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Chapitre 5 - Où il est question du "Collier de Moran"

Chapitre 5 - Où il est question du "Collier de Moran"

Veröffentlicht am 24, Nov., 2024 Aktualisiert am 24, Nov., 2024 Fantasy
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Chapitre 5 - Où il est question du "Collier de Moran"



Vendredi 31 octobre 2014, vers 18h00



 Une fois lavé, séché et prêt pour une nouvelle confrontation, je quittai ma chambre et pris l’ascenseur, plus par curiosité que par commodité. Vu qu’il ne faisait la navette qu’entre deux niveaux son panneau de contrôle était simplifié ; au-dessus d’un clavier discret s’alignaient juste trois boutons ; un pour ouvrir ou fermer la porte, un autre pour monter ou descendre, selon la position d’appel, et un dernier pour être mis en relation avec l’installateur en cas de panne. Arrivé au rez-de-chaussée, comme j’étais un peu en avance, j’en profitai pour regarder de plus près le nom des chambres qu’occupaient nos hôtes. Je parcourus donc le couloir jusqu’à la loge puis m’intéressai à la chambre ‘Hêtre’ qui lui faisait face :


« Je suis associé à la sagesse et au savoir. De fines feuilles de mon bois ont servi à former le premier livre dans lequel  des mots furent écrits. »


Si Aurélien avait, ainsi que je le pensais, minutieusement choisi le nom des arbres en fonction des personnages, je déduisis de cette lecture que j’étais devant la chambre de Blaise. A sa droite, venait le ‘Saule’.


« Je suis le symbole du chagrin, j’ai toujours été utilisée comme une plante de deuil. J’ai beaucoup d’affinités avec les rites funéraires.»


Hélène sans hésiter…

En face du saule apparaissait le ‘Sureau’ :


« Je suis capable de guérir tous les maux de l’humanité. Mes racines, mes feuilles, et mes branches ont chacune leur propriété thérapeutique pour l’une ou l’autre partie du corps.» 


Ce portrait correspondait à Pelléas.

Je remontai ainsi le couloir pour arriver devant le ‘Sorbier’ annonçant la chambre de Maïwenn :


« Mes fruits ont le pouvoir de rassasier les gens autant que 9 repas et peuvent faire d’un vieillard de 100 ans un jeune homme de 30 ans. » 


Enfin la dernière chambre… Quels pouvoirs seraient attribués au  ‘Noisetier’ dévolu à Nolwenn ?


« Nous étions 9 noisetiers autour d’un puits et c’est là que le saumon de la connaissance, ancêtre de tous les saumons, ingurgita une noisette sacrée afin d’acquérir la connaissance. »


J’avais lu cette histoire, qui se terminait mal pour le saumon, car un druide avait voulu le goûter à son tour. Le cuisinier qui le prépara se brula le pouce et le porta à ses lèvres. Il reçut ainsi le don d’ubiquité et devint capable de savoir tout ce qui s’était passé et ce qui se passerait en Irlande.

J’en étais là de mes réflexions quand la porte s’ouvrit soudainement.

« Je pensais bien avoir entendu quelqu’un s’approcher en catimini ! Tu écoutes aux portes ?

— Loin de moi cette idée ! »  

Nous entendîmes des bruits dans la cuisine.

« C’est l’heure, je crois, repris-je d’une voix pitoyable.

— En avant pour le deuxième round », conclut-elle, au moment où Maïwenn sortait elle aussi de sa chambre.

Nous retrouvâmes Lughan ainsi qu’Hélène, qui attendait notre arrivée pour engager le dialogue :

« D’habitude nous avons une aide à domicile pour les tâches ménagères, les courses, la cuisine, le linge... Elle vit à demeure ici, plus rien à voir avec tes parents, Maïwenn, les temps ont bien changé, mais nous lui avons donné son week-end pour que nous puissions rester entre nous... »

Et que les secrets ne sortent pas de la famille…

« Donc nous avons pensé que vous pourriez vous occuper du repas ensemble, si cela ne vous dérange pas ? J’ai fait livrer des pavés de saumon pour ce soir, il y a de la salade dans le réfrigérateur et un dessert aux pommes … »

Le tournage se donnerait-il à présent des airs de  ‘Cauchemar en cuisine’ [1] ? Je ne pensais pas que nous aurions à décliner nos talents jusque-là… Mais c’était compréhensible, indépendamment des explications  d’Hélène, nous allions nous retrouver en huis-clos, avec une activité manuelle pour occuper nos gestes et nous laisser le loisir de discuter. Aurélien avait bien manœuvré.

« Pas de problème, dit Maïwenn, ce sera avec plaisir.

— Il y a des légumes dans le cellier, dit encore Hélène, montrant d’une main assurée l’entrée d’une petite et dernière pièce attenante à la cuisine. »


Nous avions à notre disposition un matériel semi-professionnel, pas vraiment le genre d’ustensiles ménagers que l’on aurait chez soi pour un usage familial. Les plaques de cuisson, tables de travail, fours n’étaient pas neufs mais semblaient parfaitement entretenus et resplendissaient d’un éclat inoxydable. Tout ce matériel avait eu vraisemblablement l’occasion de nourrir de larges tablées dans le passé…


Hélène nous laissa et nous restâmes seuls.

« Nous pouvons préparer des papillotes de saumon, qu’en pensez-vous ? proposa Lughan. Je crois qu’il y a tout ce qu’il nous faut. »

J’étais un peu surpris qu’il prenne la direction des opérations mais il devait savoir où Aurélien avait l’intention de nous emmener.

Nolwenn décrocha sans attendre un tablier suspendu à un crochet. D’une part elle ne voulait pas se tacher et d’autre part elle se réservait ainsi un rôle actif. Les larges bandes noires et blanches entourant une hermine stylisée s’accordèrent parfaitement à sa robe et à ses collants.

Lughan sortit les pavés de saumon du réfrigérateur et demanda à sa cousine de découper un citron en fines tranches. Maïwenn, qui s’était dirigée vers le cellier, revint avec les légumes annoncés, qu’elle déversa dans une bassine au fond de l’évier.

« Nous pouvons faire une fondue de poireaux, en y ajoutant carottes et pommes de terre.

— Parfait », dit Lughan, qui entreprit de vérifier s’ils ne restaient pas quelques arrêtes qui auraient rendu la dégustation moins télégénique.


Pendant que Maïwenn lavait racines et tubercules, je me préparai à me lancer dans l’opération fastidieuse et rébarbative dite des ‘pluches’ et je cherchai donc un éplucheur à légumes. De son côté Nolwenn s’était mise à découper du papier aluminium pour les papillotes et la cuisine ne fut bientôt plus qu’un concert de lames, de couteaux et de ciseaux tranchant à l’unisson.    


