JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 7 avril : 4h
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 7 avril : 4h
7 avril
Le Jugement de Dieu n’est plus ce qu’il est. Mon immunité n’était pas si assurée que j’aimais à me le faire croire par bravade. Avoir la certitude inexpugnable d’être un croisé de la Croix rouge, un chevalier à la blanche armure, une âme pure dans un corps sain absolument inapte au mal, cette cotte de maille morale ne me suffisait plus. Après les épreuves dont j’ai pris quelques notes et que j’appelais une ordalie pour me prêter de l’importance, la raison me revint.
J’avais donc acheté un chapeau antivirus.
L’homme qui me l’a vendu était poli, se tenait à distance réglementaire, n’avait aucun geste incontrôlé, et il avait un beau chapeau, j’ai eu confiance. Si cette transaction s’était produite hors du square en face de chez moi, j’aurais agi avec beaucoup plus de circonspection, mais, d’une certaine manière, voyant le square si souvent depuis mes fenêtres, il était une sorte d’avant-garde de mon appartement et procurait un sentiment de familiarité et de sécurité. La place avec sa grille et sa fontaine était le lieu privilégié de mes promenades où m’aérer au bon air des chênes-lièges, parfois assis sur un banc en robe de chambre, pyjama et chaussons, en somme assez peu hors de chez moi, et s’il advenait, comme avec cet homme, qu’un inconnu entre dans mon salon d’herbes, de friselis d’eau et de fourrés, je le tenais pour un visiteur et lui aurais offert volontiers de mon café à condition d’en avoir à ma disposition. On ne peut pas tout pour son prochain, c’est désolant.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Un chapeau antivirus.
– Ah.
Le chapelier avait réussi un ouvrage profondément énigmatique (sans doute le but). Et même un assemblage de feutre, de treuils, de rubans, et d’armatures de métal résolument indescriptible. Quelque chose comme la casquette de Charles Bovary, mais sans Flaubert. C’était donc en toute confiance, transaction faite et mains nettoyées avec le savon de Marseille que j’ai toujours dans ma poche, si j’étais parti du square faire quelques courses sous mon chapeau. J’en revins tout affolé, toussant éperdument, avec pour tout produit un sac entier de papier toilette assez peu comestible, acheté au superU, qui était bondé de clients sans doute infectés comme des zombies, et dans un état panique que je ne m’explique toujours pas, n’ayant jamais fait qu’avaler ma salive de travers, encore que mon tempérament plutôt nerveux serait une raison raisonnable sinon rationnelle à tant d’excès.
C’est ainsi que ma vie d’aventurier de la Connaissance scientifique en temps de contagion se finit là.
Aux temps des erreurs.
Aux temps de l’innocence.
Je me couchai dans mon lit, épuisé par ce délire fiévreux, pour chercher un bref répit à mes émotions, quand je m’aperçus avoir toujours le chapeau antivirus sur la tête. Sans m’énerver plus que ça, j’allai le pendre comme un criminel à ma porte d’entrée afin de ne jamais oublier qu’un jour funeste je l’avais porté.
C’est ainsi que l’homme devient grand par ses erreurs. Errare humanum est perseverare diabolicum, si on veut.
à suivre dans :
http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com
[l’image est de Sébastian Schramm]