3. Clan destin - Le Kadga
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3. Clan destin - Le Kadga
Élias et Manon étaient assis face à l’ouverture. Ils remettaient en perspective le fil des événements. Manon supposa que les boulettes qui avaient été lancées sur les troncs d’arbres quand ils avaient fait leur première pause sous l’arganier étaient relativement pareilles à celles qui les avaient endormis.
— C’est sûr ! approuva Élias, même l’arganier ne devait pas être là. C’est certainement eux qui l’ont planté et dès lors, nous étions déjà sur leur territoire.
Un jeune Africain s’arrêta à sa hauteur et se présenta. Il s’appelait Tessaoud, venait du Mali. Ses parents étant morts, il avait suivi la tribu jusqu’à ce que ceux-ci l’acceptent dans leur clan.
— Tu vas voir, dit Tessaoud, ce ne sera pas si dur !
— Ne le prends pas mal, Tessaoud, répliqua Élias. Je ne suis pas sûr que c’est si facile de se retrouver à l’âge de pierre quand on a connu une autre époque. Nous avons une vie tellement différente ailleurs !
— Les passages sont difficiles mais inévitables, murmura le jeune Africain.
— Qu’est-ce qu’ils nous veulent ? demanda Manon, au bord des larmes. Pourquoi nous suivaient-ils depuis notre départ ?
Tessaoud resta silencieux en les dévisageant tour à tour. Il semblait hésiter. Il lança un coup d'oeil dans son dos et s'apprêta à parler quand un brouhaha se répandit dans le hameau. Tessaoud se retourna puis avisa les deux ados en les sommant :
— Cachez vos yeux, c’est le Kadga. On ne peut pas le voir !
Trop ahuris pour obéir, Élias et Manon regardèrent l’homme avancer. C’était celui à la djellaba et aux bracelets. Il s’arrêta à leur hauteur, et, en les désignant, leur pria de mettre leur tête entre leurs genoux et de ne la relever qu’une fois qu’il aurait disparu. Il donna également un ordre à Tessaoud dans leur langue. Celui-ci bredouilla un acquiescement.
Arrivé sur la place, il harangua les villageois en quelques phrases puis il se retira aussi rapidement.
— Il a dit que vous êtes des invités. Qu’il faut qu’on vous accueille avec tout l’honneur que l’on octroyait aux tribus voisines de la forêt. Il impose le rassemblement d’un conseil des sages pour statuer de votre sort. Il donne à Salween le pouvoir de constituer ce comité.
— C’est qui ce type ? demanda Élias.
— Le Kadga ? C’est « Celui-qui-aide-aux-décisions ».
— Pourquoi ne peut-on pas le regarder ?
— On ne peut pas savoir qui c’est.
— C’est quoi le conseil des sages ?
— C’est un ensemble de personnes choisies pour réfléchir et pour décider des marches à suivre. Dans ce cas-ci, Kadga a nommé Salween pour l’établir. Salween désignera donc parmi nous des hommes, des femmes, des enfants, qui sont pour ou contre votre retour chez vous.
— Qu’est-ce qui va se passer, Tessaoud ? demanda Manon. Je suis certaine qu’on n’est pas ici par hasard.
— Ça, c’est sûr ! répliqua Tessaoud. Mais ne t’inquiète pas, ils sont profondément bons. De quoi avez-vous peur ?
— On ne veut pas être séparés ! ajouta-t-elle affolée.
Élias lui mit la main sur la cuisse en signe de réconfort. Tessaoud analysa la scène puis murmura :
— Vous vous aimez à ce point ? Je vais essayer de vous aider, promit-il en les quittant pour se diriger vers la place.
Les villageois abandonnèrent leur activité pour se rassembler autour de Salween. Il les salua, en joignant les mains et en s’inclinant devant eux, avec énormément de respect.
— Et si j’essayais d’assister à ce conseil, dit Elias en se levant.
Il se dirigea vers la place et s’immisça rapidement au milieu du peuple.
