pen­dant que le Vaisseau fantôme vide de soignants et réson­nant d’échos de bips d’alarme dérivait au large. On ne tenait plus le petit per­son­nel de l’État.

Ceux qui n’avaient pas fui la ville dans les débuts sous un prétexte quelconque (le gazon à tondre dans leur rési­dence secondaire, tâche remise trop souvent à plus tard, une grand-mère à visiter d’urgence dans son benoît petit chalet des Hautes Alpes, le calfatage de la coque du yacht, du voilier, du brick ou de la goélette), ceux-là se trouvè­rent coincés par la patrouille et soumis aux rudes condi­tions de vie des confinés. Ils ne s’en remirent pas. La prison c’est comme le vice : bon pour les autres.

Trois corps de métier trouvèrent avantage à la situation – tant qu’ils ne furent pas à leur tour contaminés par leur pratique. Les ensevelisseurs. Les désinfecteurs. Et les gar­diens d’immeuble, comme je l’ai dit. Les désinfecteurs étaient d’anciens dératiseurs reconvertis sans trop de peine du public au privé. Ils ne surent pas y résister, les condi­tions de vie du libéralisme étant trop rudes. Les ensevelis­seurs étaient les plus à plaindre : leur métier – un sacer­doce – avait per­du en qualité, en soin, en méditation, en élégance, en grâce funèbre. Être croquemort en gros n’est pas une vocation. L’un d’eux, interviewé aux Actualités, se lamenta : je ne suis pas né pour ça ! De toute façon tout ce petit monde finit mal. La fonction crée l’organe, si je peux me permettre.

Quoi qu’il en soit, de ces considérations trop brèves il convient de tirer la leçon qu’on voudra – tête bleutée ahu­rie ou génération nouvelle aussi cinglée que la nôtre – mais le plus sûr, à mon sens, serait à l’avenir (s’il y a un avenir) de fournir le petit personnel en surprotections et masques clinique avec filtre antibuée et boucles d’oreille unisexe, de tondre son gazon toute l’année, de vivre dans les Hautes Alpes, de fa­seyer autour des Antilles et de ménager des lits à cou­chettes dans les vaisseaux spa­tiaux.

On me pardonnera le ton qui peut paraître désinvolte. La familiarité avec le mal endurcit.

 

à suivre dans :

http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com

[Auteur de l’image non identifiable]

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