Profitant d’une légère accalmie dans ce récital Lughan reprit la parole :

« Vous souvenez-vous de votre enfance ici ? demanda-t-il aux deux filles ?

— Oui, répondit Maïwenn, j’ai des souvenirs heureux de nos jeux d’alors. Nous n’avions pas le droit de nous approcher des rives de l’étang mais nous pouvions jouer au bord du ruisseau…

— Tu avais transformé ta ‘Barbie sirène[2]’  en ‘Dame du Lac’ dit Nolwenn.

— Et ton père nous avait construit un palais de verre qui faisait notre bonheur même si les murs étaient en plexiglass ! rappela Maïwenn à ma cousine.

— J’étais plus jeune que vous et vous ne me laissiez pas participer à vos jeux, déplora Lughan.

— Tu nous courrais après avec ton chevalier noir et ton dragon en peluche qui grognait quand on lui appuyait sur le museau, s’excusa Maïwenn, en disant qu’il voulait manger une  princesse !

— J’ai fait cela moi ? » reprit Lughan.

Il fit la moue dans une attitude de regret qui lui ferait certainement gagner son lot de sourires compatissants auprès du public féminin.

Je sentais que la glace se rompait entre mes trois partenaires. Aurélien aurait pu les faire se rencontrer avant le tournage mais trop d’années étaient censées s’être écoulées depuis leur dernière entrevue et notre trouble pouvait tout-à-fait passer pour une redécouverte de chacun.

Une fois le papier aluminium coupé en rectangle et les légumes tranchés en cubes les sonorités métalliques furent remplacées par le frémissement du beurre dans la poêle. Nolwenn se chargea de remuer de temps à autre la préparation sur le feu, revendiquant farouchement son poste près de la cuisinière. Je préparai une vinaigrette pour la salade mais je fus rapidement désœuvré et ne sus quelle contenance me donner.


Maïwenn s’aperçut de ma gêne et, abandonnant ses échalotes sur le plan de travail, demanda :

« Lughan, sais-tu si le jardin a été entretenu tout ce temps ? Je me souviens que Blaise était fier de ses aromates, son jardin des simples, comme il disait !

— Oui, il s’en occupe toujours.

— Peut-être pouvons-nous encore trouver des feuilles d’oseille fraîches à cette saison ?

— Oui, bonne idée. Mais tu ne verras plus grand-chose dehors, prends une lampe. »

J’aurais juré que Maïwenn s’était tournée vers moi, en tout cas je ne pouvais pas rater l’occasion.

« Je t’accompagne, ce sera plus facile à deux.

— Merci Erwann, ce n’est pas de refus. »


Je surpris le mouvement de Nolwenn, qui se chargea de ciseler les échalotes abandonnées sur la planche à découper entre deux coups de cuillère dans la poêle. Lughan sembla moins goûter ma proposition mais il n’aurait pu lâcher son délicat travail au milieu du banc de poisson.  La cuisine disposait d’une sortie directe sur la cour et de là vers le jardin. Je pris la lampe torche qui trônait sur une tablette vide-poche entre les bons de réduction du supermarché local et autres listes de courses.

Maïwenn m’avait-elle vraiment invité à sortir avec elle, dans le sens le plus commun, ou tout cela était-il préparé à l’avance ?  En tout cas, la torche fonctionnait, les piles semblaient neuves, tout avait été fait pour nous faciliter la tâche.

Nous traversâmes la cour, dans un bruit désuni de cailloux qui crissaient sous nos semelles et je calai mon pas sur celui de Maïwenn afin d’harmoniser notre déplacement. Je m’étais rapproché d’elle autant que les convenances le permettaient, bénéficiant pour cela du prétexte de devoir éclairer notre chemin. Je retrouvai son parfum boisé qui m’avait tant marqué lors de l’examen.


Elle chuchota quelques mots au passage :

« Curieuse situation … Je ne sais pas trop pourquoi je suis ici en fait. »

Je ne répondis rien, l’invitant à poursuivre.

« Je me demande si Lughan n’a pas insisté auprès de ses grands-parents pour m’inviter. 

— Il a l’air de tenir à toi en tout cas.

— Je me suis toujours considéré comme sa grande sœur,  il m’écoutait même parfois plus que sa propre mère.

— Aujourd’hui, ce n’est apparemment plus la sœur qu’il recherche…

— Je ne me vois pas répondre à ses avances, j’aurais l’impression d’une relation incestueuse…

— Pourtant il a tout pour lui, il est jeune, beau, volubile. Il va peut-être hériter avec sa cousine d’une magnifique propriété qui a compté pour toi, j’imagine que tes parents en seraient heureux !

— J’ai l’impression que cette famille est dépositaire de secrets qu’il est  dangereux de chercher à percer.

— C’est pourtant bien pour cela que vous êtes ici, non ? »


Arrivés devant le carré à épices, je balayai la zone avec ma torche, à la recherche des feuilles vert tendre de l’oseille en forme de fer de lance. Maïwenn les repéra sans peine et enfila des sabots en bois, négligemment laissés là à l‘attention des jardiniers en herbe que nous  étions. Il aurait été gênant de barbouiller le salon de terre au retour.     


Pendant qu’elle choisissait méticuleusement les feuilles à prélever, elle me demanda :

« Et toi, qu’attends-tu de cette rencontre ?

— Je ne me sens pas trop concerné, j’ai accompagné Nolwenn à sa demande, pour ne pas la laisser seule avec un passé traumatisant.

— Détrompes-toi… L’initiative en revient plutôt à Pelléas, qui a subtilement suggéré l’idée de t’inviter à Nolwenn en la présentant sous cet angle.

— C’est Lughan qui te l’a dit ?

— Oui.

— Mais Pelléas ne me connaissait pas !

— Tu as bien fait une thèse sur Saint-Armel et la « Beste de Guibourg[1]» ?

— Oui, mais quel est le rapport ?

— Blaise a vu un résumé de ton travail sur le site theses.fr[2]

— Je n’ai aucun lien avec Pelléas, ni avec Hélène et encore moins avec Blaise !

— Vu l’importance des liens du sang dans cette famille, pourquoi aurait-il tenu à ma présence ?

— Je ne sais pas, ce sera à toi de le découvrir Erwann… »

J’étais dubitatif, comblé d’une part par la charmante complicité que nous étions en train de partager, même si là encore tout n’avait peut-être été que suggestion, mais suspicieux d’autre part à cause de cette nouvelle donnée sur mon rôle à jouer dans cette histoire. Le « cousin » aurait-il son mot à dire finalement ? 