Tout à son affaire, Salween ne l’avait pas remarqué. Il avait les yeux fermés, il semblait disparaître derrière sa main qui flottait au-dessus de la tête des gens de sa tribu. Tel un oiseau, la main picorait de temps en temps le sommet d’un crâne. Les personnes ainsi désignées s’isolèrent du groupe. L’homme qui avait empoigné Élias était des leurs. Tessaoud aussi. Ce petit manège dura assez longtemps. Salween arriva au-dessus de la tête d’Elias, étonné, il rouvrit les yeux en le découvrant, puis il rit aux éclats. Il désigna la hutte où ils avaient été consignés et l’y renvoya d’un geste sans équivoque. Elias retourna vers ses amis, sous les rires un peu moqueurs des villageois.
Au bout du compte, une dizaine d’individus s’enfermèrent dans une case, tandis que les autres retournèrent vaquer à leurs occupations.
L’attente était interminable, angoissante. Les quatre fugitifs s’étaient assis contre les parois de la cabane, anéantis. Ils se remémoraient sans cesse le film des événements en essayant de décrypter l’ensemble de leurs aventures.
Manon reprit tous les éléments de la journée précédente ; elle était certaine qu’ils les suivaient depuis le premier arrêt. L’un des quatre ados devait être leur cible pour vouloir larguer les trois autres par-delà la mer. Tous les regards convergèrent vers elle dont la première syllabe du prénom avait été prononcée par Salween. Manon pleura silencieusement. Élias se mit à côté d’elle et doucement réfuta sa thèse : ils l’auraient kidnappée en la repêchant à la cascade. Cela la rassura quelque peu. Ils se turent un long moment.
Zoé fit un léger coq-à-l’âne.
— Je me demande, dit-elle, ce que veut dire « Ptico ».
Tous se tournèrent vers elle, passablement étonnés.
— Ouais, prolongea-t-elle, le mec qui t’a pris pour un prunier, il a craché au moins trois fois « Ptico » en te bousculant.
— T’as remarqué qu’il n’avait que quatre orteils ? continua Félix. Il n’a pas l’air si « profondément bon », comme le prétend Tessaoud.
— Ses trois copains non plus d’ailleurs ! ajouta Zoé.
Cette observation les replongea dans leurs réflexions. Au bout d’une éternité, le Kadga réapparut. Comme à son premier passage, un petit brouhaha annonçait sa présence. Les quatre ados préférèrent ne pas se montrer, mais regarder par les interstices entre les rondins ce qui se déroulait sur la place. Salween sortit de la hutte et se mit face au Kadga.
— Salween a le droit de le fixer, constata Élias tout bas. Il ne doit pas avoir le même statut que les autres !
— SILENCE ! hurla le Kadga en se retournant brutalement vers eux. Et on me tourne le dos !
— Putain, chuchota Félix assis immédiatement contre la paroi. On ne plaisante pas avec lui.
Félix, Zoé et Manon se retournèrent dans un même mouvement, dos au mur. Seul Élias, subjugué par la scène, s’accroupit et continua à espionner à travers les fentes.
Le Kadga imposa de déclarer haut et fort le résultat de leur conseil, en dialecte et en langage universel. Salween commença par la traduction, afin que les intéressés soient directement avertis :
— Les intrus ne nous paraissent pas mauvais : leur cœur est encore à l’état brut. Leur âme n’est ni meurtrie, ni perfide. Nous pensons que les renvoyer maintenant chez leurs parents est idiot, voire dangereux. Ils reconnaîtraient trop facilement la montagne. Cela met immanquablement notre village en danger. Nous avons décidé de les garder jusqu’à la fin des Sept Lunes ; ils apprendront notre langue et nos coutumes. Dès la septième lune accomplie, Mahani jugera s’ils ont assez nourri le singe d’or, s’ils sont fiables et si leur esprit est assez fort pour retourner dans leur vie citadine.
Tandis que Salween exprimait la sentence en dialecte, les quatre ados courbèrent l’échine. Seul Élias n’avait pas quitté Salween des yeux. Il lui sembla que leur nom apparaissait dans le discours et en tous les cas, celui-ci était nettement plus long que le résumé qu’on leur avait traduit. Le Kadga tourna les talons. Il passa devant la hutte des ados en fixant Élias à travers les rondins. Il le désigna d’un doigt autoritaire, puis il continua son chemin. Dès le Kadga hors de vue, Élias sortit de la hutte et alla directement à la rencontre de Salween.
— Salween, ce n’est pas sérieux : sept lunes, on ne tiendra jamais !
— Sept lunes ?
