20. Clan destin - Mahani
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20. Clan destin - Mahani
Élias connaissait cette histoire ; il avait failli les arrêter plusieurs fois pendant la narration. Il aurait pu la raconter par cœur ; sa maman la trouvait tellement extraordinaire ! Bien sûr, elle avait mis d’autres mots sur les événements. Ainsi, les trois femmes étaient des touristes qui se baignaient nues dans la rivière, non loin de là. Quant aux frères qui l’avaient aidée à retourner chez elle, son papa les avait pris pour de jeunes étudiants. Ils n’avaient pas été assez précis pour expliquer d’où ils venaient et Bruno, qui pourtant se promenait beaucoup, n’avait jamais pu apercevoir une seconde habitation sur ce côté de l’île. Il en déduisit que c’étaient des clandestins.
La peau de mouton, elle, était toujours sur son lit, dans la bergerie.
Élias sentit tous ses repères tomber ; il suffoquait comme une truite hors de l’eau ! Il ne savait ce qui le surprenait le plus, si c’était l’explication de sa naissance ou le fait qu’ils le prenaient pour leur nouveau Mahani.
— N’imaginez pas un instant que je vais jouer à ce jeu-là ! leur dit-il d’une voix rauque, au bout d’un long silence.
— Ce n’est pas un jeu, tu seras Mahani, déclara Gaoligong.
— Non, arrêtez cette blague, c’est franchement pas drôle ! souffla-t-il, paniqué. Que vous ayez un lien avec ma naissance, c’est évident, mais le reste ne tient pas la route. Pourquoi m’auriez-vous laissé partir si j’étais le Mahani ? J’aurais dû rester avec vous et recevoir, comme Bégawan l’expliquait tout à l’heure, une «éducation de Mahani »
— L’éducation d’un Mahani commence à ton âge. Avant, il n’y avait aucune raison qu’on te retire à tes parents, précisa Salween.
— Non, je ne suis pas votre Mahani ! répéta-t-il, buté. Et puis quoi ? Un jour, le petit décide de descendre la rivière en radeau et, branle-bas de combat, c’est le jour, c’est l’heure : on va pêcher notre Mahani !
— On n’est pas allé à la pêche, Élias ! s’indigna Gaoligong. Depuis ta naissance, chaque fois que tu es à la bergerie, nous t’observons. Quand nous t’avons vu débarquer cet été, nous ne pouvions plus attendre. Nous guettions le moment opportun ; cette descente de rivière était idéale. Dès la première halte, nous voulions te happer mais vous aviez remarqué les boulettes bleues ; alors nous vous avons dirigés vers notre territoire.
— Et mes compagnons ? Pourquoi les avez-vous obligés à vivre ici ?
— Nous ne comptions pas vous prendre tous les quatre, c’est exact. Nous t’aurions bien enlevé à la chute d’eau mais Manon a sauté du mauvais côté : nous devions la sauver.
— Et le serpent, c’est le plan B ?
— Ce n’était pas prévu. Nous avions choisi de t’emmener plus tard, pendant la nuit. Mais quand on se fait mordre par un serpent, il faut agir vite, donc le Kadga n’a pas hésité longtemps. Tes amis nous avaient vus, nous ne pouvions pas les laisser partir comme ça.
— C’était vrai la menace de les expédier par-delà la mer ?
— Ce n’était pas une menace d’ailleurs. C’était la résolution que nous nous étions fixée pour les éloigner du territoire. Nous les aurions déposés à proximité d’une ville, ils ne risquaient rien. C’est toi qui les as assignés ici.
— Tu ne manques pas d’air ! Comment oses-tu me faire porter cette responsabilité ? s’exclama-t-il, outré.
Élias les regarda tous les quatre : ils étaient sereins. Ils venaient de lui annoncer que sa vie s’arrêtait au bout de la rivière, qu’il serait leur guide, malgré son jeune âge, son incompétence, sa non-appartenance à leur tribu, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.