Au retour, mon regard fut attiré à deux reprises vers une fenêtre du premier étage, la plus éloignée de celle de la chambre de Lughan, et qui renvoyait le faisceau de lumière que je promenais sur la façade au fur et à mesure de notre avancée, comme si quelqu’un faisait des signes. A qui étaient-ils adressés ? J’étais le seul à avoir perçu ce « signal ». Je gardai le silence, un peu perturbé.


Nous retrouvâmes Nolwenn et Lughan. Les pavés de saumon étaient alignés dans leur papillote respective, assaisonnés de sel et de poivre et parsemés d’une fine lamelle d’échalotes. La régularité de la découpe et le partage rigoureux de l’aromate était vraisemblablement l’œuvre de Nolwenn.  Deux demi-rondelles de citron avaient été délicatement posées sur chaque morceau et les poissons n’attendaient plus que les feuilles d’oseille pour refermer leur coquille argentée.


Une odeur appétissante était dans l’air, provenant du mélange de crème fraiche et des légumes qui finissaient de cuire. Je savais en outre que j’aurais à me réfréner sur le poisson car il m’était déjà arrivé de faire une légère réaction cutanée avec du saumon.  Maïwenn lava et découpa grossièrement l’oseille avant d’en garnir le poisson. Nolwenn versa au fur et à mesure un léger filet d’huile d’olive et Lughan ferma la marche et les papillotes.


Le temps que le saumon frétille sur la plaque de cuisson et nous entendîmes Blaise dresser la table dans la salle à manger. Si le goûter avait été l’occasion de faire les présentations, je ne doutais pas que nous allions entrer dans le vif du sujet pendant le repas. J’étais impatient de savoir enfin de quoi il allait être question tout au long de ce week-end.


Hélène et Pelléas nous rejoignirent bientôt et chacun prit place autour de la grande table qui était coutumière de telles assemblées. Blaise avait choisi un service à poisson sobre, mais de bon goût, et les ronds de serviette disposés à côté des assiettes, avec le nom des chambres gravé sur chacun d’entre eux, étaient une invitation à respecter un plan de table minutieusement préparé lui aussi. Pelléas s’installa à une extrémité, en maître de maison et plus prosaïquement aussi parce que le fauteuil roulant se serait mal accommodé du voisinage des lourdes chaises installées à résidence.


Je constatai également qu’Aurélien et un technicien s’étaient calfeutrés dans un angle de la pièce qui ne risquait pas trop d’être balayé par nos caméras.


Blaise déboucha une bouteille de jurançon blanc, le vin des rois, pendant que Lughan et Maïwenn se chargeaient d’apporter les plats. Lughan servit son grand-père en premier et Pelléas entama tout naturellement la conversation.


« Il fut un temps où j’aurais pêché moi-même notre repas au lieu de dépendre du poissonnier…

— Je me souviens en effet de parties de pêche sur le lac, dit Maïwenn.

— Oui, et avant votre naissance à tous trois, j’allais une fois par an pêcher la truite du Lough Mask en Irlande ou le saumon de la Moy en Ecosse ! »       


Hélène sourit discrètement. L’ambiance était celle d’un repas de famille ou le patriarche aurait eu à cœur de raconter une nouvelle fois ses aventures de jeunesse à un public un peu lassé d’entendre encore ses exploits, mais suffisamment respectueux tout de même pour faire mine de les découvrir à chaque occasion. Pourtant je savais qu’il n’en était rien. Pelléas, Hélène et Blaise jouaient une partition qui ne laissait aucune place à l’improvisation, ni à d’éventuels souvenirs opportunistes ancrés à une mémoire déclinante.


Pelléas reprit, en arborant un air majestueux.

« La pêche est un art, rien à voir avec la chasse. Entre le gibier et le chasseur, il y a le truchement d’une balle où d’une flèche tranchant les airs avant de percer le poil ou la plume alors qu’entre le poisson et le pêcheur se tisse une rencontre, certes tout aussi fatale, mais autrement plus tangible, opérée par un fil pleinement matériel, un même lien qu’éprouvent à chaque extrémité les deux êtres vivants réunis[1]… »


Pelléas semblait loin, bien plus loin que le bout de cette longue table, au bord d’un lac autrement plus sauvage que celui qui bordait la demeure…

« Je participais à des concours de pêche à la mouche, la seule technique qui donne de la noblesse à ce qui sans cela ne serait qu’une simple ‘partie’ de pêche. Pour bien se préparer à ces concours, il faut choisir une canne longue et légère avec un moulinet garni d’une bonne longueur de fil solide auquel il faut nouer un mètre de soie prolongée d’un bas de ligne de la même longueur. »


Ses bras mimaient les anciens gestes qu’ils avaient mémorisés, souvenirs devenus inutiles mais que son corps se plaisait à évoquer dans un sursaut de fierté.  

« Au bout de la ligne, il faut accrocher un hameçon,  et sur l’hameçon, selon la saison, une mouche de mai ou une sauterelle. Et puis il reste à dresser une prière à Eole pour que le vent soit au rendez-vous. Pas trop de vent, la barque serait difficile à manœuvrer, mais suffisamment quand même pour que la soie s’envole et ne tombe pas à l’eau.  Car emporté par la brise la mouche vole, cabriole, se pose, s’envole, se repose, imitant un instant un insecte qui pond, ou lutte contre l’air pour retrouver la terre ferme des prés.[2] »

 

Blaise intervint, profitant pour cela d’une pause de Pelléas, comme si ce dernier était soudain captivé par la danse de la mouche sur l’eau.

« Malheureusement il n’y a presque plus de saumon sauvage, dit-il, l’homme n’a pas cessé de les traquer lors de leur remontée vers les sources en dressant des barrages dans les rivières et en ne leur laissant aucune chance de passer. »


Pelléas confirma d’un hochement de tête.

« Aujourd’hui le saumon atlantique nait dans des élevages en Europe, puis il est engraissé au Chili avant de finir dans nos plats, bourré de pesticides… » reprit Blaise en montrant précisément son assiette.

Il était très impliqué dans les questions écologiques de ce XXIème siècle. Ces préoccupations avaient vraisemblablement un rapport avec les thèmes qu’Aurélien allait développer.

Il poursuivit :

« Il fut une époque où les employeurs de main d’œuvre saisonnière dans les terres ne devaient pas nourrir leurs salariés plus de trois fois par semaine avec du saumon… L’ironie est telle qu’aujourd’hui la même consigne pourrait être donnée mais pour des raisons médicales. »


Maïwenn contribua à son tour à la conversation. Je n’avais pas oublié qu’elle avait une formation en écologie du littoral.

