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1 : Où il est question de ‘Folle-Pensée’

1 : Où il est question de ‘Folle-Pensée’

Veröffentlicht am 17, Nov., 2024 Aktualisiert am 17, Nov., 2024 Fantasy
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1 : Où il est question de ‘Folle-Pensée’


Vendredi 31 octobre 2014, vers 14 h30 



 

Folle-pensée…  ‘Quelle déraison avait donc bien pu valoir à ce village ce nom mal intentionné ? ‘


L'auteur de cette réflexion railleuse s’appelait Felix Bellamy 1, et le village en question était un hameau situé à l’extrême limite du territoire de la commune de Paimpont, planté au milieu de la forêt de Brecheliant 2 et qui, il fallait bien l’avouer, souffrait encore à la fin du XIXème siècle, d’êtreséquestré du reste du monde, perdu entre une forêt immense et une lande sans fin’.


Aurais-je  fait le détour par ce village s’il n’avait été plusieurs fois cité dans le scénario et à proximité du lieu de tournage ?  Le GPS n’avait en effet imputé mon parcours que de quelques kilomètres.


Au pied du hameau naissait un chemin qui errait vers l’Est et menait à la célèbre fontaine de Barenton aux propriétés médicales reconnues. En fait ce nom de ‘Folle-Pensée’ provenait vraisemblablement d’un ancien ‘Fol-Pansit’ qui signifiait  ‘guérir de la folie’. Cette eau, régulièrement parcourue par un étrange bouillonnement alors même qu’elle était froide comme le marbre, passait pour avoir guéri Merlin lui-même de sa démence tandis qu’il purgeait son chagrin au fond des bois en déclamant des poèmes aux sangliers.


« Comment en venait-on à naître dans un si petit village ? » avait poursuivi l’écrivain dans sa diatribe.


Pourtant le personnage qui m’avait été octroyé aurait bien ses origines ici, ma grand-mère maternelle serait née à Folle-Pensée, aurait vécu à Folle-Pensée et serait enterrée à Folle-Pensée.


Je dévisageai les maisons alignées le long de la rue principale, m’évertuant à croiser le regard de celle qui aurait abrité mes nouveaux grands-parents pendant les longues journées hivernales sur cette terre de centre-Bretagne, une maison qui aurait patiemment supporté leurs histoires silencieuses et sans cesse ressassées au fond de leurs yeux amers …


J’arrêtai mon choix sur une petite habitation délaissée, pourtant au centre du village, une maison dont les pierres, stoïques dans l’adversité, avaient conservé leur cohésion d’antan et dont les boiseries extérieures arboraient encore leur bleu breton d’origine. Une porte ronde bordée de pierres en corolle semblait toujours espérer un éventuel visiteur qui aurait daigné lui tendre la main.


Je tentais de tromper mon appréhension par d’apaisantes pensées car d’ici peu j’aurais à faire corps avec mon personnage.


Depuis l’annonce de ma sélection, j’avais parcouru les landes et les sous-bois de Brocéliande, ses sentes et ses sentiers dans les pages de tous les écrivains que la forêt avait fascinés. J’avais voulu m’en abreuver, m’en gorger afin d’en ressentir l’essence. 


Bientôt je serai sur le devant de la scène. Serai je à la hauteur ? Le doute s’insinuait en moi, ragot incessant qui effilochait sournoisement le peu d’assurance qui me restait.


Deux mois plus tôt, j’avais pourtant été d’une confiance béate en abordant la réunion de présentation du jeu à Rennes. Une cinquantaine de personnes avaient été présélectionnées, toutes avaient moins de trente ans.


Un jeune homme, qui aurait été lui-même à sa place au milieu des candidats, s’était finalement extirpé du groupe pour monter sur l’estrade. Assez grand, cheveux châtains mi- longs et mi- réfractaires, des lunettes franches installées à demeure sur le nez, il avait pris la parole, nous souhaitant la bienvenue et nous conviant à nous asseoir, chacun à une table, puis il s’était lancé dans l’explication du jeu.