— Je refuse, s’obstina-t-il. Je resterai moi-même, vous ne me ferez pas changer de vie.
— Tu n’as pas le choix, répondit doucement Lisu. Tu resteras toi-même aussi, ne t’inquiète pas, mais tu seras en plus notre Mahani et la septième Lune sera accomplie.
Élias les entendait sans les écouter. Il avait l’impression qu’ils l’avaient saigné, vidé de son sang comme un vulgaire mouton. Il voulait se lever et dévaler la montagne, réveiller les grands et Manon et les emmener tout de suite à la bergerie. Mais son corps ne réagissait pas. Il était entièrement exsangue, sans aucune force. Les triplés et Bégawan l’observaient sans sourciller. Ils le regardèrent s’affaiblir, sans l’ombre d’une inquiétude. Quand ils le virent plonger dans le sol pour reprendre racine, ils penchèrent juste un peu la tête en signe d’encouragement. Élias se remplit de cette nouvelle sève, se redressa et finit par lâcher d’une voix qu’il ne reconnut pas :
— Vous m’avez tué !
Sans demander son reste, il dégringola la montagne en courant. Il traversa le village, tomba nez à nez avec Félix ; il s’agrippa à ses épaules :
— Ils sont complètement tarés ! émit-il dans un souffle, avant de s’enfuir dans la forêt.
Au bout de deux jours entiers à errer, Élias remonta la rivière jusqu’à proximité de la bergerie. Il s’assit sur l’autre colline. Jusqu’à la fin de l’après-midi, il observa Garance. Elle avait fait une lessive et pendait ses draps sur un fil en chantonnant. Elle était heureuse ; le bouquet de violettes trônait sur la table, dans un verre. Elle savait qu’ils étaient vivants et elle les attendait calmement.
— Pourquoi les triplés lui ont-ils donné de faux espoirs ? se demanda Élias.
Durant ces deux jours d’errance, il avait réalisé qu’il ne pourrait plus vivre en ville, à Bruxelles. Il regrettait déjà ses copains. Il aurait tant aimé raconter ses aventures à Paco.
Paco était son ami de tous les jours, il faisait les quatre cents coups avec lui ; ils partageaient même un morceau de leurs vacances. L’été passé, Paco était venu à la bergerie et il était parti quelques jours avant cette foutue expédition. À peu de jours près, il aurait descendu la rivière avec eux.
À peu de jours près, Paco aurait été à sa merci. Comme les autres. C’était lui, ce grand manitou qui jugerait leur cœur et leur âme. Élias en sourit amèrement. L’avenir de ses compagnons dépendait de lui. Quelle horreur !
Garance partit en promenade ; elle longea la falaise jusqu’à la pointe de l’île. Élias monta dans sa chambre et s’assit sur son lit. Il passa en revue son ancienne vie. Il regarda ses livres, sa collection de mangas, son t-shirt préféré plié dans l’armoire, le devoir de vacances sur son bureau, encore ouvert à la page de l’exercice d’anglais qu’il aurait dû terminer avant la descente en radeau. Sur sa table, une photo de Manon et lui, tous les deux étendus en étoile dans un pré, les mains et les pieds se touchant. Élias prit conscience de la place de Manon dans sa vie.
Garance revint. Terré dans son antre, Élias l’écouta évoluer dans la maison. Elle se cuisinait des pâtes carbonara. Il adorait. Il resta prisonnier de cette chambre, sans bouger. Il n’avait pas envie de lui donner de faux espoirs.
— Élias ! tu es là n’est-ce pas ? dit-elle au bout d’un moment.
Silence
— Je fais des pâtes carbonara, ça te dit ?
Re-silence
— Personne ne saura que tu es passé ! insista-t-elle dans le vide. Dis-moi juste comment tu vas !
Élias passa la tête par la porte et dit :
— Je vais bien, Garance.