« J’ai étudié les processus évolutifs qui permettent aux saumons de modifier leurs échanges salins pour passer de l’eau douce à l’eau de mer. Nous pourrions faire de telles choses si nous avions leur capacité d’adaptation ! »

Je constatai qu’Aurélien avait apprécié son intervention spontanée, parfaitement dans l’esprit de la discussion. Manifestement cela donna l’occasion à Blaise de rebondir :

« Les anciens savaient déjà que le saumon n’est pas un poisson ordinaire. Il suffit de lire les récits irlandais d’époque médiévale, mais d’origine celtique, pour le découvrir dans de nombreuses histoires. Les gens le voyaient remonter tant bien que mal le long des rivières. Ces rivières représentent le cours d’une vie, elles démarrent dans des sources cachées, symboles de notre vie intra utérine, puis pendant le temps où elles ne sont que ruisseau évoquent notre petite enfance, avant de devenir rivière ou fleuve et se jeter dans la mer ou la mort... Le saumon est en fait un animal capable de remonter le cours du temps et d’acquérir la connaissance du passé… »

Comme celui qui avait mangé les noisettes devant la chambre de ma cousine… Je sentais que nous allions enfin aborder le cœur du sujet.

« A propos de textes mythologiques connaissez-vous Le ‘Lebor Gabála Érenn’ ? »

Nous y étions… La question de Blaise avait été purement rhétorique, aucun d’entre nous ne risquait de s’accaparer la parole.

« C’est l’un de ces récits irlandais. Il raconte l’invasion de l’Irlande par les six peuples mythiques qui se sont succédés avant les Gaëls. On y trouve la trace d’un roi qui aurait régné sur la totalité de l’île pendant à peu près vingt ans[1] et sous le règne duquel vivait un grand juge mythique d’Irlande qui s’appelait Morann mac Máin. Morann possédait trois colliers aux pouvoirs surprenants… »

Il attaquait fort, tranchant avec la nostalgie de ce début de conversation.

« Ces colliers étaient des ordalies, des objets rituels utilisés pour rendre la justice et qui permettaient de séparer la vérité du mensonge, enfin si l’on en croit les scribes qui ont relaté l’assemblée[2] au cours de laquelle le grand roi Cormac a fait établir la liste des « douze vérités du royaume ». L’individu était soumis à une épreuve liée à l’un de ces objets, épreuve qui n’avait aucun rapport avec le problème à résoudre mais dont l’issue devait établir de manière indiscutable son innocence ou sa culpabilité. Leur utilisation n’était pas systématique mais permettait de trancher en l’absence de témoins.

— Mais d’où venaient ces ordalies ? demanda Maïwenn.

— La plupart ont été confiées aux Hommes par les anciens dieux d’Irlande, les Tuathas Dé Danann, répondit Blaise. Cormac avait lui-même reçu une coupe des mains du dieu Manannán. Cette coupe se brisait lorsqu’étaient proférés trois mensonges et se recomposait lorsqu’ étaient formulées trois vérités[3].

— Et quels sont les autres objets ? » se hasarda Nolwenn.


Blaise se mit à réciter d’une traite :

« Les trois colliers de Morann,

La hache de Mochta,

Les baguettes de Sencha,

Le vaisseau de Badurnn,

Les trois pierres sombres,

Le chaudron de vérité,

Le vieux bois de Sen, fils d’Aige,

Le fer de Luchta,

L’attente à l’hôtel,

La coupe de Cormac. »


Devant notre air déconcerté, il continua :

« La hache, mise à chauffer dans un feu de prunellier, carbonisait la langue du coupable et laissait l’innocent indemne, les morceaux de bois coulaient au fond de l’eau lors du témoignage d’un menteur, les pierres, blanches ou noirs, tirées à l’aveugle du fond d’un sac, étaient toujours noires quand le prévenu avait quelque chose à se reprocher…

— Tout le monde se prêtait donc à ces épreuves ? interrogea à nouveau Maïwenn.

— La science des druides n’était pas controversée, intervint Pelléas. On retrouve des références aux ordalies dans les textes liés à l’application de la justice au début du moyen âge, avant que le christianisme ne les supprime[4]. »


Un souvenir d’une visite de la cathédrale de Quimper me fit réagir :

« Pourtant au XVIIème siècle à Quimper on constate encore des traces de ces pratiques, par exemple les trois gouttes de sang de Saint-Renan vénérées à la cathédrale et qui coulaient des pieds d’un crucifix au moment ou un dépositaire prêtait un faux sermon. 

— Les procès aujourd’hui seraient plus rapides si on remettait en vigueur cette technique ! » lança Nolwenn.

Sa mère lui avait sans doute transmis son aigreur à la mort de son mari.

Blaise ramena la conversation sur les ordalies primitives :

« Pour en revenir aux colliers de Morann,  le premier d’entre eux avait le pouvoir d’étrangler les coupables. Un parjure, qui aurait prêté serment sur les éléments, en particulier sur l’air, serait mort étouffé. Le deuxième collier était un cerceau de bois qui se refermait sur la cheville ou le poignet d’un coupable jusqu’à lui couper le pied ou la main. Concernant le troisième collier, le seul qui curieusement semble d’origine chrétienne, il est dit :


«Morann aux Grands Jugements alla voir Paul l’apôtre et ramena de lui une épître et la porta autour de son cou. Quand Morann rentra de chez Paul et arriva à sa forteresse, il rencontra l’une de ses servantes. Elle vit l’épître autour de son cou et lui demanda : ‘qu’est-ce que c’est que ce collier, ô Morann ?’

Il lui fut répondu par l’entourage du juge qu’à partir de maintenant et pour toujours ce collier serait appelé le Collier de Morann’. Et quand Morann rendait un jugement, il passait l’épître autour de son cou, et ainsi il ne disait jamais de mensonge ».


— On sait que l’apôtre Paul est né au début du premier siècle, compléta Hélène, et qu’il est mort vers l’année 64 ce qui est compatible avec l’histoire de Morann car la compilation des chroniques de l'histoire médiévale irlandaise depuis le Déluge[5] situe le roi qu’il sert entre 14 et 36 après Jésus-Christ. »

Toujours cette justification historique. Aurélien avait été minutieux dans ses recherches. 

« Nous pensons avoir retrouvé la trace de ces colliers dans un livre intitulé La vie des Saints de la Bretagne Armorique[6] reprit Blaise en  se levant et ouvrant un vieux livre qu’il avait pris soin de poser sur un buffet avant de s’assoir. C’est une édition de 1837, mais la première version a été publiée deux cent ans auparavant, en 1637 à Nantes. Cet ouvrage a tenu lieu pendant plusieurs siècles de Bible et d'abécédaire sous de nombreux toits bretons[7].