« Je m’appelle Aurélien et je suis chargé par la chaîne du câble qui m’emploie de tester un nouveau concept de jeu culturel appelé Légend’Rôles, sorte d’escape-role-game basé sur les traditions propres à chaque région française. La première saison est dédiée à la Bretagne et comportera quatre épisodes. Il y a quatre

rôles à jouer, deux filles et deux garçons. »   


Il fit une légère pause, le temps pour nous d’assimiler ces informations, puis il poursuivit son introduction.


« Le tournage débutera le week-end du premier novembre prochain et les épisodes s’enchaîneront à raison d’un tous les trois mois, les premier février, premier mai et premier août 2015. »


Son calendrier avait été calé sur les dates des anciennes fêtes celtiques ; Samain, Imbolc, Beltaine et Lugnasad.


« J’avais pour consigne de faire référence aux récits légendaires qui ont imprégné cette contrée de leurs héros mythiques au point même de changer la toponymie des lieux. Pour le premier épisode nous n’irons donc pas à Paimpont, mais en Brocéliande... »


La résonance de ce mot était capable à elle seule de déplacer la salle dix lieues plus à l’Ouest.


« Vous avez été présélectionnés sur votre curiosité vis-à-vis de la ‘Matière de Bretagne’, je ne vais donc pas vous faire l’affront de résumer ces légendes ! »


Quelques rires furtifs et débuts de conversations se firent entendre dans l’assemblée.


« Vous avez une question ? » demanda Aurélien, en fixant un point au-delà du rang où j’étais assis.

« Oui, dit-il, votre univers ressemblera-t-il plutôt à celui de ‘Kaamelott’ 3   ou  plutôt à celui de ‘Game of Thrones’ 4 ? »

De nouveaux rires accueillirent cette question.

« Comment vous appelez-vous, jeune homme ?

— Je m’appelle Lughan.

— Et que préféreriez-vous Lughan ?

— J’avoue que je serais assez excité à l’idée de combattre la guivre de Ploërmel 5 aux côtés du roi Arthur ! »


Apparemment, ce Lughan connaissait son sujet et ne se gênait pas pour le faire savoir.


« Et bien navré Lughan, mais il n’y aura pas de monstre à occire dans mon scénario…  

— Tant pis, je continuerai quand même à fourbir mes armes ! conclut l’intéressé.

— J’ai résisté à la tentation de rallumer le souffle des anciennes forges de Paimpont, reprit Aurélien, et de réveiller les dragons qui y auraient trouvé refuge. »


Il nous laissa quelques instants sur cette image à la Peter Jackson 6 pour mieux assurer son effet :


« Mais ce n’était pas dans mes intentions et de toute manière je n’aurais pas disposé du budget nécessaire... J’ai donc laissé les forges au repos et j’ai parcouru les légendes comme je  serais descendu dans la mine endormie. J’ai traversé les différentes strates les unes après les autres, curieux de découvrir au fond les origines de ce mythe. »


Silence dans la salle.


« J’ai fait la connaissance d’un certain Myrdhin, j’ai été séduit par le charme d’une dénommée Niniane et j’ai marché dans les traces d’un non moins célèbre Artorius. Ces personnages ont connu la fin de l’empire romain, une période encore empreinte d’une atmosphère celtique, mais les chroniqueurs qui ont écrit sur eux au XIIème siècle ont rabaissé leur condition à celle d’un enchanteur lascif, d’une fée versatile et d’un roi obtus évoluant à leur propre époque, épris d’amours courtoises et raffolant de tournois insipides. »  


Pour un peu, il se serait mis en colère !


« Ces chroniqueurs étaient soumis aux dogmes chrétiens et aux manigances politiques de leur siècle qui les entrainaient à de fréquentes courbettes littéraires, en particulier à la cour des Plantagenets qui régnaient sur les deux Bretagne ! Ils ont dépouillé de leur destin tous ces héros aux mœurs exigeantes pour leur donner à vivre de pitoyables péripéties, parfois en contradiction totale avec leurs valeurs celtiques. »


Aurélien s’était-il laissé déborder par ses émotions ou son trouble avait-il été scénarisé ?