Elle releva la tête et sourit à son fils :
— Alors les pâtes ?
— Oh oui ! dit-il avec entrain.
Garance rit de bon cœur avant de l’étreindre.
— Tu as bien grandi ! Comment vont les autres ?
— Ils vont bien, ils reviendront bientôt.
— Et toi ? demanda-t-elle sans aucune angoisse dans sa voix.
— Je ne sais pas. Je suis tellement différent que je ne suis pas sûr de pouvoir revenir en arrière.
— Voudrais-tu qu’on en parle ?
Garance lui servit une grande assiette de pâte et ils discutèrent de tout et de rien. De fil en aiguille, Elias lui raconta la vie qu’ils avaient eue au clan. Elle écouta avec attention et bienveillance. Au bout du repas, Elias fixa sa mère et lui confia :
— Ils ont tué le fils que tu avais. Je ne serai jamais le même, j’ai développé des compétences qui me seront très difficiles à vivre en ville.
— Je ne crois pas qu’ils aient « tuer le fils que j’avais », dit-elle. Ils l’ont plutôt façonné à leur manière. Au-delà des facultés que tu as acquises, te sens-tu si différent d’avant ?
— Non, sans doute. Je flippe, Garance. Je flippe complètement, ils veulent que je sois leur Mahani.
— Ah c’est donc ça ! Je comprends, maintenant, murmura-t-elle.
— Quoi ?
— J’ai aussi une longue histoire à te raconter, mais tu dois rentrer, on en parlera plus tard.
— Je vois sur ton front que tu doutes que Bruno comprenne la situation. Ça ne va pas arranger votre relation.
— Oh, pour ça, c’est trop tard. Bruno et moi, c’est fini depuis bien longtemps.
— Pas pour lui.
— Je sais. Mais ça, c’est ma vie, tu ne peux pas intervenir là-dedans.
Élias lui sourit.
— Je vais rejoindre les autres mais avant cela, je vais te retirer le souvenir de cette conversation. Es-tu d’accord ?
— Non ! Je ne dirai rien, je te le promets.
Élias rit de bon cœur. Il l’enlaça affectueusement.
— Que c’est bon de te revoir, murmura-t-il.
— Oh que oui ! dit Garance. Embrasse les autres pour moi.
Élias garda ses mains sur ses épaules, il lui souriait encore et finit par lui donner un petit bisou sur le front. Cela fit un drôle d’effet à Garance. Tout à coup, son ado infernal, jouette et peu responsable, était devenu un homme.
— Mais il n’a que 16 ans, pensa-t-elle.
Élias lui dit tendrement :
— Le temps dure ce que le temps doit durer. Que sont les minutes, les jours, voire les années, si ce n’est une perte de temps à calculer ! Je suis devenu tellement différent, je crois que j’ai franchi trois marches à la fois.
Garance rit de bon cœur :
— Je ne m’y ferai jamais à cette manie d’entendre mes pensées ! Tu es beau, mon fils. Je suis fière de toi. Je n’interviendrai pas dans ta décision de revenir ou de rester au clan. e sens que tu l’as déjà prise et je la respecterai.
Élias acquiesça dans un dernier sourire et il tourna les talons.
Plus loin, à la lisière du territoire du clan, il se coucha dans l'herbe. Juste encore quelques minutes avant de rejoindre les autres. Ils étaient au début de l’été. L’obscurité était douce, les étoiles le berçaient comme un gigantesque mobile au-dessus d’un landau. Il resta immobile, à respirer l’air de la nuit. Rien de plus apaisant, normalement.
Pourtant, au-delà de ce qui lui arrivait, autre chose se dessinait : la terre lui transmettait un renseignement important. Un minuscule élément vint lui titiller l’oreille : il s’agissait d’une petite vibration qu’il percevait sous son corps. Il fut certain que se préparait un événement grave. La menace gonflait pour devenir urgente. Son ventre se noua : c’était un séisme !
