Chapitre 5 : L'effet papillon
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Chapitre 5 : L'effet papillon
Parfois, quand on pense avoir touché le fond, on imagine que rien de pire ne pourra nous déstabiliser davantage et on en arrive, presque, à se sentir en équilibre sur les sables mouvants de notre existence. Mais un événement, aussi minime qu’il puisse être en temps normal, peut nous déstabiliser au plus profond et engendrer une suite d’événements en chaîne.
C’est l’effet papillon.
Depuis des semaines, je vis en permanence avec une double épée de Damoclès au-dessus de la tête, mais je sais pouvoir compter sur l’indéfectible soutien de ma meilleure amie. Pourtant, sans crier gare, arrive un matin, où ma fidèle Johana, qui veille sur mes nuits depuis ces longues semaines, est appelée en renfort dans une boutique de la côte pour une mission d’un mois et doit quitter Rennes urgemment. Je la vois bégayer, hésiter, sans doute à cause de moi. Son doux visage se ferme, une pensée voile son généreux sourire et j’y déchiffre toute sa crainte de me laisser seule en cette période troublée. Je sais qu’elle a besoin de cet argent qui se profile à l’horizon et même je me sens infiniment plus légère lorsqu’elle est près de moi pour partager mes crépuscules, je ne peux accepter qu’elle se sacrifie davantage par amitié, alors, je lui fais signe d’accepter ce poste providentiel en sentant l’angoisse contracter chaque muscle de mon corps et étire mes zygomatiques pour lui répondre en miroir. La hantise de me retrouver avec Will, Fleur et Muffin, entre ces murs qui semblent se refermer sur moi chaque jour davantage, me consume déjà de l’intérieur mais j’essaie de toutes mes forces de lui cacher l’angoisse qui grignote du terrain. Tandis que je l’aide à entasser dans son sac de voyages les quelques affaires qu’elle a pour habitude de laisser chez moi, je compte déjà les jours me séparant de son retour. Elle m’avait confié un soir, que lors de notre première rencontre, elle avait été impressionnée par mon self-control, par ma façon toute personnelle de mettre les émotions et les gens à distance, comme si rien ne pouvait m’atteindre réellement.
“Tu es une “beauté froide” ma Juliette. Tu intimides les gens sans même le vouloir, on dirait que tu peux clouer n’importe qui, au mur, d’un seul regard...”
Sur le coup, ça m’avait piqué un peu puis fait sourire beaucoup et je m’étais dit que c’était, sans aucun doute, une chance parce qu’on ne pouvait pas vraiment dire que de me promener avec le cœur en bandoulière m’avait porté bonheur. Ce jour-là, alors que nous descendons les marches de mon immeuble comme on se rend à l’échafaud, je me remémore ces mots qu’elle avait employé pour me décrire et décide de m’en draper pour incarner cette Juliette que les autres s’imaginent que je suis. En dedans, je suis pétrifiée de terreur, submergée par le sentiment d’être seule désormais, sans cette sœur de cœur qui s’en va au loin. Avant qu’elle ne s’installe dans sa voiture, je la serre dans mes bras en espérant faire taire les hurlements de mon cœur et pare mon visage d’une aura joyeuse alors que tout est noir à l’intérieur. Ma tour blanche vient de vaciller, je n’ai plus de rempart à la folie, je suis en tête à tête avec la peur. En permanence sur le qui-vive, je cherche les micros, traque d’éventuelles caméras, regarde sous mon sommier pour débusquer le croque-mitaine avec toujours cette incessante ritournelle dans mon esprit endolori :
Qui est-ce ? Ce mystérieux « ami » qui nous veut du mal…
Pourquoi, s’acharne-t-il ainsi ? et puis… « Comment fait-il pour tout savoir de cette manière ?
C’en est presque à en perdre la raison, mais je ne laisserai pas cette personne agir impunément, alors je cherche la faille, l’indice qui me permettra de démasquer notre harceleur. Je me raccroche au tangible, aux faits, je guette le faux-pas, l’erreur qui accuse et je me raccroche à mon désir de vengeance, à mon besoin de savoir, comme on s’agrippe aux fils qui nous empêche de chuter. Pour l’heure, toutes mes tentatives pour démasquer le stalker font “chou blanc”, les opérateurs refusent de m’aider en se cachant derrière la confidentialité de leurs données. Lorsque je bloque un numéro un autre apparait, une autre adresse mail est créée, avec toujours un nom ridicule, un pseudo lié à mon histoire personnelle ou une plaisanterie de mauvais goût, dans une version numérique du chat et de la souris. Et pour le moment, c’est moi, la souris. A chaque notification, une fois le choc des mots passé, une fois que mon cœur a repris un rythme proche de la normalité, j’étudie chaque mot, chaque ponctuation, chaque émoji pour tenter de discerner un visage se dessinant entre les lignes, le caractère numérique qui va trahir son expéditeur et enfin pouvoir faire payer chaque minute d’angoisse, chaque nuit grise, chaque seconde de panique sur un trottoir.
