5. 2 CV vs. Maserati : Fairbanks — Alaska (États-Unis), le 18 août
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5. 2 CV vs. Maserati : Fairbanks — Alaska (États-Unis), le 18 août
La semelle en caoutchouc sombre couina sur le lino fraîchement ciré par l’équipe de nettoyage du soir. Logan Chow se recroquevilla au fond de son armoire métallique en retenant sa respiration. Comment avaient-ils su ? Il venait à peine lui-même d’interpréter les résultats.
À travers la fente laissée par les deux battants coulissants, il devinait plus qu’il ne détaillait la chaussure réglementaire surmontée d’un treillis noir. FBI ? NSA ? CIA ? Mercenaires ? Il n’avait pas l’intention de traîner pour le leur demander.
Il attendit que les bruits de pas aient fini de résonner contre les parois métalliques de sa cachette improvisée et se risqua à élargir l’ouverture. L’oreille aux aguets, il entreprit de passer la tête hors de l’armoire et jeta un regard circonspect dans le corridor. Personne. Le peloton venait de tourner l’angle en direction de son bureau. Au fond, un néon clignotait avec une régularité de métronome, alternant ombre et lumière dans l’espoir que l’équipe d’entretien daigne enfin le changer. Le chercheur s’extirpa de l’armoire tant bien que mal, mais une maille de son chandail s’accrocha à l’un des rebords tordus de l’étagère sous laquelle il s’était plié en deux. Le vacarme de la chute des gobelets et autres ustensiles qu’elle supportait pour l’usage de la machine à café proche résonna dans le couloir vide, encore
amplifié par l’écho des parois de métal.
— Merde ! souffla le géophysicien.
Il entendait déjà la troupe faire demi-tour.
Il se redressa et fila dans la direction opposée. Ses mocassins à semelles dures et lisses patinaient sur le revêtement glissant et il dut se rattraper plus d’une fois en prenant appui sur le mur.
— Professeur Chow ? Attendez !
Logan négocia l’angle en un dérapage plus ou moins contrôlé et serra sur la gauche. Il agrippa un portemanteau scellé au mur pour l’aider à s’engouffrer dans un second couloir perpendiculaire, et se jeta sur la barre latérale de l’issue de secours.
Attendre ? Certainement pas ! Avec les confirmations qu’il venait de réaliser sur ses hypothèses, il devait au plus vite rendre les résultats de ses recherches publiques !
Le vérin n’avait pas fini de rabattre la lourde porte derrière lui, que Logan traversait déjà l’esplanade du bâtiment Reichardt. L’Institut de géophysique de l’UAF[1]
montrait le bon exemple en matière d’économie d’énergie. Les éclairages LED à rechargement solaire ne s’étaient pas encore déclenchés malgré les derniers rayons du soleil qui disparaissait au-delà des monts émoussés de la forêt de Tanana.
Logan profita de la pénombre pour se faufiler entre les bouleaux qui arboraient le campus. Il fila vers le gazon séparant son bâtiment de celui du musée du Grand Nord et traversa la vaste pelouse au galop en jetant un regard anxieux derrière lui. Les arbres lui bouchaient la vue aussi sûrement qu’à ses poursuivants.
Il longea le musée à l’architecture digne d’un vaisseau de science-fiction paré à décoller, mais dut s’arrêter pour reprendre son souffle. Il était plus habitué aux recherches en laboratoire et aux longues heures à décortiquer des données devant son ordinateur qu’à l’exercice et la course à pied. Le milieu de la trentaine à peine dépassé, son cœur tenait pourtant plus du moteur de 2CV en sous-régime que de celui d’une Maserati prête à feuler comme une panthère.
Le crissement de pneus qui mordaient l’asphalte le rappela vite à la précarité de sa situation. Trois énormes voitures venaient de surgir du parking et s’engouffraient sur Yukon Drive dans sa direction. L’éclairage public darda ses pâles feux et dévoila des SUV noirs et austères. Des décalcomanies blanches indiquant en gros sur les flancs « CECI EST UN VÉHICULE DU GOUVERNEMENT » ne seraient pas apparues plus révélatrices aux yeux de Logan. Il était repéré, et allait devoir pousser ses valves cardiaques dans leurs retranchements.