Il courut jusqu’au hameau, entra dans sa hutte et cria à ses compagnons :
— Il va y avoir un tremblement de terre. Debout ! le village doit être évacué !
Les deux grands se levèrent péniblement.
— Félix ! continua Élias, posé et autoritaire, rassemble les dortoirs et va en amont vers la colline. Tu les places au milieu du plateau, loin des arbres. Vérifie qu’il n’y a pas de crevasses là où tu les installes. N’oublie pas Chebbi ! Zoé ! réveille les filles puis va chez Bégawan, qu’elle rejoigne aussi la plaine et qu’elle prévienne les triplés ! Je me charge des familles. Où est Manon ?
— Elle est chez Lhassa, il paraît qu’une brebis a mis bas et que les agneaux doivent être nourris au biberon. C’est elle qui s’en occupe. On est inquiets, dit Félix. On ne vous a plus revus depuis la mort de la panthère. Sauf le lendemain matin, mais ce que tu m’as dit ne nous a pas rassurés ! Salween nous tient à l’œil plus qu’auparavant ; que se passe-t-il ?
— On n’a pas le temps maintenant, on en parlera après, imposa Élias. Restez calmes, ne paniquez pas, ne les faites pas courir mais avancez rapidement en file indienne. D’autres questions ?
En guise de réponse, les deux grands suivirent immédiatement les directives, à la lettre. Le village se vida complètement, dans une sérénité absolue. Au bout de dix minutes, alors qu’ils étaient tous assis dans l’herbe haute, la terre commença à trembler.
Élias était debout, guettant l’arrivée des triplés.
Sûrement qu’ils devaient être fous de rage que je n’aie pas avalé leur histoire et qu’ils fouillent l’île pour me retrouver, supposait Élias. Peut-être qu’en me cherchant, ils n’ont pas fait attention aux vibrations, se sont laissés surprendre par le séisme et sont tombés dans une crevasse.
Après les premières secousses, le clan s’apprêtait à retourner au hameau. Élias les en dissuada : les tremblements secondaires sont parfois plus violents ; les huttes, toutes sur pilotis, risqueraient de s’effondrer sur eux. La nuit était belle, il leur proposa de rester sur place. Ils se rallièrent à son avis, d’autant plus qu’ils adoraient dormir à la belle étoile.
Élias piétinait le sol, debout, à guetter l’arrivée des triplés. Bégawan le regarda avec un sourire attendri :
— Arrête de t’agiter comme ça, tu me donnes le tournis ! S’il s’était passé quelque chose, ne crois-tu pas que je l’aurais senti ? Assieds-toi, somma-t-elle.
— Sûrement, s’exclama-t-il ; mais ils pourraient quand même m’envoyer un petit signe, nom d’un hareng !
Il demeura debout malgré tout. Les triplés arrivèrent calmement par l’autre côté de la prairie. Ils descendaient des rochers et devisaient, comme s’ils revenaient d’une promenade. Élias réalisa qu’ils avaient sorti Garance de la bergerie.
— Vous attendrez un autre bébé qui aura la force d’un Mahani, déclara Élias avec conviction. Je ne veux pas de ce rôle. Je retourne dans mon ancienne vie.
— Voyez-vous cela ! s’étonna Gaoligong. Et quels sont tes arguments ?
— Je ne suis pas à la hauteur.
— Tu viens de sauver ton peuple d’un tremblement de terre.
— Et j’ai oublié Garance alors que j’étais à moins de cent mètres de sa maison.
— Mahani, la raison n’est pas là.
Élias les regarda tour à tour et avoua :
— Je ne peux pas quitter Manon.
— Nous y voilà ! Tu n’as qu’à lui ordonner de rester.
— Jamais de la vie ! Je n’obligerai jamais personne à vivre ici. Manon encore moins que les autres. Je ne peux pas lui demander de sacrifier sa vie pour un caprice de ma part.
