

Chapitre 3.1 : Réflexion
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Chapitre 3.1 : Réflexion
Vendredi 7 mars 2024
Ronan regarda bêtement sa machine. Depuis près de vingt-quatre heures, maintenant, aucune ligne n'était venue s'inscrire au bas de la dernière page. Il était resté prostré, ou bien avait erré dans la maison pour tromper son désarroi, l'esprit traversé par des relents d'orgueil et des remontées d'amour-propre. Il avait pleuré ses douces et confortables habitudes et, à présent, la muraille de son autosatisfaction édifiée jour après jour, motif après motif, menaçait de s'écrouler, rongée à la base.
Son univers allait en déliquescence. Le roman en était la clé, mais il n'en avait plus les commandes. Le clavier lui tendait ses touches, mais il ne savait plus sur lesquelles il devait jouer. Julie était toujours bloquée dans le train, à l'endroit précis où il l'avait laissée. S'il ne faisait rien, ce soir, elle serait à Guingamp, et qui sait ce qui adviendrait de leurs deux couples…
Onze heures. Il fallait prendre une décision. Soudain, il eut un brusque retour de volonté ; il allait s'imposer le temps réel pour décider de leur avenir à tous les quatre.
Cette contrainte ne permettrait aucune échappatoire, il rendrait sa liberté au temps, le laisserait rythmer le jeu à sa mesure. Sa marge de manœuvre ainsi délimitée, il fut pris d'une excitation d'un nouveau genre pour lui, celle de la victime complice de son bourreau qui offre ses pieds et ses mains à la corde que l'autre lui tend pour s'interdire tout retour.
L'horaire indiquait qu'à cette heure-ci, le train de Julie devait se trouver quelque part en Champagne ; il décida alors de le prendre en marche et d'y retrouver son héroïne.
Debout devant Julie, Ronan s’adressa à la jeune femme :
— Bonjour.
Julie ne semblait pas surprise. Elle dévisagea son créateur avant de répondre.
— Je vous attendais.
Ronan désigna la place restée libre en face d'elle, depuis la dernière gare.
— Il n'y a personne ici ? Puis-je m'asseoir ?
— Vous devriez le savoir mieux que quiconque, répondit-elle.
Ronan n'osa pas s'engager plus avant sur cette seule réponse. Quelqu'un lâcha alors un rapide signe de la tête, qui devait être une autorisation.
— Merci, dit Ronan.
Il s'installa rapidement. Il n'avait aucun bagage. Comme leur regard se retrouvait de nouveau, Julie reprit :
— Vous allez devenir un habitué de cette ligne.
Ronan sourit. Les autres ne s'intéressèrent plus à eux. Julie continua :
— Hier avec Valentin, aujourd'hui avec moi…
Là encore, Ronan se contenta d'acquiescer. Il n'avait jamais vécu une telle situation avec un de ses personnages et il semblait gêné maintenant d'avoir osé provoquer cette rencontre incestueuse.
Pendant un moment, Julie se tut. Elle tentait de le jauger, de comprendre ce qui l'avait conduit à agir comme il l'avait fait avec elle. De lui d'ailleurs, elle connaissait uniquement ses emportements.
Elle brisa le silence.
— Vous n'êtes plus en colère.
— Non, dit Ronan en levant la tête vers elle, présentant ses excuses et mendiant sa compréhension.
— Alors moi non plus.
Nouvel instant de silence pendant lequel Julie jeta machinalement un œil teint d'angoisse au-dessus de sa tête, par-delà le porte-bagage, là où ses skis, ses chaussures et ses bâtons attendaient leur heure.
— Ces skis étaient l'instrument de votre colère ; nous n'en avons plus besoin, ne pourrions-nous pas nous en débarrasser ? demanda-t-elle, fébrile, en envisageant toujours son matériel. C'est facile pour vous, cela ne compte pas. Il suffit de quelques mots au détour d'une ligne. Je pourrais oublier tout cela aux toilettes, par exemple.
Ronan hocha la tête.
— Vous allez aux toilettes avec vos skis ? demanda-t-il, mi-sérieux, mi-désolé. Non, je ne peux pas faire cela, Mathilde me tiendrait rigueur d'une ficelle aussi grossière.
Julie soupira.
— Que va-t-on faire alors ? demanda-t-elle encore. Si vous ne réagissez pas, je me retrouverai d'ici à quelques heures bêtement devant Valentin, supportant seule la honte que je nous destinais.
— Je n'ai encore rien décidé, répondit-il, désemparé. C'est précisément pour cela que je suis là.