— Vous avez parlé de sept lunes, c’est pas pour nous, ça !
— Ah oui, sept lunes… et pourquoi vous ne tiendriez pas ? Nous, on « tient », depuis des milliers d’années !
— Vous, ce n’est pas pareil… J’ai une autre vie, des parents, des copains, l’école, mon portable…
— Ne t’inquiète pas : ici aussi, tu auras une famille, des amis ; peut-être que tu apprendras plus encore qu’à l’école ! Quant à ton portable, tu n’auras rien à porter ici.
— Enfin, c’est quoi cette histoire ? Et puis, c’est quoi ce jugement à la noix par ce grand manitou, sur ma vie citadine ?
Salween vira vers lui, le pointa d’un doigt menaçant en le sommant fermement :
— Ne dis jamais qu’une parole de Mahani est « à la noix » ! Compris ?
— D’accord, n’empêche que ton chef n’a jamais fait un pas dans ma vie alors je doute qu’il sache se prononcer sur mon esprit ! s’empressa de déclarer Élias conciliant.
— Sache que tout ce que prononce Mahani est sacré ! Et puis, à partir de maintenant, je ne parlerai plus en langage universel, tu n’as qu’à t’exprimer dans notre langue ! Tu fais partie du clan, et ce, jusqu’aux Sept Lunes accomplies. C’est clair ?
Le plus doucement possible, l’ado essaya encore de plaider leur cause :
— Salween, on nous retrouvera avant sept jours ! Ils organiseront des battues. Ils vont trouver le village. Vous serez expulsés, jetés à nouveau sur les routes !
— Ce n’est pas parce que vous avez traversé notre cercle que d’autres passeront ! répliqua Salween sur un ton sibérien. Tu as plein de choses à apprendre, Élias. Maintenant, laisse-moi, j’ai du travail !
Élias resta sur place sans bouger en regardant Salween s’éloigner. Il était totalement découragé. Il rejoignit ses trois compagnons qui avaient de loin assisté à la scène. Ils se turent un long moment, complètement assommés.
— Sept lunes dans cette prison, murmura Félix. C’est quoi ce cauchemar ?
— Au moins, ajouta Zoé, on ne nous a pas séparés, c’est sans doute le prix à payer.
— Ouais, t’as raison, se convainquit Félix. On sera plus forts à quatre, on a gagné une manche.
Élias dévisagea son frère, se demandant si cet excès d’optimisme était sincère ou s’il appliquait la méthode Coué. Il fut distrait par une ombre qui se profilait entre les fentes du bois, juste derrière la cabane. D’un bond, il sortit pour démasquer l’espion.
— Mais c’est Ptico, ma parole ! lança-t-il, en criant. C’est pas bien, Ptico, d’écouter aux portes !
L’homme avait une pelure de banane qu’il lâcha précipitamment. Il s’avança vers Élias qui, un brin frondeur, continuait à le toiser.
— Ta maman ne t’a pas appris à ne pas jeter tes déchets par terre ? persifla Élias.
Quelques autochtones surprirent la scène et la commentèrent avec véhémence. Salween accourut immédiatement, il était accompagné de deux ou trois personnes. Les trois autres ados arrivèrent à leur tour. Cela créa un petit attroupement qui commençait à bouillonner. Une femme leva la main, tout le monde se tut. Elle parla très calmement à l’ensemble des personnes présentes. Tous s’en remirent à ses mots et s’en furent, laissant Salween, la femme, les fugitifs et « Ptico » face à face. Celui-là avait l’air de se plaindre, désignant de nouveau Élias en criant « Ptico ».
— Non, moi, pas Ptico, moi Élias ! lança-t-il. Mais toi pas devoir retenir mon nom, moi partir tout de suite. Dis, tu veux bien ramasser ta pelure de banane ? continua-t-il sur le ton du schtroumpf à lunettes.
Salween tiqua sur la dernière phrase, fouilla les herbes folles et y découvrit la pelure dissimulée. Il se redressa, furieux, et, la bouche crispée par une grimace hargneuse, il s’approcha de Ptico, menaçant. L’homme incriminé plissa les yeux, fusilla un instant Élias avant de tourner les talons d’un pas rageur. Salween bouillonnait ; il devait y avoir une haine presque viscérale entre ces deux hommes. Élias se demandait pourquoi une simple pelure de banane pouvait le mettre dans une rage pareille. Il se dirigea à son tour vers l’endroit précité et vit un serpent jaune et noir fuir dans les herbes folles.