« Voyez Morgane par exemple, cette ‘fée’ bringuebalée entre le rôle d’une nymphomane jalouse séquestrant la fine fleur de la chevalerie dans le Val sans retour, celui d’une prêtresse dirigeant l’île féérique d’Avalon, celui d’une traitresse encourageant le parricide imaginé par le félon Mordred et, enfin, celui d’une sœur aimante se repentant en soignant un Arthur à l’agonie. »


Il avait expulsé sa tirade d’une traite sans reprendre sa respiration. Nous non plus. Il reprit, plus calmement. 


« Si les plumes d’hier déroulaient sans vergogne leurs gestes en chansons aussi dissemblables, celles d’aujourd’hui crisseraient en esquissant de tels récitals. Le lecteur, tout comme le téléspectateur, s’en accommoderaient difficilement… »


Cette conclusion semblait bien trop peaufinée pour être spontanée ! 


« J’aurais aimé vous montrer ces protagonistes tels qu’ils me sont apparus, mais le producteur de l’émission répugnait à dérouter d’emblée son public en malmenant des croyances aujourd’hui trop ancrées dans notre culture. »


Une pointe de résignation était perceptible dans sa voix mais ses regrets avaient été parfaitement dosés pour ne pas se mettre en porte-à-faux avec la production.


« Il m’a donc fallu jongler entre ma vision de la légende et la compilation anachronique de ces textes qui ont fini par forger ces histoires déroutantes et ces situations saugrenues.  J’ai dû laisser à mes personnages une partie de leurs oripeaux littéraires et trouver une cohérence dans le fil de leur existence de papier. » 


Je notai que lui aussi s’était retrouvé contraint à composer avec son employeur...


« Pour Morgane, blanc ou noir, il m’a fallu choisir… J’ose à peine lui demander pardon pour avoir rejoint la cohorte des écrivains qui se sont résignés à la sacrifier en ne conservant des différentes facettes de son personnage que les plus sombres. »


Il s’arrêta un instant, comme pour clore cette séquence ‘repentir’.


« Si le premier épisode est plutôt mystique, le deuxième sera surtout historique, le troisième franchement mythologique, et le dernier résolument scientifique, abordant des thèmes tels que la physique, la philosophie, l’écologie, ou encore l’astronomie… »


Toutes les sciences qui étaient à la base du druidisme !


« Les conversations que j’ai partagées avec Merlin ou Viviane m’ont entraîné en effet bien plus loin que je l‘imaginais, délaissant rapidement les croyances obscurantistes dont nous les affublons magnanimement pour aborder des connaissances propres à notre époque et débattre de théories à peine échafaudées à l’aube de ce nouveau millénaire ! »


Là, il nous avait accrochés. Son discours nous était-il toujours destiné ou assurait-il déjà la promotion de la série 7?


« J’avoue… être un peu jaloux de ceux d’entre vous qui participeront à ce tournage car j’aimerais aujourd’hui m’extasier, comme j’espère ils en auront l’occasion, devant ce que j’ai patiemment découvert et déchiffré tout au long de ma quête. »


Je regardai furtivement les visages des candidats dont beaucoup s’imaginaient déjà sélectionnés. Tout était fait pour créer les conditions d’une bande annonce chargée d’allécher le public.


« D’autres questions ?


— Quatre candidats pour quatre épisodes ; cela signifie-t-il qu’un candidat sera recalé à chaque épisode pour terminer avec un seul ? demanda une jeune femme à l’autre bout de la salle.

— Non, il ne s’agit pas d’un jeu avec élimination mais d’un jeu collaboratif. Les joueurs formeront une équipe et devront coopérer pour comprendre et dénouer les situations auxquelles ils seront confrontés. »


Au moins nous aurions échappé à cela, j’aurais détesté l’ambiance qui en aurait résulté.


Comme plus personne ne voulait reprendre la parole, Aurélien poursuivit :


« Nous allons distribuer à chacun d’entre vous un questionnaire à choix multiples. Ne vous étonnez-pas si la couleur de votre fascicule est différente de celle de votre voisin. Nous vous avons déjà orienté vers un rôle en fonction de votre profil et vous ne serez pas tous confrontés au même contenu ni au même degré de difficulté. »


Curieux, cette idée de couleurs alors qu’un questionnaire en ligne aurait été plus efficace. Sauf que cette solution aurait été nettement moins télégénique ! Avec cette version papier chacun d’entre nous découvrirait au fur et à mesure de l’énumération des noms ceux avec qui il aurait à découdre, comme si nous avions été nous aussi des chevaliers en lice pour défendre les couleurs d’une noble Dame.


