JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 1er avril
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 1er avril
1er avril
Ainsi que je l’ai dit, les gens avaient l’interdiction de se parler, sinon à bonne distance, et ils finirent par se lasser de hurler pour s’entendre, si bien qu’ils s’entendaient encore moins qu’à l’accoutumée et dans tous les sens du mot. Les amoureux contrariés ne se rencontraient plus nulle part, le risque d’un rapprochement étant trop grand, et la controverse si facile à résoudre demeurait à l’état flottant entre eux comme une petite buée de chagrin dans l’air corrompu de la ville où elle se mêlait aux nuages gros d’orages de colère et de désespoir. L’absence de résolution de tout pesait sur les esprits et jusque sur les corps. C’était sûr, à force de confinement et d’inaction, les habitants allaient s’enfler ou maigrir affreusement, accueillir toutes sortes de maladies organiques de sédentaires, qui seraient une façon de poursuivre intimément, en quelque sorte, un aparté dépressif et angoissé qui pouvait être fatal. Et qui l’était. Le corps n’a rien d’un confessionnal ou du divan de l’analyste
Une certaine incapacité à bien vivre – littéralement, un certain manque de savoir-vivre – s’ajoutait à l’épidémie pour effectuer des coupes claires dans la population. Ils n’avaient jamais su vivre, ils ne surent pas mourir. Il y eut des effets d’une mode dévoyée semblable aux excès de la Terreur sous la Révolution française – comme l’Embrassade. Toute une population d’Incroyables et de Merveilleuses embrassa ses proches et des inconnus dans la rue : c’était les emporter avec soi dans la mort. Cependant, des hommes peu soucieux des délicatesses de la mode, à bout de nerfs et saisis d’un ennui intolérable, se conduisant comme des patriarches bibliques en délire, s’en prenaient aux membres de leur famille et les assassinaient de coups de hache, comme on démembre un unique corps aimé – dans leur errance convaincus d’en finir avec la cause de leurs malheurs et de leur confinement dans le mariage.
J’entendais les cris depuis mes fenêtres et rien n’aurait pu me faire accourir. Ce n’était pas tant la peur de la contagion que des patrouilles de police qui déambulaient en petits groupes compacts dans le square, riaient au bruit des hurlements, se grattaient le dos comme des singes avec leur matraque télescopique, mais n’intervenaient pour rien au monde, le nouvel esprit du temps estimant qu’à ce stade de l’infection, le mieux était que la population s’assainisse d’elle-même, qu’elle s’épure, on économiserait les frais d’hôpital pour des gens qui de toute façon étaient perdus d’avance, et peut-être qu’enfin, faute d’aliment, le mal n’ayant plus à décimer les ruines du troupeau humain, il s’éteindrait de sa belle et douce mort sur le vert gazon de la prairie planétaire.
Un fol espoir m’égare.
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