JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 11 mai
Auf Panodyssey kannst du bis zu 30 Veröffentlichungen im Monat lesen ohne dich anmelden zu müssen. Viel Spaß mit 28 articles beim Entdecken.
Um unbegrenzten Zugang zu bekommen, logge dich ein oder erstelle kostenlos ein Konto über den Link unten.
Einloggen
JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 11 mai
11 mai
– O mon apparition ! m’écriais-je, t’accueillir pour un petit-déjeuner délicat au balcon des nuages, servi par des oiseaux qui n’ont jamais touché terre et que personne n’avait vus avant nous ! Des oiseaux si fragiles que les nommer les briserait ! Ma bouche d’ombre tremble sous ton baiser lumineux !
J’invoquais l’aube à ma fenêtre, rien que ça, et c’était une illumination. Qu’un matérialiste de mon acabit soit fasciné par les illuminations ne surprendra que les naïfs. Les mystiques connaissaient très bien le rôle du corps dans les visions. Comme on prévenait l’abbesse Thérèse d’Avila qu’une de ses nonnes rencontrait la Vierge la nuit dans sa cellule, cette femme réaliste répondit : Qu’on lui donne de la viande !
L’illumination, c’est le corps qui rêve.
Il me semblait avoir déjà dit quelque chose de ce genre, mais je n’allais pas reprendre le livre de bord de longues journées de confinement, les infimes oscillations d’humeur de ces journées de bonheur. Ce serait trop de nostalgie. C’en était fini.
La mairie, en accord avec les Autorités sanitaires, avait décrété la libération de la ville et l’ouverture des portes. L’économie était au point mort, il fallait choisir entre l’économie et l’humain, on choisit et consécutivement, tout le monde se remit au travail. Un test, pour voir, à toutes fins utiles, on ne sait jamais, pourquoi pas, le conseil municipal observant par les fenêtres de la mairie. Si tous ces gens étaient contaminés, les plus forts survivraient, la mortalité étant un dégât collatéral, rude mais somme toute marginal. Fort, notre pays l’avait toujours été, c’était écrit dans tous les manuels scolaires et les grands discours des personnes qui savent.
Les premiers survivants qui osèrent sortir de chez eux hésitaient sur les seuils, d’une pâleur de lémures sous la trop grand lumière, incertains, l’air d’être aveugles, trop affaiblis par le sédentarisation, et c’est à peine, leur masque de protection les uns des autres ôté, s’ils osaient sourire à leurs semblables après leur avoir manifesté tant de méfiance. Sans doute avaient-ils honte, on n’économise jamais assez en discrétion à l’égard de ses voisins.
J’avais pour ma part bien vécu le confinement – une des époques les plus heureuses de ma vie – et n’avais rien à me reprocher : en général, j’avais confiance dans mon prochain. Au plus loin que je remonte dans le cours de mon existence j’accueillais volontiers tout inconnu ou mes connaissances avec chaleur, et les écoutais dans la bienveillance, au moins cinq minutes. J’estimais la misanthropie une posture de frustré, une crispation d’enfant boudeur, et largement un comportement d’emmerdeur. Mon invocation à l’Aube m’ayant oxygéné l’esprit et rendu à ma générosité, j’ouvris grand ma fenêtre et parlai amplement, accoudé au rebord.
– Mes amis ! Concitoyens ! Frères des îles et chers barbares ! Que nous est-il arrivé !...
– Il est fou !
– C’est le fou !
– Qu’il est bizarre !
Ma carrière de tribun n’alla pas plus loin.
J’avais toujours eu de la peine à me faire comprendre. Ouvrir la fenêtre ou ce Journal était un même geste. Une offrande ! J’aurais voulu clamer quelque chose qui avait de l’importance pour ces gens, mais j’avais tant de difficultés à exprimer ce qui était vital pour nous dans ma perception des évènements et de nos réponses aux événements. J’étais sûr qu’ils comprendraient leurs erreurs si je les leur expliquais mais je ne savais pas expliquer ces erreurs qui nous oppressaient parce que je ne savais pas m’expliquer moi-même. Je n’étais bon qu’à prendre régulièrement ma tension artérielle : fermer la fenêtre et ouvrir ce Journal.
Il n’y avait déjà plus personne pour m’écouter, les portes claquaient, ils étaient tous rentrés retrouver leur confinement. Ces gens ne faisaient plus partie du monde des vivants. Libérons un tigre apprivoisé, il mourra de faim. Lâchons de sa cage un oiseau, il ne nous servira pas à la table des nuages, l’aube et moi.
à suivre dans :
http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com
[l’image est de Michel Rouquette]