« Vous n’aurez qu’une heure, ne désespérez pas si vous peinez en route et n’atteignez pas les dernières questions ! Nous ferons ensuite une petite pause le temps de mettre en place les entretiens individuels avec mes assistants. »


Nous partîmes tous d’un bon rythme et si, pendant les premières minutes, nous tournions les pages du fascicule en rangs serrés, le bruissement des feuilles se dilata au fur et mesure des doutes et des incertitudes de chacun. J’avais hérité d’un questionnaire très littéraire, le personnage auquel on m’avait rattaché aurait besoin de puiser des connaissances dans les versions successives des récits arthuriens.


Les  questions semblaient suivre la lente descente d’Aurélien dans la mine comme si à chaque nouveau cycle de la légende correspondait une couche géologique qu’il nous fallait traverser avant d’atteindre le suivant…


Des références les plus contemporaines aux plus anciennes j’abordai donc les rivages du ‘Cycle d’Avalon’ 8 aux côtés des Dames du Lac, je m’émus des amours éternelles de Merlin et de Viviane dans ‘l’Enchanteur’ 9, je poursuivis tristement par la lecture de son Testament 10, je compatis encore à d’autres amours, impossibles elles-aussi, entre Guenièvre et Lancelot dans le roman éponyme 11 et un peu lassant que les troubadours et les trouvères du Moyen-Age ont propagé, j’accompagnai Perceval au château du Graal sous la plume du poète 12 attitré de Marie de France,  je m’accommodai de la versification des ‘Prophéties de Merlin 13’ relatées par un historien gallois au service du roi Henri Ier d'Angleterre, enfin je caressai le cuir patiné de la couverture du ‘Livre de la Vache Brune 14 ’ qui me fit plonger aux origines mythiques de l’Irlande…


A ma grande honte je laissai de plus en plus souvent des questions sans réponses, car je craignais de me faire distancer par l’aiguille qui remontait avec persévérance la pendule comme le fascicule remontait les siècles.  


Devant moi une chevelure rousse et abondante ondulait à chaque mouvement de sa propriétaire. Les volutes de son parfum aux senteurs boisées s’égaraient alors au-dessus de mes feuilles et me renvoyaient sous le chêne de Merlin, au cœur de Brocéliande. A aucun moment je ne vis le visage de celle que je surnommai ‘La belle Irlandaise’.


Cinq minutes avant la fin du temps imparti, un grand brun ténébreux rendit sa copie, un sourire éclatant aux lèvres. Ce sourire était destiné à une jolie brune, son alter-ego, assise quelques places plus loin et qui lui adressa furtivement une bise. Je ressentis une bouffée d’énervement à voir le bellâtre pavaner au milieu des rangs en sortant. Son fascicule était de la même couleur que celui que je m’efforçais de compléter. Un murmure désappointé se fit entendre dans la pièce ; nous fûmes plus d’un à penser que le tournoi était d’ores et déjà perdu…


Quelques instants plus tard un autre candidat trébucha au moment de quitter sa place.

« Lughan ! lança Aurélien. J’espère que vous n’êtes pas aussi maladroit l’épée à la main ! »

Deux ou trois rires étouffés accompagnèrent le malheureux pendant qu’il traversait la salle.


La couverture de l’opuscule qu’il tenait à la main n’arborait pas la même teinte que la mienne, peut-être avait-il eu à suivre un périple plus facile que moi ?  En tout cas la motivation qui avait guidé mes premiers pas avait fait place à une résignation désenchantée. Je rendis les armes quelques instants plus tard, dépité, et quittai la lice sans gloire. Je ne garde que peu de souvenirs du court entretien qui a suivi, pour moi l’affaire était déjà pliée.