Nous aurions pu passer à côté de ce titre peu aguichant pour un œil du XXIème siècle, habitué à rejeter instinctivement ce type de lecture aux oubliettes de la crédulité passée mais toujours est-il que nous l’avons parcouru. Est-ce la récente éclosion de ‘La Vallée des Saints’ implantée depuis quelques années à Carnoët qui aurait redonné quelques crédits à ces textes ? Ou était-ce le nom et le statut de l’auteur, qui résonnaient déjà comme une incongruité ;  Albert Le Grand, prêtre et prédicateur… »


Nous attendions la suite.

« Ou encore le sous-titre improbable[1] qui semblait l’amorce de quelques découvertes possibles cachées au sein de ses mille cent quatre-vingt-douze pages… Toujours est-il que parvenu au vingt-deux octobre et à la lettre ‘M’ de cet éphéméride, nous avons trouvé un Saint Maurand, ou Moderan qui a laissé des traces dans le pays de Fouesnand, du côté de Bénodet, sous le nom exact de Saint-Moran. Et il y avait même à Rennes, auprès des murs de l’ancienne cité, un prieuré qui portait le nom de Saint-Moran. La ville de Rennes célèbre toujours la mémoire de ce saint évêque à cette date. Il est dit dans  La vie des Saints  que Moran était né à Rennes en 651 de parents nobles et riches et, qu’après des études qui devaient le mener à la cour du roi Alain, Dieu lui inspira la volonté de servir l’Eglise et donc qu’il abandonna totalement ses biens. »

On reconnaissait bien dans ses explications la volonté des moines d’attribuer une noble origine à la vocation de leurs saints…

Pelléas prit le relais :

« Il existe néanmoins une autre hypothèse selon laquelle Moran aurait été un chef de clan venu d'Irlande avant de devenir évêque de Rennes au VIIIème siècle.

— Et j’imagine qu’il prit ce nom en relation avec celui du vieux juge Morann ? demandai-je.

— C’est fort possible, répondit Blaise, car il est dit très clairement dans la vie des Saints que « Moran avait hérité du don de prophétie dès sa première jeunesse et il connaissait les choses qui se faisaient au loin, comme si elles fussent avenues en sa présence. » Il s’agit du don de prédiction druidique. Mais ce n’est pas tout. Moran fut élu évêque de Rennes[2] et prit également sa succession au sein du conseil du roi Alain. « Il exerça ces charges pendant quelques années, gouvernant saintement son église et conseillant loyalement et fidèlement son roi au point que tout le monde était satisfait d’un personnage si rare. »


L’hypothèse qu’il avait avec lui les colliers du juge Morann pour l’aider dans ses conseils et ses jugements est d’autant plus tentante qu’il va se produire un évènement assez inexplicable dans la vie de Moran. Il visitait souvent son diocèse, prêchait pour son peuple, avait un soin tout particulier pour les veuves et les orphelins, et employait même le revenu de son patrimoine et de l’évêché à nourrir les prêtres et les pauvres de la ville de Rennes.  Alors que tout le diocèse se promettait enfin  un siècle d’or sous ce prélat « Brusquement lui prit l’envie d’aller à Rome visiter le tombeau des bienheureux apôtres Pierre et Paul… » Il quitta donc Rennes en 697 et, accompagné par quelques domestiques, traversa la France et la Savoie. Arrivé au pied du Mont Bardon, dans les Alpes, il fit la promesse à Dieu que s’il achevait heureusement son voyage, il passerait le reste de ses jours, là, au service de Dieu. 

— J’imagine que vous avez une explication à cette expédition ? » demanda Nolwenn.


Hélène se chargea de lui confirmer son intuition.

« Nous pensons que les colliers avaient perdu leur pouvoir ou tout du moins que les manifestations de ce pouvoir étaient devenues à peine perceptibles aux yeux de Moran. Il n’était donc plus en mesure de conseiller ni de juger avec toute la confiance qu’on lui prêtait jusqu’alors. Ne sachant pas comment résoudre ce problème, il décida de partir en invoquant un pèlerinage. Le choix de la destination n’était d’ailleurs pas anodin car il voulait se rendre sur la tombe de Saint-Paul, peut-être dans l’espoir d’implorer le saint de restaurer la puissance des colliers… »


Nolwenn sembla en accepter l’hypothèse. Hélène continua :

« Après avoir rencontré le Saint-Père et visité les lieux saints, il reprit la route, sans qu’aucun miracle ne fût survenu. On peut imaginer dans quelle détresse il pouvait être. Au moment où il passait à nouveau par le Mont Bardon l’auteur nous dit qu’il ne put faire un pas de plus en avant comme si une force divine l’avait empêché d’avancer. Il se souvint du vœu qu’il avait fait à l’aller et le formula à nouveau, prenant cette fois-ci l’engagement de revenir au plus tôt, ce qu’il fit d’ailleurs.

— Albert Le Grand aurait-il voulu donner une noble cause à la défection de Moran ? enchaina son mari. Aurait-t-il ajouté lui-même l’épisode de ce vœu, tant à l’aller qu’au retour, pour expliquer son choix ? Toujours est-il qu’à son retour à Rennes, la joie des paroissiens fut de courte durée car il se démit de toutes ses fonctions et partit à nouveau et en toute hâte pour le Mont Bardon où il est dit qu’il vécut là une vie de moine sainte et exemplaire jusqu’à sa mort[3]. »

Nous n’en avions pas encore terminé avec l’histoire de ce saint. Le plus étrange restait à venir. Blaise nous en fit le récit.

« Une curieuse note a été ajoutée à la fin du texte dans les éditions ultérieures[1]. Une anecdote qui donne peut-être une explication à son brusque revirement …


« Le jour où le saint était arrivé dans le territoire de Plaisance et qu’il campait précisément sous le Mont Bardon, il suspendit ses reliques à un chêne vert pour passer la nuit et repartit le matin sans songer à les reprendre. Quand il s’aperçut de cet oubli vraiment singulier il avait fait plus d’une lieue. Il expédia en grande hâte un de ses clercs pour aller chercher ce trésor. Ce dernier le trouva intact à l’arbre mais quand il voulut s’en saisir la branche qui le portait s’éleva hors de portée de sa main. Moran revint sur ses pas, s’installa sous le chêne et pria longtemps, mais en vain. La maligne  branche se jouait de lui comme de son clerc. Désespéré il alla dire la messe à un monastère voisin et il eut l’idée de promettre au saint patron de ce lieu une partie de ses reliques, s’il pouvait les recouvrer. La branche redevint raisonnable et Moran laissa donc une partie de ses reliques au monastère pendant la fin de son voyage à Rome. »


— Nous supposons qu’il s’agissait des deux premiers colliers car il devait nécessairement conserver le troisième, celui de Saint Paul,  avec lui, commenta Pelléas.