Il repartit de plus belle et contourna le musée. Pas moyen de semer les 4x4 au sein d’un campus plat comme la main et constitué en grande partie de parkings et de pelouses dégagées. Son seul espoir était d’atteindre la parcelle nord de l’université, et de fuir à travers la forêt.
Logan traversa Sheenjek Drive et longea les serres et le laboratoire de virologie. Derrière lui, le vrombissement des moteurs se rapprochait dangereusement. Il n’avait aucune chance s’il maintenait ce cap…
Il piqua à droite vers une zone de travaux et renversa systématiquement sur la chaussée les poubelles et autres conteneurs qu’il pouvait déplacer sur son passage. Les voitures durent ralentir pour zigzaguer entre les obstacles les plus encombrants, ou simplement pousser les plus petits avec leur pare-chocs.
Le souffle court, Chow en profita pour bifurquer à angle droit et passer par-dessus un parterre de buissons qui le ramena vers les serres. Il avait à peine gagné quelques précieuses secondes, au détriment d’un détour et d’un effort supplémentaire qu’il commençait déjà à payer ; sa respiration se faisait irrégulière.
Les véhicules le doublèrent, seule la haie les séparait désormais. Ils la remontèrent, moteurs hurlants, et la contournèrent pour bloquer la sortie du parking que Logan venait d’atteindre. Ébloui par les phares, Chow chercha désespérément une échappatoire. Il s’engouffra dans l’étroite ouverture de la clôture qui protégeait la contre-allée longeant les verrières, dérapa sur le gravier, et s’étala de tout son long. Le souffle coupé, il se laissa emporter par la panique et patina frénétiquement en essayant de se relever. L’une des voitures bloquait désormais la brèche derrière lui, et il entendit le cri caractéristique des deux autres lancées à pleine vitesse en marche arrière pour remonter le long du grillage et lui barrer la route en aval. Il serait bientôt coincé entre les serres et la clôture !
Il finit par se redresser et reprit sa course sans se soucier de son pantalon en velours côtelé déchiré au niveau des genoux ni des égratignures superficielles sur la paume de ses mains. Il déboucha de la contre-allée au moment où l’un des SUV effectuait un savant tête-à-queue pour refermer le passage. Logan ne put retenir un cri au contact de la carrosserie qui lui frôla la cuisse. Il prit instinctivement appui sur le haillon et se propulsa vers la dernière rue qui le séparait encore de son but. Ses poumons le brûlaient et il sentait que ses muscles ne tarderaient plus à se tétaniser pour exprimer leur mécontentement d’être si soudainement sollicités.
Derrière lui, les trois voitures manœuvraient pour se réaligner et sonner l’hallali. Logan traversa la chaussée et prit pied sur un terre-plein poussiéreux. Il réalisa avec fatalisme que les lourds 4x4 n’auraient même pas à ralentir pour le suivre. Son ombre, projetée devant lui par les phares, lui confirma bientôt son appréhension. Les premiers arbres se profilaient encore à plus de trente mètres, si proches, et à la fois si loin avec les trois bolides lancés sur ses talons.
Les poumons en feu, Logan donna tout ce qui lui restait. Si seulement il pouvait atteindre la protection de la forêt. Il connaissait cette parcelle par cœur, il adorait passer à travers ce bois pour rejoindre les installations qui abritaient ses instruments de mesure deux kilomètres plus au nord. À pied et de nuit, il bénéficierait de l’avantage du terrain.
Il sauta un talus en ahanant, soudain désorienté. Ses tempes battaient, ses oreilles bourdonnaient, un voile rouge descendait sur ses yeux. Pas assez d’oxygène… Il secoua la tête pour reprendre ses esprits. Il sentit avec une acuité extrême le souffle chaud d’un moteur contre ses mollets. Son cœur allait exploser dans sa poitrine, mais il n’avait pas le droit d’abandonner, le monde devait savoir…
Au bord de l’évanouissement, il se jeta en avant entre les premiers troncs.
[1] UAF = University of Alaska Fairbanks