Chapitre IV
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Chapitre IV
Depuis ce jour, Krys ressentait une certaine gêne en allant dans les rues. De nouveau, les régulateurs avaient repris leur sempiternelle place, scrutant les Accalmiens de l'aurore au crépuscule et le jeune orphelin, alerté par les paroles de l'aveugle ainsi que par le message sur le mystérieux "Grand Nettoyage", sentait planer au dessus de la cité une sombre menace. Bien qu'ignorant le contenu de l’affiche, les autres habitants remarquèrent eux aussi un certain changement puisque les adultes – d'ordinaire trop lâches pour discuter les ordres des autorité – se mirent à manifester une certaine réticence face aux rudes traitements des soldats casqués. Une tension palpable électrisait l'air, exacerbant les relations et amplifiant les murmures d'Accalmia auxquels Krys était désormais attentif. L’atmosphère déjà lourde de la cité devenait étouffante et même les rayons ardents du soleil vermeil ne pouvaient empêcher les habitants de frissonner. La menace grondait à l'horizon mais nul ne savait quand l'orage allait éclater.
Pourtant, alors qu'un jour les deux frères se dirigeaient comme à leur habitude vers la décharge, de violents éclats de voix parvinrent aux oreilles de Krys qui arrêta net Kaleb dans son élan.
- Qui a-t-il ? demanda ce dernier timidement, remarquant bien que le visage de son frère s’était durci.
Les yeux rivés sur la décharge d'où s'élevaient toujours des éclats de voix furieuses, Krys dit au petit infirme de rentrer à l'orphelinat.
- Pourquoi ? On ne va pas travailler ?
- Non, la décharge est fermée, on ne peut pas y aller.
- Super ! Ça veut dire qu’on peut rester dans les rues toute la journée ?!
- Euh, oui c’est ça…
- Oh, dis, est-ce que je peux aller voir les chiens ? S'il te plaît... ça fait si longtemps que je ne les ai pas vus, ils me manquent…
- Bon si, ça te chante... Mais promets moi une chose. Tu restes avec le Borgne et tu ne bouges pas de la déchetterie. Je veux pouvoir te trouver dès que je viendrai te chercher. C'est compris ? dit-il d'un ton pressant.
- Oui, promis ! répondit le petit infirme tout excité.
Puis, confiant à son grand frère son seau, il partit en trottinant joyeusement et quand il eut disparu dans une ruelle adjacente, Krys se détourna de lui et entra dans la décharge. Là, les voix étaient plus distinctes et l'adolescent discerna prés des comptoirs un attroupement de travailleurs furibonds. Se frayant un chemin à travers la foule, il s'approcha de l'épicentre de la cohue d’où lui parvenaient des cris de colère.
Derrière le comptoir un surveillant assailli de toutes parts tentait d'apaiser l'ire des travailleurs qui lui réclamaient quelque chose. Mais, terrifié et seul face à ce mur de visages hostiles et ce flot d’injures, il cherchait un moyen de s’échapper.
« Je vous jure que je n'y suis pour rien ! disait-il à tout venant. Je ne suis pas responsable de cette baisse des salaires, je vous le jure !
- Même si tu n'y es pour rien, nous on se tue à ramasser de la ferraille pour une misère et maintenant on apprend que le prix du kilo a baissé ! Comment on va faire pour s’en sortir maintenant ?! »
Des cris d'approbation résonnèrent dans la foule en réponse à ces paroles et le surveillant, de plus en plus effrayé reculait.
- Le prix des vivres a explosé ! hurla une voix.
-Et celui des loyers aussi ! répondit une autre.
- On crève de faim et on passe nos vie à travailler pour une poignée de cuivre !
- Mais, que voulez-vous que j'y fasse ? Moi je ne suis qu'un pion du gouvernement et...
- Un pion qui se fait du blé sur not'dos !!
De nouvelles exclamations retentirent et cette fois, les travailleurs remontés étaient déterminés à récupérer leur dû. Passant par dessus le comptoir sur lequel les balances étaient alignées, ils s'emparèrent de l'homme en uniforme qui, cette fois-ci, ne put retenir un cri. Au même instant, une détonation retentit et le directeur de la décharge, entouré d’une escorte de régulateurs, s'approcha das travailleurs en colère.
La tension monta d'un cran, et Krys, comprenant que la situation allait dégénérer, s’extirpa de cette masse d'Accalmiens aux visages déformés par la haine. À peine s'était-il éloigné que le premier coup de feu retentit, abattant un homme en première ligne. Un battement de cœur plus tard, ce fut le chaos et la décharge vibra de l'assaut violent qui se déroulait en son sein.