Julie le sentait totalement démuni face à ce qui lui arrivait, incapable même de prendre une quelconque décision pour lui et, à fortiori, pour ses propres personnages. Avant de s'effondrer, il avait posé un deuxième chapitre sur ses rails et elle se trouvait à présent avec un billet pour Guingamp dans la poche. Comme il était là avec elle, alors le roman devait se dérouler seul, poursuivant sur sa lancée au gré des kilomètres. Ils avaient quelques heures d'avance, jusqu'à 17 h environ. Après… il n'y avait plus d'après…
Julie reprit, une fois de plus.
— Je peux vous aider, enfin, si cela ne va pas à l'encontre des règles d'usage entre un auteur et une de ses héroïnes.
Ronan bredouilla une réponse.
— Non, je ne sais pas, enfin, nous verrons.
— Que se passe-t-il entre votre femme et vous ?
Ronan se sentit dépassé par son personnage, un personnage dont il était pourtant en train d'écrire les répliques, comme si les questions posées de l'extérieur rendaient les réponses plus faciles à mettre en mots.
— Mathilde me reproche de lui voler sa liberté, de m'en accaparer sans cesse au point qu'elle ne peut même plus avoir le plaisir de m'en prêter, pour un soir, pour une nuit. Je croyais que nous formions un couple uni, très équilibré. Je m'astreignais à suivre une discipline de vie personnelle ; interdiction d'écrire les soirs et les week-ends, uniquement les journées. Je m'efforçais alors de sortir Mathilde de son quotidien, je nous concoctais des soirées ; parfois même, je passais l'après-midi aux fourneaux à lui mijoter les plats qu'elle aime. Je me croyais chanceux de tant de liberté, je nous croyais chanceux de ce temps-là.
— Ces repas dont vous parlez, revenaient-ils souvent ?
— Non, bien sûr, c'était une surprise à chaque fois.
— Vous appréciiez ces instants, je veux dire, ces moments de préparation ?
— Je me réjouissais à l'avance de la joie qu'elle éprouverait.
— Vous savez, le plaisir du cuisinier est un luxe que tous les repas ne connaissent pas. Généralement, la cuisine est un lieu d'urgence, un lieu de répétition, le lieu du quotidien. C'est dans ces moments-là que l'on sait si l'on y participe réellement.
Ronan ne dit rien.
— Mathilde vous a-t-elle fréquemment appelé en catastrophe en fin d'après-midi pour vous demander de préparer à manger avant qu'elle ne rentre ?
— Non, répondit Ronan après un instant de réflexion.
— Comment réagiriez-vous ?
— Je n'aime pas être dérangé dans mon travail, mais je me serais attelé à la tâche quand même.
— Vous parliez de joie tout à l’heure, à présent, il s'agit déjà d'une tâche. Peut-être auriez-vous maugréé quelques mots, même anodins, avant de souscrire à sa demande. Peut-être le sait-elle, peut-être est-ce pour cela qu'elle n'ose pas prendre le risque de vous irriter et qu'elle préfère encore garder toute la charge de travail pour elle. Je crois que je comprends votre femme et que Valentin vous ressemble. Vous, comme lui, avez l'impression de collaborer à la cuisine, à la vaisselle et à tout le reste, mais vous levez-vous le premier de table ? Décidez-vous des courses à faire ? Si vous proposez uniquement votre aide ou pire encore attendez que l'on vous sollicite, vous ne serez jamais à l'initiative du geste. Mathilde vous demandera votre aide ou ne vous la demandera pas, elle l'acceptera ou ne l'acceptera pas, mais elle aura fait le premier pas.
Ronan paraissait prostré.
— Vous pensiez probablement participer pleinement à la cuisine par vos repas programmés ; je crois, moi, que vous vous offriez égoïstement le plaisir de ses remerciements et celui de la joie qu'elle ne manquerait pas d'éprouver.
Ronan mettait dans la bouche d'une autre tout ce qu'il commençait enfin à reconnaître chez lui comme source du conflit.
Elle poursuivit là où il avait mal.
— Hier, dans votre rancœur, j'ai cru comprendre qu'elle était partie.
— On peut dire cela ; elle a symbolisé son départ en rompant les ponts de la communication entre nous, je ne peux plus lui parler.
— Plus de petits plats préparés ni de sorties cinéma, je suppose ; plus de pièces de théâtre ni même de restaurants ?
— Non.
— Qui souffre le plus de l'abandon de toutes ces attentions que vous aviez à son égard ?
— Moi, je crois…
— Vous dépensiez sans compter votre temps, votre énergie, votre argent peut-être, vous lui offriez tout cela et qui souffrez aujourd'hui de ne plus pouvoir donner.
— Oui.
— Curieux…
— Sans doute.
— Pouvez-vous maintenant mettre un nom sur votre souffrance ?