— Ce n’est pas un caprice, c’est un besoin pour moi aussi ! Je resterai, déclara Manon derrière lui. Je ne pourrai pas revenir en arrière. Élias, c’est à toi de décider mais, si tu veux mon avis, sache qu’il n’y a qu’ici que je me sens vraiment à ma place. Je suis comme toi. C’est fini pour moi la vie en ville. Je n’ai jamais été bien dans notre appartement.
Élias se retourna et la regarda surpris.
— Mais Manon, tu ne sais pas ce qui m’arrive…, commença-t-il.
— Tu es le nouveau Mahani.
— Comment le sais-tu ? s’étonna-t-il.
— Depuis que tu nous as raconté les quatre premières Lunes, je savais que tu y étais mêlé. C’était ça, mon pressentiment.
— Ce n’était pas la mort de la panthère ?
— Élias ! dit-elle un peu agacée, comment n’as-tu rien vu venir ? Tu es vraiment un tapir ! On te forme pendant des mois, tu me confies percevoir à outrance ce qui t’entoure, tu te demandes ce qui t’arrive et, quand on te donne un élément de réponse, tu ne vois rien ? Pendant l’hommage à la panthère, je t’ai observé : il n’y a plus qu’une différence de taille entre toi et les triplés. C’est extraordinaire ce que tu leur ressembles ! Tu fais partie de ce peuple, que tu le veuilles ou non. Je sais que c’est toi qui décides mais, s’il te plaît, laisse-moi vivre ici.
— Si tu ne veux pas que ton frère sache que c’est toi qui décides de son sort, continua Lisu, tu peux enfiler la djellaba.
Élias réfuta d’un mouvement de tête déterminé. Il restait silencieux. Le soleil commençait à se lever, le clan se réveillait tout doucement. Lhassa les scruta avec un sourire bienveillant. Il était à côté de Varanasi, sa femme, dont le visage serein et confiant était tourné vers eux. Plus loin, c’étaient les yeux de Tamir, Serjey, Narbada qui encourageaient Élias à franchir cet ultime cap. Il avait encore peur.
Il dévisagea les triplés, silencieusement. La tribu était debout, les yeux rivés sur Élias. Sans le savoir, elle tressa les fils qui liaient à elle leur Mahani, définitivement.
Zoé et Félix se réveillèrent. Ils ne comprenaient pas ce qui se passait : ils découvraient le peuple silencieux nouant ce cordon indestructible. Ils se figèrent de l’autre côté de ce macramé invisible.
Manon n’avait pas détaché son regard de celui d’Élias ; il y planta les yeux et il lui demanda une dernière fois :
— Tu ne te sacrifies pas pour moi ?
— Ce n’est pas un sacrifice, c’est mon choix, garantit-elle au bout d’un long moment. Élias, les passages sont difficiles mais ils sont incontournables… Je reste aussi pour vivre avec toi.
Élias avala sa salive. Il se tourna lentement vers les triplés :
— Vous m’aiderez ?
— Promis ! Ne te tracasse pas, Mahani, répondit Gaoligong, tu es à la hauteur.
— Ce «Mahani » n’a rien de rassurant, répliqua Élias. Je m’appelle Élias !
— Trop dur à prononcer ! décréta-t-il.
Élias tendit longuement son cou vers Félix et Zoé, de l’autre côté du macramé. Il lâcha :
— Il faut qu’ils comprennent ce qui se passe.
— Veux-tu que je leur explique la cinquième Lune ? proposa Lisu.
Élias acquiesça d’un hochement de tête. Il se laissa choir face à Lisu. Le mouvement fut suivi par tout le clan. Il fit signe aux grands de se rapprocher et de s’asseoir à côté d’eux. Seule Lisu restait debout.
— Lisu va vous raconter la cinquième Lune, annonça Élias, la voix enrouée.