Peu à peu, le rang des émeutiers s'épaissit et, assaillis par une pluie de déchets, les soldats casqués ne pouvaient que reculer. Pourtant, dès que les renforts arrivèrent, la révolte fut rapidement maîtrisée et la décharge retrouva son calme habituel tandis que les travailleurs matés et brisés reprenaient leur harassante tâche, plus remontés que jamais.
L'adolescent qui, assis sur ses talons, avait observé l'affrontement du haut d'une colline proche, se releva quand le calme fut revenu, suivant des yeux les régulateurs qui emportaient les tête de l’émeute. Époussetant son pantalon il sortit de la décharge, les mains dans les poches et traînant les pieds.
Il voulut rejoindre Kaleb à la déchetterie mais, pensant au vieux mendiant qu'il n'avait pas revu depuis le soir où il avait lu l'affiche, il décida d’aller le voir. Il savait parfaitement où le trouver puisque l'aveugle, incapable de bouger en raison de son vieux corps malade, demeurait toujours à la même place, sous son abri de fortune qui le protégeait du vent et de pluies acides. Pourtant, quand il y arriva le vieillard n’y était pas.
Troublé, l’orphelin s'arrêta et scruta les alentours. Depuis sa dernière visite, rien n’avait bougé et tout semblait figé, comme dans un tableau où l’usure du temps était impuissante. Cependant, en se rapprochant de l'abri, il remarqua un lambeau de vêtement usé que portait le mendiant, un pan de vêtement qui avait été violemment déchiré. À l'endroit où il s’asseyait, l'adolescent vit également que la terre tassée par des années d’immobilité était étrangement retournée, comme si le vieillard s’était précipitamment levé, ce qui était impossible puisque ce dernier avait les jambes paralysées. Il y avait quelque chose qui n'allait pas et, alerté, Krys recula. Finalement, en baissant les yeux, il remarqua un détail qu'il avait négligé jusque là et qui pourtant expliquait tout. Sur la terre asséchée et poussiéreuse de cette ruelle abandonnée, il y avait de profondes traces de pneus. Or, les seuls véhicules qui circulaient encore dans les rues de la cité étaient ceux des régulateurs.
Frappé par cette découverte, l'adolescent sentit son cœur se serrer et son estomac se nouer. Puis l'image de l'affiche et du Grand Nettoyage inscrit en lettres sanglantes lui vinrent à l’esprit mais, refusant d’associer cette disparition aux termes employés par les autorités, il les chassa de ses pensées. Même s'il savait que cette société était inégalitaire et méprisable, il ne pouvait pas se dire que les élites, les 7%, ces hommes et ces femmes présumément parfaits étaient à l'origine de tout cela. Pourtant, la baisse des salaires qui avait enflammé la décharge était bien de leur responsabilité et toute la misère qu'il y avait dans cette ville était de leur faute. De nouveau, il sentit la colère l'envahir et son corbeau qui, toujours perché sur son épaule ne le quittait jamais, se mit à croasser dans son oreille pour lui insuffler de sombres pensées.
Soudain, sentant une quinte de toux arriver, il essaya de la contenir et, malgré le feu qui lui meurtrissait les poumons, il parvint à ne pas faire éclater la tousserie qui lui prenait la gorge. Depuis quelques temps, ces épisodes de violentes toux se rapprochaient et ne lui laissaient pas beaucoup de répit. Parfois, il avait l'impression que ses poumons allaient exploser et que sa gorge en feu se consumait. Pourtant, malgré la douleur qui le rongeait de l’intérieur, il s'efforçait d'étouffer ces toux fulgurantes afin de ne pas alerter son petit frère et l'adolescent faisait tout pour ne pas que ce dernier le voit souffrir. Il faisait en sorte de ne pas tousser devant lui et d'essuyer promptement ses paumes tâchées de sang avant que le petit infirme ne les remarque.
Tapant de son poing fermé sur sa poitrine, Krys apaisa le feu qui y faisait rage et raclant sa gorge, il cracha au sol un caillot sanglant qui se perdit dans la poussière. Puis, décidé à rejoindre son petit frère, il se dirigea vers la déchetterie où il était sûr de le trouver.
