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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 23 mai

JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 23 mai

Veröffentlicht am 23, Mai, 2020 Aktualisiert am 28, Sept., 2020 Kultur
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 23 mai

 

22 mai

On s’étonna qu’une petit maison particulière, qui don­nait dans un jardinet minuscule entouré de hauts murs, rue de l’Agau, ait eu bien après le déconfinement ses volets cadenassés et sa poterne d’enceinte encore clouée de l’extérieur. La gendarme­rie apprit par des indiscrétions que ces mesures draconiennes avaient été prises à cause d’une suspicion de maladie chez une tante grabataire habitant les lieux et que les propriétaires n’avaient pas eu le temps de fuir dans leur résidence secon­daire, à moins qu’ils n’aient méconnu la gravité de la situa­tion, s’ils ne s’étaient pas crus intou­chables, les indiscrétions hésitaient. Cette vieille famille de notaires avait une jeune cousine à son service qu’on appelait la cousine des champs et qui, vivant en périphérie, lui apporta régulièrement depuis les jardins d’ouvriers des provisions, hissées dans un panier par la corde du treuil jusqu’à l’étage, cela avant d’être alitée pour un long séjour en hôpital à quelques jours du déconfinement.

La porte fut forcée, les volets ouverts et l’horreur appa­rut en plein jour. L’équipe technique, le légiste et les indis­crétions reconstituèrent le drame avec la méticulosité dont un restaurateur de tableau rénoverait le massacre des Inno­cents.

Ces gens ne prirent l’air que dans leur jardin, pas plus grand qu’une cellule sous l’ombre des murs. Le manque d’exercice, la claustration et les contrariétés d’une trop grande intimité minèrent en premier lieu l’épouse, une grosse dame amorphe qui fut prise d’une forte fièvre ner­veuse, laquelle dégénéra en délire de la persécution où son mari vit les premières atteintes cérébrales du mal, en sorte qu’il l’enferma dans le grenier où personne n’osa monter la nourrir jusqu’à ce que les ambulanciers en déménagent une momie. Le malheur voulut que son fils aîné, rongé de culpabilité en entendant les coups sourds donnés dans la trappe jusqu’à tard dans la nuit, se laissa mourir de chagrin avec son amant avunculaire dans le lit maternel, que l’époux ne fréquentait d’ailleurs plus pour des raisons de commodités où n’était pas pour rien la présence à la mai­son d’une cousine dite des villes, mais le malheur ne s’arrêta pas là, car, dans le même temps qu’une coupure de courant réduisait la maison à la pénombre, le téléphone étant coupé, les portables inexplicablement égarés, l’anxiété générale tourna à la peur, et l’agacement à la co­lère, la colère aux coups, des affections diverses et des troubles mentaux altérèrent la santé de chacun sous l’effet des angoisses de la promiscuité autant que d’un psychisme fragile, des deux grands enfants vivant encore chez leurs parents le fils puîné mourut de violentes coliques néphrétiques et la benjamine, jeune fille précieuse quoique atteinte d’un lupus sur le bout du nez, se suicida à cause de l’odeur, divers neveux et nièces, la tante grabataire, la cousine des villes et les grands-parents des deux époux auraient pu survivre à de violentes somati­sations, douleurs gastriques, neuronales, troubles de l’humeur, déviances bizarres, menstrues et mictions épou­vantablement douloureuses, étant malgré tout assez co­riaces, mais le plus malade de tous fut le notaire qui des­cendit de son bureau avec le fusil de chasse qui servait à garder le coffre-fort et décima toute la maisonnée réunie pour la tablée du soir autour du potage aux champignons, du moins ceux qui survivaient encore aux champignons apportés par la cousine des champs. Ainsi moururent-ils non du virus mais d’eux-mêmes, en quelque sorte.

On n’entendit jamais de cris passer les murs du jardin. Les notaires ont la réputation d’être discrets, ils y tiennent, il y va de la vie de leur Étude. La cousine des champs héri­ta. Les indiscrétions, comme toujours envieuses, la décré­tèrent coupable d’homicides prémédités et prétendirent qu’elle avait été gardée au secret par son amant infirmier dans une chambre du ser­vice de réanimation, mais l’amour n’est pas toujours un crime, et qu’ils se soient mariés depuis ce temps, n’est la preuve de rien, nous souhaitons longue vie et beaucoup d’enfants aux heureux époux.

à suivre dans :

http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com

[l’image est de Michel Rouquette]

 

 

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