— Les rennais ne furent pas trop rancuniers à l’égard de cet évêque fugitif car ils ont demandé le rapatriement de son corps en 1845, renchérit Hélène. Une ambassade a été dépêchée sur place. Ils firent même de belles fêtes pour célébrer le retour de ses reliques en leurs murs. »


Pelléas prit la main de sa femme dans la sienne et continua :

« Nous ne savons pas exactement qui a œuvré pour le retour des reliques. Toujours est-il qu’à la même époque le néo druidisme se développait en Bretagne, né de  la vision romantique des druides et du celtisme[2]. Nous savons qu’en marge de ce mouvement symbolique se fédéraient des partisans d’une filiation forte avec les anciens druides. Un de ces partisans a fait les mêmes rapprochements que nous, tous les documents étaient alors disponibles, et a provoqué le retour des reliques de Moran dans le désir de s’approprier le ou les colliers. Il aurait été plus difficile de les voler au sein du monastère du Mont Bardon car le monastère avait désormais fait place à une abbaye.

— Et le collier a bel et bien disparu au cours du voyage, sembla conclure Blaise.

— Son histoire ne s’arrête pas ainsi j’imagine, s’étonna Nolwenn.

— Non, en effet, répondit le vieil homme, car, malheureusement, pas plus que Moran ces partisans n’ont pu utiliser le collier et cette relique a été à nouveau mise de côté pendant plus d’un siècle, en attendant que la science soit suffisamment développée et que son secret soit enfin révélé.

— Comment savez-vous tout cela ? demanda Maïwenn.

— Parce ce que c’est nous qui avons percé ce secret… » intervint Pelléas, une boite sortie de nulle part à la main.


Il ouvrit délicatement le couvercle et sortit un collier manifestement très ancien et composé d’une alternance de perles simples en cornaline et d’autres, biconiques, en or.

Pelléas reprit :

« En 1963, quelques jours avant notre mariage nous étions réunis ici dans cette maison quand un homme dans la soixantaine a sonné à la porte.


« Bonjour, je m’appelle Antoine Quéril. 

— Bonjour Monsieur, que pouvons-nous faire pour vous ?

— Pourrais-je parler à Louise, s’il vous plait ?

— C’est à quel sujet ?

— Votre mère me connait… »

Louise s’approcha.

« Vous ?

— Tu connais ce monsieur, maman ? demanda Blaise.

— A la fin de la guerre, Monsieur Quéril a tapé à ma porte, un jour, comme aujourd’hui. Il voulait m’aider. J’étais méfiante, il m’a dit avoir une dette vis-à-vis de votre père, j’ai pensé aux allemands, Charles avait pris beaucoup de risques pour sauver des camarades en difficulté.  Comme nous étions seuls désormais, lui comme moi, il est resté ici une année complète, en tout bien tout honneur, et m’a aidé à remettre la ferme en état. »

Et se retournant vers le visiteur elle poursuivit :

 « Et puis un jour, vous êtes parti, vous m’avez laissé de l’argent, beaucoup d’argent pour l’époque, je ne savais pas d’où il venait, je vous ai soupçonné d’avoir pris part à des opérations louches, vous ne m’aviez rien raconté au sujet de la guerre, j’avais respecté votre silence…

— Tu ne nous as jamais parlé de cela ! reprit Blaise

— Qu’aurais-je pu vous dire ? C’est grâce à cet argent que j’ai pu vous éduquer et, plus tard, vous envoyer faire des études. Je ne pensais pas vous revoir…Antoine.

— Et qu’est-ce qui vous amène aujourd’hui ? demanda Blaise, un peu sur la réserve.

— Disons que je viens donner à votre sœur son cadeau de mariage… »

Il sortit précautionneusement un collier.


« Le collier avait été subtilisé par un de ses ancêtres, expliqua Blaise.

— Et il vous l’a donné ? interrogea Nolwenn.

— Comme je vous l’ai dit le collier n’avait plus de pouvoirs. Mais Antoine Quéril a pensé que de nouvelles investigations seraient peut-être possibles depuis l’avènement des circuits intégrés et des amplificateurs électroniques. Il a pensé que nous pourrions disposer de toutes les compétences pour étudier ces pierres et découvrir la source du pouvoir des anciens druides.

— Que voulait-il en faire ? demanda Maïwenn.

— Rien, je pense que la flamme nationaliste s’était éteinte avec le temps et il se proposait de nous donner le collier sans contrepartie. »


J’intervins à mon tour dans la discussion.

« Et qu’est devenu cet Antoine Quéril ? L’avez-vous revu ?

— Non, cela a été notre unique rencontre.

— Il nous a fallu quatre ans pour percer son secret, continua Pelléas. Nous avons ainsi réussi à lui fournir l’énergie dont il avait manqué depuis plus d’un millénaire. Et le collier retrouva toutes ses facultés. »

Tout était possible aujourd’hui, j’abordai donc cette supposition avec bienveillance.

« Et comment avez-vous utilisé son pouvoir ? demandai-je encore.

— Le collier était effectivement au service du bien et de la vérité, répondit Pelléas et nous l’avons testé dans de nombreux cas de figure. Nous avons même élucidé des crimes et des mystères en aiguillant subtilement la police.

— Nous avons également cherché dans les textes la trace des diverses ordalies, insulaires ou continentales, et il nous ainsi été possible de redonner vie à d’autres artefacts, en utilisant le plus souvent un morceau de l’objet d’origine puis en amplifiant et maitrisant ses effets.

— Quoi, vous voulez dire que vous avez d’autres objets magiques ? »

Nolwenn était toujours aussi prompte à réagir.

« La pierre de l’éloquence a été notre seconde expérience, confirma Blaise.

— La pierre de Blarney ?  Celle qui est conservée dans le château du même nom en Irlande[1] ? demanda Maïwenn.

— Oui, nous avons pu nous en procurer subrepticement un fragment… Nous étions jeunes et un peu casse-cou à l’époque !

— Nous avons également restauré le pouvoir de la coupe de Cormac, poursuivit Hélène.

— Nous avons utilisé ces pouvoirs couplés à celui du collier pour nous infiltrer dans les arcanes des milieux politiques européens, avoua Pelléas. 

— Nous nous sommes spécialisés dans le Conseil politique et nous avons soutenu des mouvements écologiques.

— C’est à ce moment que vous vous êtes installés ici, laissant vos activités professionnelles, devinai-je.

— Oui, nous devions pouvoir inviter ces responsables politiques tout en restant discrets. »

Voilà pourquoi la maison était équipée pour recevoir des visiteurs !

« Mais comment avez-vous financé tous les travaux nécessaires à la transformation de la maison ? » demandai-je, curieux de savoir quelle solution l’esprit méticuleux d’Aurélien avait trouvée…

Les trois anciens parurent un peu gênés. Avais-je mis à jour une faille dans le scénario ? Aurélien allait-il devoir couper la séquence au montage ?