William, lui, semble se décomposer chaque jour un peu plus que la veille et rôde tel un fantôme dans ces murs qui ont, un temps, abrité un semblant de bonheur. J’ai envie de le gifler, de le pousser dans ses retranchements, de le secouer, de le piquer au sang pour qu’il réagisse, au moins un peu. L’attitude stoïque qu’il affiche est loin de lui ressembler mais semble au contraire complétement contradictoire avec ce qu’il était autrefois. Je ne sais pas s’il est en quête de l’identité de “l’ombre inconnue” et s'il s'agit simplement d'une stratégie pour faire tomber les pions mais en ce moment, j’ai surtout l’impression qu’il subit les évènements et d’une certaine manière, sa façon de vivre les choses me déçoit et me démontre, une fois encore s ’il le fallait, que je le connaissais mal. Moi qui l'imaginais fort, impitoyable, combattant, assistais à une sorte de naufrage silencieux, qui malgré la situation ne m’apportais aucune satisfaction.
Une poignée d'insomnie plus tard, comme on discerne un rayon de soleil dans le gris du ciel, c’est avec soulagement que je vois débarquer Stella, mon ancienne colocataire, venue de Paris pour prendre ses quartiers d’été et m’aider dans mon déménagement tout proche désormais. Alors que je savoure, comme une bouffée d’air frais, sa présence rassurante à mes côtés et que nous discutons sur le canapé du salon en prenant garde à chaque mot prononcé, comme autant de grenades dégoupillées, William erre dans la pièce, les lèvres scellées, à la manière d’un maton qui surveille ses écrous, quand d’un bond, il se met à courir jusqu’à la salle de bains, en se cognant aux murs, aux portes, comme si sa vie en dépendait. Il revient quelques secondes de silence plus tard et assène d’une voix à l'agonie :
— Je crache du sang, je pense que c’est bientôt la fin…
Sans un mot, en m’efforçant de calmer les involontaires tremblements de mes mains, je me lève, feignant la nonchalance, passe devant Stella, tétanisée, pour me faufiler dans le couloir puis dans la salle de bain. D’un œil impavide, j’observe la scène, minutieusement, renifle l’air. Le « sang » semble trop liquide, presque “trop” rouge. Il ne flotte pas ici cette odeur métallique caractéristique de l’hémoglobine mais je renifle le médicament, quelque chose de presque chimique. Mon propre sang cogne sous mes tempes tandis que je glisse un doigt le long de la faïence blanche aux éclaboussures écarlates et le porte à mon nez, écœurée, le cœur au bord des lèvres. Dubitative, je cherche à mettre un nom sur cette odeur familière, fouille dans ma mémoire olfactive, convoque les souvenirs, lorsqu’en un éclair la connexion se fait soudain. Toute la tension accumulées ces derniers mois se déverse dans ma gorge et éclate, en un rire hystérique, incapable à juguler, un rire de démente qui m’empêche presque de respirer dans l’exiguïté de la pièce. Je sors la tête dans le couloir et crie :
— Stella, viens voir s’il te plait !
Elle suit le chemin que j’ai emprunté un instant plus tôt, totalement décontenancée par l’antinomie de nos réactions.
─ T’inquiète pas ma belle, c’est juste de l’Hextril !