Se frayant un chemin dans ce dédale de sacs poubelle et de bennes à ordure, il croisait parfois des ivrognes assoupis ou des mendiants affamés fouillant les détritus. Il passait près d’eux sans faire de bruit, les observant du coin de son œil noir et évaluant d'un regard s'ils représentaient une menace. Mais ces derniers trop affaiblis, ne lui prêtaient aucune attention et continuaient leurs recherches sans même se retourner. Véritables ombres qui peuplaient cette zone coupée du reste de la cité, ils partageaient ce territoire désolé avec les meutes de chiens efflanqués.
Bientôt, Krys arriva sur le domaine du Borgne où il surprit la meute fouillant un sac d’ordure récemment éventré et qui venait d'être jeté. Relevant son museau gris de son festin, l’énorme molosse, en l’apercevant, se mit à grogner. Puis, sans même l’avertir d’avantage, il se projeta en avant de ses puissantes postérieures afin de se jeter en aboyant sur l'intrus. Krys face à cette bête à la mâchoire ouverte et aux intentions belliqueuses fit un pas en arrière mais la voix impérieuse de Kaleb stoppa net le canidé dans son élan.
-Arrête-toi Silver, il est avec moi.
Le Borgne, après avoir lancé un dernier regard menaçant de son unique œil à l'adolescent, se tourna vers le petit infirme et, trottant joyeusement vers lui, s'allongea à ses côtes afin de poser son imposante tête sur ses genoux. Le petit garçon lui déposa un tendre baisé sur le front avant de le caresser.
- La prochaine fois, attache ton idiot de clebs. grommela Krys en s’approchant de la meute qui cessa de manger pour le dévisager.
-Tu sais bien qu'il n'est pas méchant, le défendit-il, il fait simplement ça pour protéger sa famille.
- Contre un inconnu, je comprendrai, mais moi, il sait très bien qui je suis. Il ne m’aime pas, et c'est réciproque.
Claquant des mâchoires a son intention, le dénommé Silver se fit réprimander par Kaleb qui lui donna une petite tape sur le crâne.
Quand Krys regardait son frère ainsi entouré de cette meute qui l'avait vu grandir, il revoyait ce petit infirme esseulé qu’il avait rencontré il y a quelques années de cela, lors d'un soir pluvieux. Il revoyait ces yeux vairons mouillés de larmes et son petit corps difforme caché par ce même Borgne qui l’avait toujours protégé. Replongé dans les souvenirs de cette nuit où il avait trouvé Kaleb, ce petit garçon sans passé élevé par cette meute de chiens errants, il ressentait de nouveau la douleur de cette solitude atroce qui l'avait poussé à le prendre sous son aile. Depuis, ils ne s'étaient plus quittés et l’adolescent s'était promis de protéger celui qui lui avait redonné goût à la vie.
Chassant ces images émouvantes de son esprit, il ordonna à Kaleb de le suivre et de rentrer à l'orphelinat, ce que le petit garçon fit tristement, après avoir salué son ancienne famille. Puis, quittant la déchetterie, les deux orphelins retournèrent vers ce qui leur servait de foyer. Bien que le petit infirme ne se doutait de rien, Krys savait lui pertinemment que leur accueil ne serait pas chaleureux puisqu’ils rentraient les mains vides. Alors, demandant à Kaleb de l’attendre à l'entrée, il s'aventura seul dans cet antre infâme. Devant la porte entrouverte de la salle à manger, il marqua une hésitation et le murmure d'une conversation retint son attention, alors, collant son oreille contre le bois, il écouta.
« Vous vous rendez compte de ce que vous me demandez ? s’offusquait la voix grasse de Becky.
- Nous savons très bien ce que nous vous demandons mademoiselle Bobtail. répondit un homme. C'est pour cela que nous vous proposons ce service moyennant une rémunération.
Puis, Krys entendit le tintement de pièces qui s'entrechoquaient dans ce qui semblait être une bourse et quand la personne qui la tenait la déposa sur la table, l'adolescent les entendit rouler avant de bruyamment s'immobiliser. S'ensuivit un long et pesant silence, seulement troublé par la respiration sifflante de la directrice de l'orphelinat.
- Vous, vous vous moquez de moi ?! finit-elle par s'étrangler. Ce sont de vraies pièces d'or ?!
-Avez-vous réfléchi à notre proposition ? intervint une seconde voix masculine, visiblement plus pressée que la première.
- Je, c'est à dire que ... ce que vous demandez là est éthiquement...
Krys discerna le bruit d'un second sac posé sur la table.