Lisu prit le temps de narrer, de n’oublier aucun détail et de rendre la chronologie vivante. Elle finit le récit par la mort de la panthère en déclarant que c’était la sixième Lune. Quand enfin elle se tut, un long silence s’ensuivit. Les villageois l’avaient réécoutée avec émotion, ils demeuraient sous le charme. Félix et Zoé étaient anéantis.
— Cette histoire est vraie, admit Félix, d’une voix rauque, en s’adressant à Zoé. On nous l’a racontée tellement de fois ! Qu’est-ce que tu vas faire, Élias ?
— Je n’ai pas le choix. Mais vous, vous l’avez, je vous le garantis !
— Pourquoi dis-tu que tu n’as pas le choix ?
Élias regarda son frère et s’expliqua :
— Depuis le début, les dés étaient pipés. Ils m’ont initié sans que je comprenne pourquoi. Je ne le regrette pas. Maintenant, je suis en symbiose totale avec la nature. Tout mon être perçoit des éléments qui n’ont aucun sens dans notre vie citadine : je ne pourrais plus vivre en ville comme n’importe qui. Je ne me vois plus aller à l’école, apprendre des maths ou du latin alors que mon corps me rappelle que je suis sur une veine froide, que le prof a un œuf fendu, qu’il doit être recentré ; qu’un autre devrait manger deux gousses d’ail mélangées à du crachat pour calmer son estomac ! Tu sais, je ne m’imagine même plus me demandant quel t-shirt je mettrais le matin et encore moins enfiler des baskets !
Non, Félix, il n’y a pas d’alternative. Ça fait deux jours que je traîne d’arbre en arbre, à essayer de décoder ce qui m’arrive. Cela s’impose à moi : je dois vivre ici, pieds nus dans la nature. Le frère que tu as connu, Élias Ternant, est mort ; je n’ai plus cette identité-là. J’ai l’impression de sortir d’un long tunnel…
Élias s’arrêta brutalement. Les phrases confiées au journaliste lui revenaient : Élias Ternant est mort, ces deux ouvriers m’ont sorti d’une vie qui ne me convenait pas. J’ai l’impression d’être au bout d’un long tunnel…
— Grâce à la patience du cerbère, à la gentillesse de l’oiseau et à la douceur du vent… continua-t-il lentement pour son frère.
Salween et Gaoligong le regardaient avec un petit sourire. Élias les dévisagea, interrogateur.
— Merci pour le cerbère ! titilla Salween en haussant un sourcil.
— On n’y est pour rien, Mahani ! dit Gaoligong. C’est juste que tu le sais depuis plus longtemps que tu ne le crois.
Élias encaissa un instant puis il termina à l’adresse de Félix et Zoé :
— Je suis le seul à ne pas connaître de dilemme. Pour finir, c’est plus simple pour moi que pour vous. Quelle que soit votre résolution, je ne vous en voudrai pas. Laissez-la mûrir. Vous avez le temps : vous ne serez libres que quand je serai Mahani. Pour l’instant, je ne suis qu’«apprenti Mahani ». Ne vous mettez pas martel en tête. Le choix que vous ferez vous semblera évident quand le moment sera venu. Ne le regrettez pas.
Une dernière chose : ne me demandez pas de choisir pour vous. Pour que vous puissiez décanter sereinement, je vous propose de mener cette réflexion, seuls avec Lisu. Elle vous aidera à mettre de l’ordre dans vos idées. Voilà, je vais inspecter le village avec les triplés avant de le réintégrer.
Il se tourna vers eux et les interrogea, pas très sûr de lui :
— C’est ça, hein ? On doit bien examiner les habitations ?
— Absolument, répondirent-ils ensemble, avec un large sourire.
Ils quittèrent la prairie à quatre. Lorsqu’Élias passa parmi le clan, les villageois lui donnèrent de petites accolades bienveillantes.
— Merci Mahani, lui lancèrent certains.
Élias se retourna, une fois le groupe dépassé, et lança :
— Je suis heureux de faire partie de votre peuple !