Je faillis passer à côté des résultats… Une semaine plus tard, alors que je m’étais fait une raison, n’attendant plus qu’un mail évasif me remerciant pour ma participation, je reçus contre toute attente l’annonce de ma sélection !  Aurélien me fixait un rendez-vous pour découvrir le personnage du « cousin » que j’aurais à incarner.


Certes, un cousin n’est pas la tête d’affiche, on lui fait une petite place car il fait partie de la famille mais je n’allais tout de même pas être vexé d’être cantonné à un second rôle !


Le jour de la rencontre, après les félicitations d’usages auxquelles je répondis avec une certaine gêne, Aurélien me tendit le livret de mon personnage en disant :

« J’ai conservé le prénom des candidats, ainsi que leur formation, pour ne pas trop vous déstabiliser. »


Je m’appellerais donc Erwann, j’aurais 25 ans, et je viendrais de terminer une thèse en ‘Parcours Histoire-Art et Archéologie’ au pôle universitaire Pierre-Jaquez Hélias de Quimper…


Je découvris le début de mon rôle en parcourant les premières pages du livret et c’est ainsi que je fis la connaissance de ma « cousine » et du hameau de Folle-Pensée, du moins de son cimetière… J’avais cinq ans et j’assistais à mon premier enterrement, celui d’un oncle inconnu mort dans un tragique incendie.


« Tu es resté en retrait aux côtés de tes grands-parents pendant que ta mère réconfortait une femme qui tenait elle-même une fillette par la main. Ton grand-père avait mâchonné quelques mots inattendus à ton oreille en désignant la petite fille.

« C’est ta cousine, elle s’appelle Nolwenn, et je suis donc aussi  son grand-père. » 

Il te fallut quelques explications complémentaires pour assimiler que ta mère avait eu une sœur, mais qu’elles ne se fréquentaient plus. Tu as regardé les larmes de la fillette couler sans rien ressentir, percevant pourtant confusément que cette Nolwenn venait de faire son entrée dans ta vie. »  


J’appris que mon propre père avait quitté le foyer bien avant ma naissance, et que je n’aurais pas à craindre de vivre le même douloureux évènement…  


« Vous n’avez pas été présentés ce jour-là, Nolwenn et toi, à peine chuchotés au détour de quelques regards fuyants. » 


Le livret précisait les souvenirs que j’avais conservés des étés suivants, à égrainer si souvent la terre des chemins menant de Folle-Pensée à Tréhorenteuc sous la conduite de notre grand-mère qui marchait d’un pas sage et régulier pendant que Nolwenn et moi batifolions, nous égayant d’une pierre, d’un oiseau ou d’un ruisseau. Parfois nous lui demandions :

« Grand-mère, est-ce aujourd’hui que tu nous emmènes voir la fontaine ? »

Toujours elle nous répondait en quelques mots restreints, car rares semblaient ceux autorisés à franchir le seuil de sa bouche : 

« Quand vous serez plus grands. »

Notre grand-mère parlait peu, pour quoi faire demandait-elle ? Elle esquivait souvent nos récriminations d’une sentence définitive comme ‘Demeurer en Folle-Pensée est vraiment une sage et bonne idée’. Heureusement notre grand-père était plus prolixe.

« Avant de vous aventurer en forêt vous devez d’abord laisser votre imagination faire son travail », nous consola-t-il un jour, jouant de ses yeux malicieux…

Il avait continué à voix basse, pour ne pas être entendu de sa femme :

« Savez-vous par exemple que les biches qui viennent boire le soir dans les étangs sont des fées qui ne veulent pas se faire reconnaître ? »


« Il vous avoua que lui aussi à votre âge avait rêvé de s’élancer à la recherche des châteaux enchantés qui sans doute vieillissaient lentement au milieu des ronces et des orties, lui aussi avait voulu écouter les histoires de Merlin, ce petit merle qui chantait pour appeler la pluie.