Blaise reprit néanmoins.

« Au cours de mes recherches, j’ai croisé des informations qui nous ont mis sur la piste du tombeau d’une figure légendaire locale, un prophète ou un astrologue nommé Gwench’lan. Il est connu principalement pour ses féroces diatribes contre les chrétiens. »

Pelléas poursuivit :

« Il se serait fait enterrer vivant sous le Méné Bré[2] dans les monts d’Arrée et aurait emporté avec lui beaucoup d’or… Grâce à  mon matériel de géologue nous avons sondé le terrain et trouvé son tombeau… Il y avait effectivement de nombreux objets en or. Nous en avons vendu quelques-uns à des collectionneurs privés... »

Heureusement que nous étions en pleine fiction car j’aurais eu du mal à cautionner leur attitude dans le cas contraire ! Mais si la morale laissait à désirer, la logique était sauve car le tombeau de ce prophète n’avait jamais été retrouvé officiellement à ce jour. Je pensais que Pelléas fermerait rapidement cette anecdote peu flatteuse et reprendrait le cours de son histoire mais à ma grande surprise il poursuivit l’évocation de ce personnage. 

« Selon le découvreur du Tombeau de Merlin[3] ce Gwench’lan passait pour avoir été lié à la tentative de restauration du druidisme en Petite Bretagne au moment où fut fondé le royaume de Domnonée[4] après le départ des romains.

— Avec Merlin, Ils auraient été les deux derniers archidruides,  renchérit Blaise,  Gwench’lan pour la Basse-Domnonée et Merlin pour la Haute-Domnonée. »

Non seulement ma question sournoise ne les avait nullement dérangés mais au contraire elle leur avait donné le prétexte de rebondir sur la suite du récit !

« Nous n’avons pas uniquement découvert de l’or dans la tombe, reprit Pelléas. Son squelette était en bon état de conservation, des ramures de cerf étaient disposées en couronne sur son crâne. Il y avait également des rouleaux contenant ses mémoires et tout un ensemble de prophéties…

— Le manuscrit de Gwench’lan ! m’exclamai-je.

— Qu’est-ce donc que ce manuscrit ? demanda Nolwenn.

— Un ensemble de textes attribués à ce personnage qu’un journaliste a indiqué par erreur comme ayant été découverts dans les Montagnes Noires, près de Morlaix, au milieu du XIXème siècle[5], répondis-je.  Cette histoire a connu un grand retentissement dans les milieux bretonnants bien que personne n’ai jamais vu ce manuscrit. Ainsi, ce ne serait pas une fiction ? »


Je m’étais retourné vers Pelléas, curieux de connaître son opinion.

« Quelqu’un avait sans doute entendu parler de ces textes, il faut croire que cette rumeur n’était pas complètement sans fondements, supposa-t-il.

— Je croyais que les druides ne connaissaient pas l’écriture ? demanda Maïwenn.

— S’ils ne diffusaient leur enseignement qu’à l’oral, cela ne les empêchait pas d’utiliser la langue grecque pour des besoins profanes ou les calendriers. Ils contrôlaient l’usage de l’écriture afin de laisser émerger quelques individus qui leur seraient redevables leur vie durant. »

Cette explication rendait en effet beaucoup plus crédible leur apparente ‘ignorance’.

Pelléas fit une légère pause pour assurer ces effets avant de reprendre.

« Gwench’lan a relaté son dernier voyage dans ses mémoires, un voyage qui l’a conduit en Bretagne insulaire, dans un endroit appelé Corbénic, afin de participer à une assemblée extraordinaire à laquelle les druides de son ordre étaient conviés au même titre que les plus hautes instances chrétiennes et les représentants de l’Autre-Monde celtique… »

Corbénic ? Le château du roi pêcheur ! Pelléas était en train d’évoquer l’aboutissement de la Quête du Graal !

« Sous le prétexte de guérir le royaume et son roi, reprit-il, tous deux devenus malades et stériles, nous pensons qu’il s’agissait pour les Hommes de choisir entre deux conceptions du Monde… Nous aurons l’occasion d’y revenir. Toujours est-il que  de ce voyage il a ramené, entre autres choses, un calice en or… »

Il avait osé ! Je le sentais venir depuis quelques instants… Aurélien n’avait pas pu s’empêcher de nous faire miroiter le trésor des trésors dès le premier épisode ! Peut-être avait-il voulu frapper fort pour retenir les spectateurs ? Mais comment devions-nous réagir à présent ?

« Voulez-vous nous faire croire que vous avez trouvé… le Graal ? demandai-je, hésitant.

— L’histoire est un peu plus complexe que cela, mais nous pouvons résumer la situation ainsi pour le moment, admit Pelléas.

— Mais le Graal est un mythe ! » s’emporta Nolwenn.

Blaise intervint :

« J’ai eu la même réaction que vous au moment où cette conclusion s’est imposée à nous comme étant pourtant la plus probable.»

Hélène, que nous n’avions pas encore beaucoup entendue, ajouta :

« Depuis ce jour nous sommes les gardiens de ce Graal, et nous espérons la réalisation de la prophétie qui y est assujettie. » 

C’était le schéma classique de l’histoire du Graal depuis ses origines ! Chrétien de Troyes avait été le premier à en parler dans son « Perceval ou le Conte du Graal[1] » sans pour autant évoquer son aspect mystique. Ses continuateurs[2] avaient expliqué plus tard qu’il s’agissait du vase dans lequel un certain Joseph d’Arimathie aurait recueilli le sang du Christ et que ce personnage serait finalement venu en Bretagne avec cette relique. Depuis lors sa famille veillait sur le Graal de générations en générations, jusqu’au moment où viendrait le « meilleur chevalier du Monde » chargé de mettre fin aux mauvais sort qui s’acharnait sur la Bretagne.

« A supposer que le Graal existe réellement cette prophétie a déjà été accomplie ! réfuta Nolwenn. Les textes nous relatent la venue de Galaad, le fils de Lancelot, ainsi que la guérison du roi et la fin des jours sombres.