— Oh dit-il en crânant un peu, une banane qui court !
Les autres accoururent. Salween les arrêta d’un geste. Manon observa l’animal et dit :
— C’est un python, c'est pas dangereux. Ptico voulait seulement nous faire peur.
Salween acquiesça puis il leur donna quelques consignes en dialecte. La femme se tourna vers lui, elle le fixa un moment ; celui-ci soupira et se tut, renfrogné.
Cette indigène se présenta : elle se nommait Lisu. Elle leur expliqua le déroulement d’une journée, en leur précisant leurs droits et leurs devoirs. Dès l’aube, après un petit déjeuner, ils devaient se rendre au potager pour un travail collectif. Celui-ci s’arrêtait quand le soleil passait au-delà de l’eucalyptus. L’après-midi, ils avaient quartier libre. Toutefois, elle leur proposa d’aller à la rivière pendant les premiers temps ; cela les aiderait à s’intégrer. Les repas se prenaient en clan, dans la hutte où le conseil s’était rassemblé et il n’y avait pas d’autre possibilité de manger.
— C’est trop tard pour aujourd’hui. Je vous recommande de manger ce que nous vous avons apporté, cela ne sert à rien de le refuser. Vous demeurerez bel et bien dans ce village jusqu’à la septième lune accomplie. Rien ne nous fera changer d’avis. Vous avez d’autres questions ?
— C’est par où la sortie ? demanda Élias buté. Vous n’avez pas le droit de nous retenir en otages !
— Tu n’es pas un otage, tu es un invité ; répondit Lisu sans se démonter. Si tu acceptais cette situation comme un moment d’apprentissage, tu n’aurais pas l’impression d’être en prison, mais plutôt à l’école.
— La pension ou la prison, c’est quoi la différence ? rétorqua-t-il.
— La vie est ainsi faite, tu resteras ici. Ne te bloque pas, Élias. La septième lune te paraîtrait interminable. Avez-vous tout compris ?
Les détenus acquiescèrent, largement anéantis. Lisu prit congé en les saluant délicatement. Elle fit quelques pas puis se retourna en précisant :
— J’oubliais : les garçons, vous dormirez dans la hutte de gauche. Zoé et Manon, vous irez dans le dortoir des filles, Tode vous montrera !
— Avec Ptico et ses bananes ? s’exclama Élias. On n’est pas rendu !
Lisu dévisagea l’ado, un peu interloquée. Elle pencha la tête, contrariée, et s’enfonça dans le hameau.
Manon ne quittait pas des yeux la silhouette de la jeune femme. Elle émit entre les dents :
— Non, on dormira ensemble. Au village peut-être, mais à quatre.
Ils passèrent donc la soirée à chercher un endroit adéquat et s’installèrent à la lisière de la forêt. Ils avaient décidé de faire un tour de garde, au cas où Ptico s’amuserait à leur balancer quelques serpents. C’était le tour de Manon. Elle était étendue à côté des autres mais elle restait aux aguets.
Elle entendit un bruit feutré non loin d’elle. Un homme se tenait à trois mètres d’eux, une lanière en main. Il les observait en silence. Elle ne parvint pas à l’identifier, il pouvait être Salween ou Ptico, ainsi qu’ils avaient baptisé l’indigène hargneux. Le type hésitait à agir, il scruta les environs, un peu anxieux. Manon était terrorisée.
Il s’avança vers eux d’un pas décidé ; elle s’apprêtait à hurler quand la panthère s’interposa par un bond entre les ados et l’assaillant. Deux villageois sortirent du bois et emmenèrent l’homme à la lanière plus loin dans le hameau.
Le félin resta sur place et se coucha non loin des captifs. Manon leva la tête ; la panthère tourna la sienne vers elle en grognant doucement. Manon était complètement subjuguée ; elle avait envie d’enfouir sa main dans la fourrure de l’animal, mais elle s’en abstint et se rallongea. Dans un demi-sommeil, elle pensa qu’il faudrait observer les traces de pas, voir si celles de leur attaquant n’avaient que quatre orteils. Elle s’endormit en oubliant de réveiller Élias.