S’il était possible de provoquer la pluie et les orages par la vertu d’un chant alors quels autres pouvoirs devait posséder la fontaine de Barenton que vous sentiez à portée de votre curiosité, cette petite fontaine qui ne payait pas de mine mais qui avait pourtant fait couler autant d’encre que d’eau… »


Une nuit d’orage, alors que dehors se déchaînaient les éléments, Grand-père nous rejoignit derrière la fenêtre de la cuisine. Nous étions fascinés et aussi un peu apeurés par les éclairs. Il tenta alors de nous rassurer :

« Il ne faut pas être effrayés, ici, à Brocéliande, le vent prend naissance dans le rêve des arbres qui secouent leurs branches et font bouger leurs feuilles endormies ! » 


Je me nourrissais de tous ces souvenirs qu’Aurélien avaient patiemment accumulés à notre attention afin de rendre crédible la relation que nous devions construire, ma ‘cousine’ et moi.  J’ai découvert plus tard que ces évocations d’un autre âge lui étaient venues des souvenirs de Jean Markale 15 qui avait raconté son enfance à Brocéliande dans les années cinquante. Je reconnus presque mot à mot les tirades de notre grand-père dans ses conversations avec sa propre aïeule, à Mauron, à quelques portées de sort de Folle-Pensée 16. D’ailleurs, Aurélien allait faire référence à cet auteur à plusieurs reprises dans ce premier scénario.


Il était aussi précisé dans le script que notre grand-mère entretenait depuis quarante ans la petite église Sainte-Onenne de Tréhorenteuc, aussi appelée église du Graal, œuvre de l’abbé Gillard.

Dès son arrivée, en 1942, cet abbé avait remis en état l’église, ou plutôt la chapelle de ce village, et avait installé dans le chœur plusieurs vitraux illustrant la Table Ronde et le Saint Graal, ainsi qu’une mosaïque représentant un cerf entouré de quatre lions. Les bardes et néo druides de Bretagne avaient même assisté à une messe devant l’église en marge de leur Gorsedd 17 et le site avait également été reconnu par les membres de la Société internationale arthurienne qui, en 1954, lors de  leur quatrième congrès à Rennes, étaient venus écouter l’abbé dans son église.


De tout cela votre grand-mère n’avait cure et, sans votre grand-père pour vous narrer la légende, les chevaliers seraient restés debout au lieu de s’assoir autour d’une table ronde.      

Il avait travaillé dans une compagnie rennaise de transport par autocar qui proposa après-guerre des voyages dominicaux à Tréhorenteuc pour les touristes de plus en plus nombreux. Si ces touristes débarquaient principalement de Rennes, il en venait également de Paris et de l’étranger même depuis que des journaux et revues de la capitale avaient parlé du recteur et de la chapelle du Graal.

Comme le Val sans Retour avait eu la délicatesse de faire déboucher un de ses accès à quelques pas de là, on avait demandé à votre grand-père de défricher chaque année avant l'été les chemins de la lande pour offrir à ces touristes de quoi poursuivre la visite et se dégourdir les pieds. »


L’abbé Gillard avait été relevé de ses fonctions en 1962 mais l’engouement pour sa chapelle n’avait fait que croitre. Un syndicat d’initiative ouvrit ses portes et employa jusqu’à cinq salariés en été pendant que le presbytère, lui, se transformait en gite d’accueil ! On avait aussi déplacé un élevage porcin à proximité de l'église pour faire place à un parc de stationnement.


« Une statue de l’abbé avait été dressée devant l’Eglise et votre grand-mère maugréait à chaque passage quelques reproches à son attention à cause de tous ces touristes qui salissaient les allées de la chapelle en cherchant ce que voulait dire la phrase ‘La porte est en dedans’ gravée au-dessus du porche.

Après tout ce temps passé à astiquer les statues, les tableaux et le mobilier de la chapelle votre grand-mère avait forcément dû trouver cette  fameuse porte ! Vous l’avez souvent interrogée à ce sujet mais, pour vous protéger sans doute, elle vous avait répondu à chaque fois que tout cela n’était que sottise de parisien !

Vous avez rêvé de la découvrir à votre tour, cette porte, cachée dans un recoin de la chapelle et dévoilant un escalier secret. Vous vous êtes imaginés descendre à l’aventure, à la manière des ‘Goonies 18, guidés en cela par une lumière éclatante et mystérieuse provenant des entrailles de la Terre! »


Aurélien avait-il placé ce souvenir dans nos mémoires comme un futur indice pour une de ses énigmes ? Pourtant je nous voyais mal retourner la chapelle à la recherche d’un hypothétique passage secret devant des  vacanciers interloqués ! Peut-être avait-il plutôt voulu signifier ainsi l’origine de notre intérêt pour la « Geste Arthurienne ».