La porte d’entrée claque, furieusement, derrière William qui préfère visiblement prendre la fuite plutôt que d’assumer l’échec de sa sordide mise en scène. Il ne rentrera pas ce soir-là. Stella a la faiblesse ou la grande qualité de ne voir que le meilleur en l’être humain. Elle semble tout ignorer de la noirceur et de la perfidie et essaie toujours d'adoucir les couleurs du plus sombre des cœurs. Alors, elle tente de parler, d’expliquer, de temporiser et trouver des excuses à l’inexcusable. Moi, je l’écoute, la regarde, tour à tour touchée par cette bienveillance qui semble venir tout droit d’une autre galaxie et agacée par cette candeur presque décalée. D’aussi loin que remonte ma mémoire, je crois que, d’une certaine façon, j’ai toujours envié le regard qu'elle porte sur le monde, parce qu’elle semble toujours le voir plus beau qu’il n’est en réalité. Quelque part, au fond de moi, j’aurais aimé pouvoir garder cette innocence farouche et cette foi en l’humanité. Elle et moi sommes restées très proches depuis mon départ de Saint Nazaire et c’est tout naturellement que je lui avais demandé d’être le témoin de notre mariage. Pourtant depuis ce jour, nous ne nous étions pas beaucoup parlé au téléphone, pour plusieurs raisons. La première c’est que j’ai un peu honte de rater toutes mes histoires d’amour, la seconde c’est que j’en viens à douter de la sûreté de ma ligne téléphonique, avec cette “ombre inconnue” qui dispose, en permanence, de plusieurs coups d’avance sur mes moindres déplacements et la troisième raison c’est que Stella apprécie beaucoup William et qu’une partie de moi ne peut s’empêcher de craindre qu’elle ne se rallie à sa cause. Seulement, face à elle, je n’arrive pas à tricher tant elle me connait par cœur et décrypte ma voix comme personne d’autre sur la planète. Elle semble entendre les mots que je tais, m’englobe de sa douceur et traverse la France entière, où qu’elle soit, pour venir prêter main forte et oreille attentive, sans poser de questions.
Ce jour-là, maintenant que nous sommes seules, face à face et qu’elle darde, sur moi, la pureté brute de son regard perçant, je sens qu’il est temps de lui montrer les multiples couleurs de ma lune de fiel. Alors, je déballe en vrac comme on se déleste d’un fardeau porté seule trop longtemps, les crises de William, les coups, les cris, les menaces, l’argent volatilisé, mes deux jobs pour boucler les fins de mois et les messages par dizaines d’un.e anonyme qui balaient toute ma vie d’un revers de main numérique. Puis, pour que Stella prenne réellement conscience de la situation, au-delà de toutes les explications que je pourrais lui donner, sous l’émotion d’une guerrière qui s’essouffle d’un combat trop long ; je lui glisse mon téléphone déverrouillé et ouvre la boîte mail de mon ordinateur afin qu’elle puisse lire chacune des missives reçues de notre harceleur.se et m’assois, en retrait, pour lui laisser le temps de s’imprégner de tout ce que l’on y voit comme tout ce que l’on y perçoit. Au fur et à mesure de l’avancement de sa lecture, je vois les yeux de Stella s’agrandir, sa bouche s’arrondir en une grimace de profonde sidération. Mes mains s’agitent en un tic nerveux, je gesticule sur mon fauteuil, tire machinalement sur les manches de mon sweat en attendant qu’elle ne termine. Lorsqu’elle a enfin pris connaissance de la centaine de messages et de mails reçus depuis le début du mois de mai, elle semble au bord de la nausée et son regard brille d’un sincère chagrin empathique.
— Faut qu’on trouve qui c’est, Ju, cette personne est malade !
— Je sais bien, mais lorsque je contacte les serveurs mails et les applis de textos anonymes ils me répondent que les données sont confidentielles… Dès que je bloque un canal, un autre prend le relais. Ça n’arrête jamais ! Les mails, puis les sms, parfois les deux en même temps...Je ne sais plus quoi faire. Je bosse avec des flics mais je n’ose pas leur en parler, on ne se sait jamais, c’est peut-être l'un d’eux...
— Et tu ne connais pas quelqu’un qui pourrait, au moins, nous aider à localiser l’adresse IP de cet(te) enfoiré(e) ? y’a forcément une trace...
Une bombe explose dans ma conscience, comme si tout d’un coup quelqu’un avait allumé la lumière dans mon obscurité. Comment j’avais fait pour ne pas y penser ? L'adresse IP ?!?
Mais, putain, quelle conne !
Quand on est enserré dans un étau, pris au piège de griffes dont on ignore tout, y compris les points faibles, on a du mal à analyser, à réfléchir froidement, on se contente de s’efforcer de ne pas sombrer. Mais subitement, l’idée de pouvoir reprendre la main et de découvrir, enfin, l’identité de cette “ombre inconnue” me réanime de l’intérieur, une énergie nouvelle circule dans mes veines ; mes pensées, ma réflexion semblent sortir d’un coma éthéré et mon esprit se met à fuser à toute allure, face à cette piste inexploitée. Une nouvelle tour faisait son apparition dans mon jeu, et pour la première fois depuis des lustres j’avais enfin la sensation que les rôles s’inverseraient bientôt. De traquée, je devenais chasseuse, le son du cor résonnait déjà à mes oreilles...
A suivre : Chapitre 6 : Perfide arachnide