JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 9 mai
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 9 mai
9 mai
Un tintinnabulement de grelots me prévint de l’arrivée au square d’un troupeau d’infectés. Ce principe de précaution – une clochette pendait au cou des contagieux – était la dernière mesure du conseil municipal qui ne savait quoi faire des citoyens testés positifs et qui en perdait la tête. La population aimait bien protester à grands coups de gueule et de menton, elle avait parfois des coups de sang qui renversaient un pouvoir établi, mais grosso modo elle partageait largement le goût sensuel de la soumission. Elle se rangeait si facilement dans des bus ou des autos pour être rangée dans des bureaux d’où elle revenait se ranger dans des appartements pour dormir rangée dans des lits avant d’être rangée dans un cercueil.
Donc le troupeau en forme d’autobus piétina mon square et passa. Il s’arrêta un peu plus loin et quelqu’un monta.
Je revins de ma fuite – on n’est jamais assez méfiant – et découvrit sous un buisson un raton-laveur qui se cachait, tout tremblant.
À ce sujet, l’opposition reprochait à la mairie de n’avoir pas pris à temps toutes les mesures et dispositions utiles dans les débuts de l’épidémie. De là venait que le mal faisait beaucoup plus de mal qu’il n’aurait pu si l’opposition avait été à la mairie. La mairie reconnut en effet son imprévoyance et que le premier de ses édits aurait dû être d’exterminer l’opposition avec de la mort-aux-rats, au lieu de quoi elle en avait fait usage pour nettoyer toute la ville de ses animaux de compagnie : chiens, chats, perroquets, hamsters, cochons, zèbres et autres familiers de la maisonnée qu’on supposait de potentiels vecteurs de l’épidémie. Je ne dis pas les protestations des amis des bêtes qui ne valurent pas que des amis à la mairie courageuse mais le plus affecté de ces lâches que leur solitude terrifiait fut un petit homme qu’on avait toujours vu inexorablement tiré par la laisse de son chien, un formidable molosse issu des Enfers qui l’amenait tout au long du jour faire ses besoins un peu partout, suivre n’importe quelle chienne de peu et lever la patte contre les déambulateurs des vieilles dames terrorisées. Le pauvre maître ne s’en remit pas, il erra quelque temps la laisse pendue à sa main, essayant confusément de retrouver le labyrinthe journalier d’une vie de chien, s’y perdit tout à fait et le chagrin qui s’abattit sur lui fut tel que la tête lui rentra dans les épaules (phénomène caractéristique des époques de peste) et qu’il n’y vit plus rien autour de lui d’en-dessous ses clavicules, il se heurta quelque temps à tous les obstacles et mourut de tristesse et de solitude comme toutes les tortues du monde.
Je tenais à accomplir mon devoir de citoyen en ces temps de troubles. Cela procurait un bon sommeil et des réveils éclairés. Je fis de doux reproches au raton-laveur, qui se montra réceptif : selon ce que j’appris, il se rendit à la police le soir même. La vie avec les humains devenait trop compliquée, ainsi qu’il se justifia, d’après la main courante.
à suivre dans :
http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com
[sculpture de Max Leiva]