Un prince au village
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Un prince au village
Un prince au village
Dès que nous nous voyons, Ali et moi, nous sommes saisis d’un fou rire irrésistible – sans bien savoir pourquoi.
Il serait peut-être astucieux de recevoir tous les migrants de cette façon.
Parfois, le serveur pakistanais du Café carré arrive tard dans la matinée ; parfois à peine suis-je assis pour travailler mes pages, l’étui à cigarettes argenté sur la gauche, deux aérosols Trimbow et Bronchodual sur la droite, une laine à mon cou, il m’apporte déjà mon petit-déjeuner ; parfois il me le fait payer, parfois pas. Une distinction émane de cette décontraction.
Il est toujours très bien vêtu, avec une sorte de légèreté élégante qu’il me semble reconnaître dans les documentaires sur l’Inde et l’Asie, mais comment être sûr, je bouge peu, surtout pas. Il y a de la souplesse dans sa démarche : il évolue, sa lenteur pouvant passer pour de l’indolence ou une certaine paresse, à moins de circonspection ? à croire qu’il serait en milieu hostile. Non, à mon avis, Ali n’est pas tout à fait là – entre deux mondes comme entre deux eaux.
Je ne parle plus qu’à mon ami pakistanais dans cette ville où je sais d’avance tout ce qui peut m’être dit : comme il me comprend à peine et que je ne le comprends pas du tout, notre relation est heureuse. Il me regarde avec une affection timide.
Je lui dis qu’il devrait tout de même apprendre à mieux parler français, sa vie ici serait plus intéressante, ainsi de suite.
Il me regarde avec une affection décuplée.
– Bon, tu t’en fous, c’est ça ?
Il est pris d’un fou rire heureux.
______
Quand il pleut, Ali n’admet pas de sortir du Café carré, devant la Maison carrée, honorable bâtiment. Il a des réticences de chat. Il fait du surplace derrière le comptoir à la façon du sportif en salle sur un tapis de course. La mousson a dû traumatiser son enfance pakistanaise.
Et justement il pleut quand le marathon annuel vient à passer devant le parvis du monument romain. Mon ami étrange, à cette vue, est écroulé de rire. Il ne s’explique pas, il s’explique rarement, mais je crois comprendre. Il évident que ce garçon aime s’amuser, malgré tout. Et qu’y-a-t-il de plus amusant qu’un Occidental ? À quoi bon se dépêcher ? À moins qu’ils ne courent après un parapluie ? Ainsi de suite.
Les sportifs défilent, leurs survêtements sont un arc-en-ciel humain en déplacement horizontal, tous sont extrêmement poussifs, lourds, en sueur – trop physiques. La pluie claque des mains. Légère. Rien ne me perturbe. J’écris avec autorité ma Merveilleuse Autobiographie – 1001 vies, à l’abri de l’averse sous un parasol, le regard fixé sur la ligne bleue de l’Arrivée. Mon marathon personnel.
Ali s’assied près de moi sous le toit de toile sans se soucier s’il me dérange. Il va de soi que je ne lui en fais rien savoir : il est de la diversité – alors que j’aurais envoyé balader n’importe quelle souche. Il me regarde travailler. Ça le repose. Un coup de vent disperse mes notes, je cours après comme je cours après le talent. Il me regarde courir avec intérêt.
À peu de temps de là, pour les Fêtes de la romanité, tous les garçons café devant se déguiser de circonstances, une foule de Barbares envahit les terrasses de la noble et antique cité. Vous connaissez mon amour de l’humanité. Ce n’était pas simple. C’est alors que ce Pakistanais du feu de Dieu refuse catégoriquement de servir en sénateur romain.
– Je suis musulman, pas comique.
J’apprenais ainsi qu’il s’exprimait bien mieux – dès qu’il s’agissait de religion – que je ne le supposais dans mon ingénuité.
Souvent, debout près de moi, Ali s’absente en lui-même, son plateau sous le bras. Je n’en doute pas, sa rêverie est déposée dans le filet du compartiment de bois d’un train à vapeur hindou. La cheminée éternue des nuages de fumée qui luttent contre les trombes d’eau de la mousson. Si bien caché qu’il semble une de ces figures mêlée aux circonvolutions d’un tapis oriental dans le jeu cherchez l’intrus, le visage d’Ali s’y confond avec les volutes de la fumée dans le soleil couchant.
à suivre dans :
http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com
[l’image est de Samuel_van_Hoogstraten]