— Galaad, ou Perceval dans la première version de Robert de Boron, aurait regardé dans la coupe, aurait posé quelques questions et cela aurait suffi pour mettre fin à la malédiction qui touchait le pays ? ironisa Blaise. On nous explique qu’il en est mort, bien qu’il fût le plus vigoureux d’entre tous les chevaliers, car il n’aurait pas supporté la magnificence du Graal, alors que le vieux souverain, le roi pêcheur, y puisait tous les jours une hostie, sa seule nourriture terrestre, sans que rien de semblable ne lui arrive ?  Bien sûr il y a de nombreuses interprétations de cet évènement mais elles ne nous donnent pas satisfaction. On veut nous faire croire que Galaad pouvait dorénavant gagner directement le royaume de Dieu car il avait guéri celui du roi pêcheur et que son rôle, ainsi que celui du Graal, était terminé… Robert de Boron nous dit encore que ‘Le temps des merveilles et des aventures était désormais révolu, que les chevaliers de la ‘Table Ronde’ en éprouvèrent une profonde tristesse et qu’ils se sentirent bien vite superflus, n’ayant dès lors plus aucune raison de demeurer à la cour d’Arthur’. En effet à partir de ce moment les mesquineries entre chevaliers et les guerres entre leurs souverains reprirent comme si rien ne s’était passé. »

Présentée ainsi, la fin des aventures du Graal était effectivement peu flatteuse.

« Nous pensons que cette lors de cette assemblée il s’est effectivement produit un évènement tragique ayant provoqué, entre autres conséquences, la mort de Galaad, continua Blaise, car c’est à cette occasion que Gwench’lan a proféré sa plus grave malédiction mais l’explication chrétienne de son trépas est douteuse,  car si les enchantements étaient levés, le royaume d’Arthur ne s’en est pourtant pas porté mieux très longtemps. Gwench’lan ne décolérait pas contre les chrétiens, pour lui ce dénouement malheureux était le résultat des décisions préjudiciables qui furent prises par cette assemblée et qui entraînèrent d’ailleurs la disparition de l’ordre des druides. Il savait que son image, ainsi que celle de Merlin, seraient dénigrées et que l’Histoire ne conserverait que la version des Chrétiens. »

Le scénario d’Aurélien commençait à prendre forme au milieu des légendes dûment établies.

Blaise poursuivit :

« Il restait pourtant à Gwench’lan l’espoir qu’un jour le Graal réapparaisse et que grâce à lui une autre assemblée se réunisse et prenne enfin les mesures destinées à guérir définitivement le Monde et les Hommes, des mesures issues de l’Œuvre majeure à laquelle ses pairs avaient tant travaillé. »


Il avait laissé cette dernière phrase en suspens, telle une promesse. Pelléas entérina la séquence : »Bien, je pense que vous avez eu votre lot de révélations pour ce soir ! »

Nous nous fendîmes d’un sourire complaisant et Hélène conclut :

« Je vous propose alors de terminer la soirée dans le patio autour de sujets plus légers. »

Si cette brusque conclusion allait sans doute laisser le spectateur sur sa faim, il ne fallait pas non plus le lasser de nous voir trop longtemps attablés devant lui. Le changement de décor était donc le bienvenu.


Aurélien en profita pour revenir sur le personnage de Gwench’lan, que le spectateur a déjà pu découvrir dès la première scène mais dont nous mésestimions encore l’importance à ce moment du jeu.


Ami lecteur, vous allez donc être invité à suivre le druide et Merlin au cours de la fête de Lugnasad, fête donnée par le roi Ban de Bénoïc dans et autour de son

oppidum[1] de Trèbes.  Je vous laisse donc avec le Haut-druide du royaume de Basse-Domnonée, et de ses déboires à l’occasion de Lugnasad.






[1] Un oppidum est une fortification de type celtique, généralement située en hauteur et protégée par des fossés.

[1] Roman inachevé écrit entre 1188 et 1190

[2] Manessier et Robert de Boron

[1]  « Il y a une pierre que quiconque embrasserait il ne manquerait pas de devenir plus éloquent ; Il pourrait grimper jusqu’à la chambre d’une dame, ou devenir un membre du Parlement » Francis Sylvester Mahony

[2] Le Menez Bré est une colline des Côtes-d'Armor, vestige de la chaîne des monts d'Arrée, culminant à 302 mètres et coiffé de la petite chapelle Saint-Hervé. Wikipédia

[3] Jean Côme Damien Poignand , avocat, juge et écrivain breton (1761 - 1848)

[4] La Domnonée est un royaume s’étalant sur le sud-ouest de l’Angleterre et la côte

nord de Bretagne.

[5] Cette nouvelle parut le 28 octobre 1835 dans Le Courrier Français.

[1] Note ajoutée par le chanoine et archiviste Peyron  dans l’édition de 1901

[2] Macpherson publie les poésies d’Ossian en 1760. En 1838 Hersart de  La Villemarqué fonde une confrérie d'écrivains bretons auquel il confère des titres "bardiques" en breton. Iolo Morganwg au Pays de Galles élabore une  doctrine, créé de nouveaux rites et fait paraître ses écrits en 1848 sous le titre ‘Iolo Manuscripts’.

[1] Le titre exact est « « Un ample catalogue chronologique et historique des evesques d'icelle accompagné d’un bref récit des choses les plus remarquables arrivées de leur temps, avec les fondations des abbés, blazons de leurs armes, et autres curieuses recherches enrichis d’une table des matières et succinte topographie des lieux les plus remarquables y mentionnés ».

[2] Il fut élu en 684 à la place de l’évêque Guillaume.

[3] Saint-Moran est mort en 719 dans le monastère du Mont Bardon.

[1] Feradach Finnfechtnach, fils de Crimthann Nia Náir qui aurait été selon la tradition  un ‘Ard ri Erenn’ (roi suprême)

[2] Livre de Ballymote et du Livre Jaune de Lecan.

[3] L’aventure de Cormac au pays de la promesse

[4] La papauté a définitivement interdit leur utilisation  en 1215.

[5] Les ‘Annales du royaume d'Irlande par les quatre maîtres’

[6] La vie des Saints de la Bretagne Armorique’ est téléchargeable gratuitement depuis Gallica, le site de la bibliothèque de France

[7] D’après l’historien Joël Cornette.

[1] Je sus après coup que l’auteur de cette belle tirade était en fait Maurice Genevoix que Jacques Tassin avait mis en scène dans « Maurice Genevoix, l’écologiste ».

[2] En réalité Pelléas m’avoua plus tard n’avoir jamais tenu une ligne en main et que ses explications étaient celles données par Hervé Jaouen dans ses

« Souvenirs d’Irlande », explications qu’il avait apprises par cœur ! 

[1] Au VIe siècle, le moine Armel avait reçu un bout de terre pour y fonder un ermitage et une église. Un cadeau empoisonné au vu du dragon qui terrifiait sa

population... Saint-Armel réussit pourtant à le rendre inoffensif en le domptant grâce à son étole.

[2] Thèses.fr est un moteur de recherche recensant les thèses de doctorat françaises ouvert en 2011.

[1] Cauchemar en cuisine est une émission de télévision française diffusée à partir de 2011.

[2] La version Sirène Fountain Mermaid de1993 avec son imposante couronne rose et sa jupe sirène couleur fuchsia


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