« Les premières années, vous vous déguisiez souvent, Nolwenn en fée, toi en chevalier, sous le regard amusé des randonneurs venus s’inscrire à une balade

contée dans le Val sans retour.  Au fur et à mesure des étés vous avez ainsi passé de plus en plus de temps en compagnie de ces héros légendaires.

Le roi Arthur lui-même te sollicita plus d’une fois pour libérer les chevaliers traitreusement retenus dans le val sans Retour par l’implacable Morgane. Tu as alors souvent enfilé ta cotte de maille et brandi ton épée flamboyante pour vaincre les maléfices de la fée. 

Nolwenn se fatiguait vite de ces combats emphatiques, préférant tenir un crayon de couleur en main plutôt qu’une baguette, fut-elle magique. »


Laissant à regret ces anciennes évocations, je repris ma route, remontai sur Concoret, renouant presqu’immédiatement avec les conseils avisés du GPS qui ne s’était pas formalisé de cet arrêt impromptu si près de l’arrivée…

Depuis Quimper il m’avait fallu suivre deux routes nationales 19, et abandonner  Lorient, Josselin, Ploërmel sur le bord du chemin. A Campéneac, qui marquait l’entrée de la forêt de Brocéliande, j’avais troqué la nationale pour une départementale. Le GPS m’avait docilement dirigé vers Paimpont puis vers Trudeau, plus exactement en direction de l’Etang de Comper, un des plus grands étangs de la région.


La voix connaissait mieux Brocéliande que moi, comme si elle avait passé son enfance dans cette partie de la forêt...


Le soleil de ce milieu de journée n’avait pas encore dissipé les nappes de brouillard qui prenaient leurs marques à la surface de l’étang, témoignant ainsi de la fraîcheur des nuits d’automne. La brume semblait être un rideau de scène derrière lequel s’affaireraient bientôt les protagonistes qui allaient débattre ici, ce week-end, sans se connaître encore. L’astre lumineux se soumettait au jeu, daignant prêter sa lentille comme s’il s’agissait d’un projecteur de théâtre chargé de créer l’atmosphère propice à la pièce.

« Vous êtes arrivé. Votre destination sur la gauche. »

Le ‘Relais du lac de Diane’ était aujourd’hui un petit domaine fièrement rivé au bord de l’étang. De ma voiture je voyais seulement les lignes régulières de sa toiture hautaine pointer au-dessus des cimes nues, comme pour revendiquer son rang et son statut. Autrefois exploitation agricole, sa présence était déjà attestée dans  Les Usements de la forêt de Brocéliande  rédigés au XVème siècle et il avait connu une complète rénovation au moment où le dernier agriculteur avait définitivement posé sa fourche. Le porche, ultime témoin d’un antique mur d’enceinte, révélait une origine plus ancienne encore et un œil exercé comme le mien discernait toujours un léger affaissement du sol de part et d’autre de l’entrée, fugace vestige d’un fossé qui avait dû accompagner un rempart dans son tracé.

Un parking assez sommaire avait été aménagé devant le domaine, une dizaine de véhicules s’y trouvaient déjà, la moitié d’entre eux marqués du logo de la chaîne de télévision. Je me garai à mon tour et sortis de la voiture, prenant au passage le sac à dos dans lequel j’avais entassé mes habits de rechange. Je portais ce jour-là un pantalon beige en coton extensible, rehaussé d’une chemise à damier ouverte sur un teeshirt blanc. J’avais enfilé un sweat qui me donnait un air plutôt cool et j’avais gardé aux pieds mes vieilles derbies confortables.

Je m’avançai solennellement au-devant du porche, comme si le simple fait de passer dessous allait m’envoyer dans un monde parallèle, à l’instar de Claire Randall dans ‘Outlander 20’.