Ronan dut forcer un peu sa voix pour parler :
— Je croyais être donneur universel, par mes romans auprès des personnes qui me lisent et par mon temps auprès de la femme que j'aime ; je suis seulement receveur universel, mendiant l'attention de mes lecteurs et volant l'amour de ma femme. Je pensais être dans l'offrande, je suis uniquement dans la demande.
— Le nom de votre souffrance ?
Ronan avait la gorge sèche.
— … La peur… La peur d'être seul, la peur de ne plus être reconnu, d'être inutile.
— Et qu'êtes-vous prêt à faire pour cette peur ?
Mesdames, messieurs, nous arriverons d'ici à quelques minutes en gare de l'Est. Gare de l'Est, terminus du train. Nous espérons que vous avez fait un bon voyage. Avant de descendre, veuillez vérifier que vous n'avez rien oublié. Merci.”
Comme mus par quelques ressorts auditifs, les passagers s'étaient presque tous levés, les bras déjà tendus vers leurs affaires. Ils semblaient pourtant quitter à regret la douce quiétude du train pour rallier ce torrent humain qui se déverserait par tous les pores de la gare sous le sol de Paris, pour un ailleurs plus lointain encore.
Julie aurait aimé laisser là ses bagages trop encombrants, mais elle ne le pouvait pas. Sans doute l'aurait-elle fait, si elle avait été réelle. Ronan prit les skis et les bâtons, lui laissant la valise et les chaussures.
Il n'avait pas répondu à sa dernière question. Il voulait s'octroyer le temps de la réflexion avant de s'essayer à une réponse.
Ils plongèrent à la suite de beaucoup d'autres passagers dans les entrailles de la capitale, vers d'autres rails, d'autres quais. Ligne quatre. La lumière blafarde des couloirs du métro donnait à tous ces voyageurs en transit un teint trop clair, maladif. On se prenait à rêver d'un blanc plus sable que carreau, un blanc qui ne serait là que pour border un bleu ciel ou un bleu mer.
Le bruit caractéristique d'une rame surgissant de son terrier se fit entendre par-delà les dernières marches d'un ultime escalier. A imaginer tout ce bleu, on aurait aimé qu'il s'agisse d'une autre sorte de rame. Quelques personnes accélérèrent le pas, espérant en être. Les autres misèrent sur la prochaine.
Personne ne remarqua les skis. Chacun n'était le voisin de l'autre que pour quelques secondes seulement et l'on ne souhaitait pas gaspiller ne serait-ce qu'une once d'intérêt pour un si éphémère voisinage.
Une nouvelle rame arriva sur les roues de la précédente. Ceux qui descendirent et ceux qui montèrent ne semblaient pas appartenir au même monde. A peine les portes s'étaient refermées qu'un accord de guitare retentit. Une voix suivit, accrochant les paroles de la chanson de Jacques Brel, « Ne me quitte pas ». Julie soupçonna Ronan d'avoir placé lui-même ce texte dans le répertoire du chanteur. A la fin de la chanson, en le voyant présenter son chapeau à l'assemblée captive, Ronan glissa une main dans sa poche. Il froissa du bout des doigts ce qui devait être un billet, de la même portée sans doute que celui laissé au livreur de pizza. Mais, de pièces, aucune.
« Je ne vais tout de même pas lui laisser le prix d'une compilation pour une seule chanson ! » pensa-t-il.
L'homme passa devant lui. Ronan ne se défit d'aucun geste.
« Je lui donnerai sa chance dans un prochain livre, c'est promis ! »
Saint-Sulpice. Avant-dernière station. 12 h 20. Ils auraient largement le temps. A Montparnasse Bienvenue, tout ce que le wagon comptait encore de sacs et de valises descendit. Il y avait gros à parier qu’une bonne partie de ceux-là se retrouverait dans le même train. Un tapis roulant les cueillit presque en bas du métro. Ils n'avaient même plus besoin de marcher maintenant ; on prenait leurs pas en main. On était là pour les mettre sur leurs rails et pour qu'ils ne se posent pas de question. S'il avait conservé un reste d'amour-propre, Ronan aurait arrêté le tapis au milieu de la page, les gens auraient repris leurs sacs et seraient allés au bout de la ligne à pied.
Il dut s'y reprendre à deux fois pour faire passer les skis sous le portique marquant la fin de la zone de validité des tickets de métro. Certes, ces portiques ne devaient pas voir passer beaucoup de ces encombrants bagages, au contraire de leurs collègues de la gare de Lyon.
Ils s'arrêtèrent enfin sur le quai, face aux trains en partance pour le Grand Ouest. Ils étaient allés jusque-là, ils ne rebrousseraient pas chemin maintenant.

