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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 6 mai

JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 6 mai

Veröffentlicht am 6, Mai, 2020 Aktualisiert am 28, Sept., 2020 Kultur
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 6 mai

6 mai

Je ne devais pas être si fou que je le craignais, car le rêve de se réfugier sur les eaux du canal gagna la popula­tion. Ce fut une erreur. On ne peut pas contester du génie au premier qui en eut l’idée, le second était un idiot, les autres n’en parlons pas. Ce fut bientôt un embouteil­lage d’embarcations : les bastin­gages se côtoyaient, canots à moteur, catamarans, corvettes, voiliers, caravelles, péniches, scoo­ters des mers, bouées de sau­vetage – on traversait le canal d’un pont à l’autre comme si c’était un même trottoir. L’épidémie traversa à son tour, co­quette en chapeau cloche et escarpins Louboutin, au bras d’un bate­lier.

Où fuir ? Mais personne ne voulait quitter la voie d’eau douce. Les grilles qui séparaient le flot à l’extrémité du canal résistèrent aux plus costauds. Aucun moyen de partir na­viguer sous la ville, le rêve était inattei­gnable : la flottille tra­versant les bassins de rétention et les réservoirs silencieux, l’armada voguant sous les rues dans une semi obscu­rité peuplée d’échos de voix, les naufragés se perdant toujours plus loin dans l’architecture souterraine des arches, des quais, des ponts, jusqu’à surgir avec les flots noirs en cascade illumi­née au bout du monde.

Il n’y eut plus qu’un immense radeau de la Méduse pri­sonnier du canal sans espoir d’une fumée de navire à l’horizon. Ils étaient tous là. Des corps tordus s’agglutinaient sur les épaves, la maladie les dé­charnait, une main ballotait dans l’eau comme pour pren­dre la tempéra­ture des Enfers. Des mouettes et des cor­beaux marchaient à pas précieux sur le vaste ponton et grapillaient un œil par-ci, par-là. Une partouze tragique. J’ai d’ailleurs tou­jours trouvé quelque chose de drama­tique à cette pratique dé­sespérée.

La vue d’un pédalo m’attrista particulièrement. Le pé­dalier fonctionnait à petits coups sous les pieds mouillés d’un sque­lette qui avait un bob sur le crâne. Le tourniquet voi­sin du vacancier tournait à vide, animé par le seul mouvement des eaux, songeusement. Cette allégorie de la vie humaine me fit fris­sonner au point que, de quelque temps, je me contentais d’une prome­nade autour de mon immeuble, avant que la voirie n’ait fait effica­cement son travail, je dois le concéder, pour hisser la flotte fantôme hors des eaux avec les treuils et les palans.

Je ne vous dis pas la tête des canards, réfugiés dans le bassin du square, et ce que furent leurs commentaires peu aimables. Les cygnes blancs, dont un noir, comme à l’accoutumée, sans doute un migrant, avaient fui depuis longtemps les pa­rages vers les éblouisse­ments enneigés du Sep­tentrion. La mort du cygne est une lé­gende.

à suivre dans :

http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com

[Auteur de l’image non identifié]



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