- Pour quand les voulez-vous ? demanda Becky d'une voix que faisait vibrer la vue de tout cet or.
- Demain matin, nous viendrons les chercher. répondit le premier homme.
- Combien sont-ils ? s’informa le second.
- Cent-quarante-sept, âgés de 4 à 15 ans.
- Il nous les faut tous.
- Ne vous en faites pas pour cela, les rassura la grosse femme, je fermerai la porte cette nuit, aucun de ces morveux ne pourra s'échapper.
- Très bien. Comme tout est réglé, nous pouvons partir. Au revoir mademoiselle Bobtail.
Puis, des pas pesants firent craquer le parquet et Krys, les entendant se rapprocher, tenta de se cacher pour ne pas se faire surprendre. Profitant de l’obscurité ambiante, il se coula dans l'ombre d'un mur. Deux régulateurs à la stature imposante sortirent de la salle à manger où ils laissaient Becky qui, les yeux pétillant d’avidité, comptait ses pièces crapuleusement acquises. Les deux soldats passèrent près du jeune garçon sans le remarquer et quittèrent l'orphelinat sans même se retourner.
Une fois hors de son champ de vision, Krys se releva et alla chercher Kaleb qui l'attendait sagement sur le palier, légèrement troublé par l'apparition des régulateurs. Pourtant, comme il voyait que le visage de son grand frère demeurait froid et impassible, il cessa de se tourmenter.
Quand ils entrèrent dans la salle à manger, Krys remarqua immédiatement que les bourses avaient disparu et qu'un sourire malicieux étirait les lèvres boursoufflées de la grosse Becky. Ce seul coup d’œil que lui accorda l'adolescent confirma ses inquiétudes, qui furent de nouveau fortifiées lorsque la femme leur annonça d'une voix mielleuse que ce n'était pas grave s’ils n'avaient rien rapporté.
Si ce que l' adolescent avait entendu était vrai, lui et son frère n'étaient plus en sécurité dans cet orphelinat. Et s'il écoutait son corbeau, ce mystérieux contrat passé avec les forces de l'ordre avait un lien avec ce fameux Grand Nettoyage dont la nature exacte se dessinait peu à peu à ses yeux.
Prenant congé de la directrice, il entraîna à sa suite son petit frère inconscient du danger qui les guettait tous et qui semblait déjà s'enraciner dans toute la cité. Il ne savait pas pourquoi les régulateurs étaient intéressés par des orphelins, ni même pourquoi et où ils voulaient les emmener. Mais une chose était sûre, c'était qu'il ne voulait pas se retrouver entre leurs griffes et qu'il ne laisserait pas non plus Kaleb se faire emporter.
Arrivés à leur refuge, l’adolescent commença à s’activer, réunissant tout ce qui pourrait leur être utile et les fourrant méthodiquement dans un vieux sac volé. Le petit garçon qui, assis sur une caisse, observait son grand frère sans comprendre ce qu'il faisait finit par lui demander pourquoi il rangeait toutes leurs affaires dans cette sacoche rapiécée.
- Par ce que nous allons quitter l'orphelinat. répondit-il machinalement, trop occupé par sa tâche.
- Pourquoi ?! s’effraya le petit infirme qui avait fini par considérer cet hospice insalubre comme sa maison. Est-ce en lien avec les régulateurs qui sont sortis tout à l'heure ? Y a-t-il un problème ?
Comprenant son erreur, Krys tenta de calmer son petit frère, mais ce dernier, emporté par son imagination entrevoyait déjà un avenir affreux.
- Non cloporte, ne t'en fais pas, je t'assure qu'il n'y a aucun problème. C'est juste qu’il faut quitter l'orphelinat pour une très bonne raison.
- Pourquoi ?
L’adolescent pensa à cette menace qui planait au dessus d'eux et qui lorgnait surtout le petit garçon en raison de son infirmité. Il savait très bien que quitter cet endroit ne serait pas de tout repos, et que ce départ précipité marquait le début d'une vie d'errance et d'incertitude où ils devraient se méfier de tout le monde ainsi que des régulateur dont les intentions lui étaient encore inconnues. Pourtant, face au visage illuminé par l'espoir de son petit frère, il ne pouvait se résoudre à lui faire par de ses inquiétudes. Alors, il décida de faire ce qu'il avait toujours fait pour le protéger de cette dure réalité qu'il ne comprenait pas.
- Par ce que tu m'as parlé de ton monde parfait et que le moment est venu de l'édifier pour qu'il devienne réalité.