Dix-huit mois se sont écoulés depuis cette découverte du domaine et à l’heure d’écrire ces lignes, je me souviens encore de chaque instant. Tous les épisodes ont été tournés, le montage est terminé et la diffusion de la série débutera d’ici quelques semaines. L’année dernière Aurélien a même négocié un budget avec la direction de la chaîne pour ajouter des scènes historiques ou légendaires afin d’illustrer nos pérégrinations. Il a distillé ces plans le long des épisodes, donnant ainsi au spectateur les moyens de comprendre les enjeux d’une scène avant nous. Je me propose donc d’en faire profiter également le lecteur en les glissant dans mon récit au même endroit que dans la série télévisée… Il faudra néanmoins avoir lu ou vu les quatre épisodes pour en mesurer l’enchevêtrement à sa juste valeur. 

Que le lecteur me pardonne les nombreuses références littéraires qui émaillent mon récit mais les paroles qu’Aurélien a placées dans la bouche de ses héros sont parfois issues des mots des autres et il m’a semblé indispensable d’en citer les auteurs. Chacun se fera son idée, enfin si la chaîne apprécie mon manuscrit et me donne l’autorisation de publier cette histoire.

Quand les mots de mon texte s’enchaineront aisément sous la plume et s’égraineront sans heurts à l’oreille, quand les aspérités et les redondances dissonantes auront été lissées par le passage des relectures comme par le frottement répété d’un papier de verre au grain de plus en plus fin, alors il ne me restera plus qu’à chercher un éditeur…


Voici donc la première scène incluse par Aurélien, juste avant notre entrée sur le plateau. L’action se déroule à une époque où les vieilles voies romaines étaient encore le seul moyen de traverser l’Armorique et de rallier les cités de l’ancien empire. Même si quelques monastères s’étaient implantés au cœur de Brocéliande avec la ferme intention de défricher les terres et de cultiver les âmes, les usages étaient encore teintés de celtisme dans les campagnes. Ce matin d’été, deux hommes marchaient d’un bon pas sur un chemin chaotique qui desservait un hameau sans prétention, laissant derrière eux ses dernières masures avant d’emprunter un sentier discret qui s’insinuait sous les grands arbres en direction d’une petite fontaine.




[1] Felix Bellamy, La forêt de Bréchéliant

[2] Brocéliande, bien sûr.

[3] Kaamelott est une série télévisée française, crée par Alexandre Astier, et diffusée à partir de 2005 dans laquelle les personnages sont affublés de comportements contemporains.    

[4] Game of Thrones est une série télévisée américaine de fantasy, diffusée à partir de 2011.

[5] Cette guivre était un grand reptile qui crachait du feu, volait dans les airs, nageait dans l’eau et vivait sous terre.

[6] Peter Jackson, scénariste néo-zélandais, producteur et réalisateur entre autre des trilogies « Le Seigneur des Anneaux » et  « Le Hobbit », adaptées des romans de J.R.R. Tolkien.  

[7] J’ai su bien après que nous étions en fait dans les prémices du making-off et qu’Aurélien jouait son propre rôle! En avisant le plafond j’aurais d’ailleurs pu apercevoir les caméras qui regardaient la scène sans émoi. 

[8] Marion Zimmer Bradley, Le cycle d’Avalon

[9] René Barjavel, L’Enchanteur

[10] Théophile Briant, Le Testament de Merlin.

[11] Lancelot, Anonyme, 1220-1225.

[12] Chrétien de Troyes, Perceval ou le conte du Graal

[13] Geoffroy de Monmouth, Les prophéties de Merlin et l’Histoire des rois de Bretagne

[14] Le Lebor na Huidre ou Livre de la Vache Brune (Book of the Dun Cow), manuscrit du début du XIIème siècle.

[15] Ecrivain breton, né en 1928 et mort en 2008.

[16] Jean Markale, Brocéliande et l’énigme du Graal et Mémoires d’un Celte.

[17] Fraternité des druides, bardes et ovates de Bretagne

[18] Les Goonies, film de Richard Donner, sorti en 1985, produit et imaginé par Steven Spielberg.

[19] la N165 puis la N24

[20] Outlander est une série télévisée américaine adaptée en 2014 des romans du même nom de de Diana Gabaldon 


























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