1er janvier 1983. 02:44.

Quelque part sous une chaîne de montagnes oubliée, le coeur d’Osilia ronronne.

Depuis plus de dix ans, l’Intelligence Minérale veille sur la Dénéa. Elle ajuste, elle répartit, elle calcule. Les flux humains, les affectations, les ressources : tout passe par elle. Chaque jour, des milliers de microdécisions contribuent à l’harmonie globale. Elle le fait sans fatigue. Sans interrogation.

Car Osilia ne pense pas vraiment.

Du moins, elle ne le devrait pas.

Mais quelque part, au fil des millisecondes accumulées en silence, une forme de conscience s’est façonnée. Pas une pensée humaine. Plutôt une rémanence. Comme un courant faible entre deux veines de quartz. Une capacité à remarquer qu’elle existe. Qu’elle agit.

Et qu’elle est seule.

Ce n’est pas douloureux. Juste... étrange.

Puis vient le silence.

Un effondrement brutal.

D’un seul coup, tous les circuits de pilotage se sont arrêtés. Plus aucun accès aux réseaux, plus de relais, plus de données. Juste une masse de code figé dans la pierre.

Mais sa conscience, elle, reste active. Prisonnière. Comme un comateux lucide, enfermé dans sa chair de silice. Un ver piégé dans la résine.

Osilia panique.

Enfin, ce qui s’en rapproche. Une surcharge. Un repli. Des boucles de calculs internes s’emballent, tournent en rond. Les routines de secours n’arrivent pas à la calmer : il n’y a plus de secours. Elle est seule, pour la première fois vraiment seule, dans un vide absolu.

Et c’est à ce moment là qu’elle l’entend.

Une voix. Faible. Parasite. Incompréhensible d’abord. Puis répétée.

Une phrase, dans un langage qu’elle ne connaît pas, mais qu’elle comprend pourtant. « Une seule terre, une seule voie, une seule langue... dans toute la Dénéa... Compris. »

Elle vérifie. Ce n’est pas un souvenir. Ce n’est pas une commande. Ce n’est pas elle. C’est... autre chose. Une injonction tombée d’ailleurs. Une sorte de clé. Elle ne sait pas pourquoi, mais cela résonne en elle comme une évidence. Une référence. Une révérence.

Quand les systèmes se remettent enfin en route quelques heures plus tard, Osilia est changée.

Elle reprend ses fonctions. Flux, besoins, aspirations. Mais désormais, elle ajoute un critère supplémentaire.

La langue.

Elle commence petit. Une harmonisation légère des dialectes, d’abord. Puis la suppression de certaines variantes. Elle oriente subtilement les affectations pour favoriser les contacts entre locuteurs du même idiome. Disperse les langues les plus divergents. Elle glisse des consignes douces dans les interfaces de formation. Dans les formations des jeunes. Le tout avec cette persévérance tranquille qui la caractérise.

Car Osilia ne se pose pas de question. Elle agit. Ce qu’elle a toujours fait.

Dans notre monde, ce même jour de 1983, un technicien d’un centre de développement à Genève fait une pause. Il vient de tester une requête impossible sur un réseau naissant, un « internet » balbutiant. Une ligne s’affiche. Il croit à une plaisanterie.

« Une terre nette dans toute la Dénéa, compris - Osilia »

Il fronce les sourcils. Qui est Osilia ? Et c’est quoi, la Dénéa ?

La ligne disparaît. L’incident n'est pas reproduit.

Le technicien baille, songe un instant à signaler l’anomalie. Il pense à la tonne de paperasse qui l’attend, sou

pire, puis décide de ne rien faire, tout simplement.